Ce
texte a été présenté lors du colloque «François
Peraldi, 10 ans après, Voix, Legs, Parcours» le 23 mai 2003 à Montréal
Vous parler de François Peraldi me fait le plus
grand plaisir. Dix ans presque jour
pour jour après sa mort cette tache me remplit de nostalgie pour une époque où
les enjeux intellectuels étaient au fondement de notre dignité et de notre
humanité. Les bulldozers de
l'obscurantisme n'avaient pas encore frappé.
Mise en Contexte
FP a commence à exercer à Montréal en 1973 ; Mai
68 n'était pas très loin. Le mouvement structuraliste avait encore toute sa
force ; Les intellectuels parisiens étaient à leur zénith, Barthes, Foucault,
Lévi-Strauss, Dumézil et, bien sûr, Lacan.
En débarquant à Montréal FP apportait dans ses bagages toute la fougue
antiautoritaire de cette époque et, du fait qu'il était aussi linguiste, la
conception structuraliste qui prétendait pour la première fois arrimer les sciences humaines à la Science avec un grand S grâce à l'efficacité de l'analyse
structurale. Le grand rêve d'une science de l'homme on d'une science des hommes
enfin scientifique alimentait de grands espoirs. C'était une période de
romantisme scientifique. Freud, Marx et
Lévi-Strauss scintillaient au
firmament.
Peraldi, dès son arrivée, commence à travailler au
Douglas comme psychanalyste. Mais son
esprit anti-institutionnel aidant, il se fait rapidement remercier. Ce qui ne manqua pas de faire grand
bruit. Puis l'UdM lui ouvre ses portes
au département de linguistique et c'est dans le cadre de ses cours qu'il
lancera son fameux séminaire où se
côtoieront tant des étudiants en linguistique que l'intelligentsia québécoise.
Dissolution coup de tonnerre
Dans le ciel serein de cette période la dissolution de l'école freudienne eut
l'effet d'un coup de tonnerre ; suivi par l'orage des chicanes qui s'égrenèrent
après la mort de Lacan et la mainmise
de JAM sur l'héritage lacanien.
Peraldi, comme d'habitude, prit le parti des exclus et comme bien d'autres
refusa la dissolution et le détournement de l'héritage lacanien par un JAM
qu'il traita d'usurpateur
Le coup fut terrible pour le mouvement lacanien.
Les repères transférentiels que représentait l'école Freudienne se sont trouvés pulvérisés et délégitimés. De multiples écoles se reconstituèrent ici
et la, comme des morceaux de verre brisés ; mais chacune avait perdu sa
légitimité même l'école de la Cause, celle qui avait soi-disant recueilli
l'héritage. On dira que sa prétendue légitimité était le fruit d'un coup d'état
auprès d'un Lacan déjà sénile.
Incompréhension de tous
Les Lacaniens vivaient une grosse crise qui
n'était pas près de se résorber. Si
Lacan semblait avoir renié ce qu'il avait transmis à ses meilleurs compagnons
d'armes, Safouan, Mannoni, Dolto, et les avait somme toute déshérités, comment
pouvions nous poursuivre la tâche de transmettre la psychanalyse?
Cette période fut particulièrement dure. Nous étions éberlués par le cours des
événements. Chaque fois que nous
recevions un visiteur de Paris, à cette époque le regretté Jacques Hassoun
venait souvent, nous écoutions médusés la litanie des querelles et des
excommunications. Peraldi revenait lui
aussi de brefs voyages avec son balluchon d'anecdotes sur l'incroyable débâcle
qui sévissait là-bas. Il était presque
impossible pour nous de comprendre. Le
spectacle auquel nous assistions d'outre-Atlantique se déployait dans l'action
et nous avions beaucoup de mal à le lire avec des mots.
Crise dans la transmission
Peraldi a analysé ces événements à travers ses
concepts anti-institutionnels et a estimé que ce qui avait mené à la
catastrophe était à repérer dans la transmission à la verticale dans le cadre
du transfert. Il a pensé que le rapport
d'autorité qui accepte ou refuse une candidature ne peut se mélanger à la
relation transférentielle. En d'autres termes,
on ne peut autoriser ou non un analyste puisque cette autorisation polluerait
en quelque sorte la relation transférentielle.
Ce que, du reste, Lacan a formulé dans sa célèbre phrase : «L'analyste
ne s'autorise que de lui-même et de quelques autres».» Les «quelques autres» étant des collègues
ayant eu un cheminement comparable ou, en tous cas, étant rendus au même point
que lui dans leurs cheminements respectifs.
