Celine 1894-1961

Voyage au bout de la nuit (extraits)

" Ça a débuté comme ça. Moi, j'avais jamais rien dit. Rien. C'est Arthur Ganate qui m'a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C'était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l'écoute. "Restons pas dehors ! qu'il me dit. Rentrons ! " Je rentre avec lui. Voilà. " Les crépuscules dans cet enfer africain se révélaient fameux. On n'y coupait pas. Tragiques chaque fois comme d'énormes assassinats du soleil. Une immense chique. Seulement c'était beaucoup d'admiration pour un seul homme. Le ciel pendant une heure paradait tout giclé d'un bout à l'autre d'écarlate en délire, et puis le vert éclatait au milieu des arbres et montait du sol en trainées tremblantes jusqu'aux premières étoiles. Après ca, le gris reprenait tout l'horizon et puis le rouge encore, mais alors fatigué le rouge et pas pour longtemps. Ca se terminait ainsi. Toutes les couleurs retombaient en lambeaux, avachies sur la forêt comme des oripeaux après la centième. Chaque jour sur les six heures exactement que ca se passait. Une grenade a explosé dans la figure de Robinson, il ne voit plus et se rend compte qu'il restera aveugle sans doute jusqu'à la fin de sa vie... "Je vais me tuer!" qu'il me prévenait quand sa peine lui semblait trop grande. Et puis il parvenait tout de même à la porter sa peine un peu plus loin comme un poids bien trop lourd pour lui, infiniment inutile, peine sur une route où il ne trouvait personne à qui en parler, tellement qu'elle était énorme et multiple. Il n'aurait pas su l'expliquer, c'était une peine qui dépassait son instruction. Lache qu'il était, je le savais, et lui aussi, de nature espérant toujours qu'on allait le sauver de la vérite, mais je commencais cependant, d'autre part, à me demander s'il existait quelque part, des gens vraiments lâches... On dirait qu'on peut toujours trouver pour n'importe quel homme une sorte de chose pour laquelle il est prêt à mourir tout de suite et bien content encore. Seulement son occasion ne se présente pas toujours de mourir joliment, l'occasion qui lui plairait. Alors il s'en va mourir comme il peut, quelque part... Il reste là l'homme sur la terre avec l'air d'un couillon en plus et d'un lâche pour tout le monde, pas convaincu seulement, voilà tout. C'est seulement en apparence la lacheté. Robinson n'était pas prêt à mourir dans l'occasion qu'on lui présentait. Peut-être que présenté autrement, ca lui aurait beaucoup plu. En somme, la mort c'est un peu comme un mariage. Cette mort-là elle ne lui plaisait pas du tout et puis voilà. Rien a dire. Il faudrait qu'il se résigne à accepter son croupissement et sa détresse. Mais pour le moment il était encore tout occupé, tout passionné à s'en barbouiller l'âme d'une façon dégoutante de son malheur et de sa détresse. Plus tard, il mettrait de l'ordre dans son malheur et alors une vraie vie nouvelle recommencerait. Faudrait bien. Il n'y a de terrible en nous et sur la terre et dans le ciel peut-être que ce qui n'a pas encore été dit. On ne sera tranquille que lorsque tout aura été dit, une bonne fois pour toutes, alors enfin on fera silence et on aura plus peur de se taire. Ca y sera.

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Louis-Ferdinand Céline

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