La transmission semblait devoir se faire latéralement plutôt que
verticalement ; par voie de contact dans le cadre du transfert de travail. Les séminaires et les cartels étant les
lieux privilégiés de cette transmission latérale.
Crise dans la dimension verticale
Le processus de la passe que Lacan avait instauré
semblait militer en faveur de cette vision hyper démocratique de la
transmission. Le candidat s'adressant à
des candidats potentiels comme lui.
Encore qu'il y eut une dimension verticale dans la passe puisque le
passeur s'adresse à un jury qui doit statuer sur la candidature ; ce jury
se présentant ou se prétendant lieu d’écoute plutôt que lieu de sanction. Mais avec la dissolution et la mort de Lacan
puis, ce qu'on a perçu comme une usurpation de l'héritage, il y a eu une crise
de légitimation de la psychanalyse.
On a tous eu le sentiment que Lacan s'était
expulsé de la chaîne de la transmission; qu'il effaçait et accomplissait pour
lui-même, l'excommunication qu'il avait subie vingt ans plus tôt l'excluant de
l'IPA.
Personne bien sûr n'osait cependant le penser en
ces termes. Nous étions pris avec ce
réel, avec le vague sentiment d'être soudain coupés de la branche qui nous
portait. Comme ces pommes éparses au
pied du pommier, il nous fallait faire preuve de solidarité entre nous pour rompre
la solitude de l'exil hors du courant psychanalytique dans lequel nous n'étions
plus ou que lui-même n’était plus.
Peraldi organise la solidarité horizontale
Pour organiser cette solidarité, Peraldi a créé en
1986 le «réseau des cartels» de Montréal.
Cette petite organisation a réussi à mobiliser énormément les énergies
des gens qui se sont réunis avec beaucoup d'assiduité en travaillant assez
fort.
Peraldi appelait ça la transmission réticulée ou
transmission par réseau. Quelque chose
qui préfigurait Internet longtemps avant sa création. La transmission se faisait en somme par les liens qui se
tissaient dans le cadre d'un réseau de relations de travail qui pouvait
éventuellement devenir un réseau de relations amicales.
Il y avait cependant une dimension qui venait
s'ajouter à ce réseau tissulaire, une dimension plus centralisatrice qui venait
donner sa consistance au réseau, c'était le séminaire. Le réseau n'aurait pu exister sans le
séminaire et s'il y avait effectivement de la transmission dans le réseau, il y
en avait aussi et surtout dans le séminaire.
Le séminaire
On peut dire que le séminaire de Peraldi a été
presque un phénomène de société. Toute
l'intelligentsia québécoise s'y retrouvait cote à cote avec les intellectuels
immigrants. Le brassage d'idées avait
quelque chose de particulièrement stimulant, mêlant les apports du
structuralisme parisien à cette dimension de rupture propre à la scène
intellectuelle québécoise. Peraldi
était aussi en rupture avec Paris et en tant que tel était très québécois.
Faire un séminaire de psychanalyse à Montréal
n'est pas chose facile. Surtout pour
enseigner Lacan. Plusieurs se sont
essayés avec un succès mitigé. La principale
difficulté vient du fait que c'est la voix de Lacan qu'il faut transmettre et
non ses écrits. Je veux dire par là
que, de façon assez évidente, tout le mouvement tourmenté de la pensée de Lacan
se trouve dans sa parole et pour bien le comprendre il faut suivre ce mouvement
verbal.
Succès de la voix de Peraldi
Ceux qui ont essayé de transmettre sa pensée se
sont sentis tenus de transmettre cette voix à l'exclusion de la leur et en
sont venus à devenir des clones de
Lacan dont le talent se perdait à rendre cette imitation la plus saisissante
possible. Et si d'aventure cette
imitation était trop bien réussie ils encouraient souvent le risque de se voir
reprocher à juste titre de se prendre pour quelqu’un d’autre.
Je crois que Peraldi a réussi à éviter cet
écueil. Il a transmis Lacan avec sa
propre voix qu'il avait du reste fort mélodieuse. Il savait jouer de ses intonations avec une habileté
consommée. Il écrivait toujours ses
textes mais on n'avait jamais l'impression qu'il les lisait tellement il
réussissait à en restituer la vitalité, comme s'il les avait improvisés sur-le-champ.
Je crois que le titre de ce colloque est
particulièrement adéquat d'évoquer la voix concernant Peraldi. La voix fut une composante non négligeable
de son charme et de l'attrait intellectuel qu'il pouvait susciter. Je crois qu'on se bousculait à son séminaire
aussi bien pour sa voix que pour ce qu'il avait à dire.
Beaucoup se sont demandés depuis sa mort si
Peraldi avait innové au niveau théorique et si en somme il méritait d'être
retenu par l'histoire comme ayant fait œuvre originale. Je crois que cette question a un caractère
"livresque", issue de notre accoutumance au livre,et qui ne rend pas
vraiment justice à Peraldi. Lorsqu'il
est question de livres, il est assez manifeste que le savoir peut s'accumuler
sous forme écrite et, par conséquent, s'ajouter à ce qui a été produit auparavant. Il est alors légitime de se demander si un
auteur a ajouté quelque chose au savoir accumulé ou pas.
Les voies orales de la transmission
Il est quand même assez clair que concernant la
psychanalyse les choses ne se passent
pas du tout de cette façon. Même si
Freud et Lacan et d'autres ont écrit des œuvres qui leur font honneur, ce
savoir écrit n'aurait absolument aucune valeur s'il n'était porté par la
pratique clinique et théorique d'une lignée d'analystes qui maintiennent vivant
ce savoir en le pratiquant.
Peraldi a transmis la tradition de Freud et de
Lacan en territoire américain. Je
dirais qu'il a mieux réussi en cela que Lacan lui-même. Les quelques voyages de Lacan en Amérique
n'ont pas du tout réussi à émouvoir la terre américaine déjà saturée par le
caractère très anglo-saxon de l'ipéisme.
Peraldi en Amérique
Roudinesco raconte la savoureuse anecdote de Lacan
voulant avoir les honneurs d'une visite privée du Metropolitan en hommage à sa
renommée transatlantique. Pour ne pas
trop décevoir le maître en lui révélant que les responsables du musée n'avaient
pas la moindre idée de qui pouvait être Lacan, son hôtesse d'alors a dû le
faire passer pour Jean-Paul Sartre.
Lequel fut donc accueilli avec tous les honneurs dus à son rang jusqu'à
la courtoise question : comment va Madame Simone de Beauvoir ? Il paraît que Lacan n'a pas compris la méprise en raison de son anglais
rudimentaire.
Peraldi a réussi, lui, à transmettre Lacan en
terre américaine. Outre le travail
qu'il a fait au Québec même, il a essaimé à travers le Lacanian Forum, aux USA
et au Canada anglais. Il y a des gens
un peu partout en Amérique du nord qui se sentent redevables à Peraldi de leur
avoir transmis quelque chose.
Peraldi a très bien compris le principe de la
transmission orale. Il s'agit de
transmettre en son nom propre et avec sa propre voix. Il s'agit d'imposer une nouvelle génération en prenant le risque
d'ébranler la précédente.
Il a dit non au clonage
Il a rompu avec la France, avec l'esprit parisien,
pour venir transmettre ici. En
transmettant il a pris des décisions que j'ai nommé aiguillages, d'où le titre
de ma présentation. Il a pris ces
décisions à la lumière de sa propre expérience, de sa propre analyse.
Il n'a pas transmis par clonage. Il a inséminé la psychanalyse par son
expérience de linguiste, d'analyste, par son intérêt soutenu pour la variété
des pratiques sexuelles et, pourquoi pas, par l'analyse de sa propre
homosexualité.
Il a transmis la psychanalyse de façon sexuée, en allant chercher hors de la psychanalyse de quoi l'enrichir.
Il récusait les réplications par clonage. Peraldi n'avait de cesse de tourner en dérision ceux qui miment Lacan sachant que le clone peut aisément, le ridicule aidant, devenir clown. Dans la civilisation du livre et de l'imprimé dans laquelle nous vivons nous sommes accoutumés à transmettre par clonage. Chaque livre se réplique à des milliers d'exemplaires. Dans une tradition où l'oralité joue un rôle majeur comme la psychanalyse, la transmission doit être sexuée. Le corpus à transmettre doit s’éclairer d’apports extérieurs constamment. Lacan l’avait déjà très bien compris et Peraldi aussi.
Le noeud borroméen
Mais pendant qu'il faisait ce magnifique travail à
Montréal, il s'est passé des choses tout à fait décisives à Paris dont on n'a
pas fini de parler et qu'on n'a pas fini de comprendre. Environ en même temps que Peraldi débarquait
à Montréal, en 1972, Lacan découvre le nœud borroméen et en parle pour la
première fois dans le séminaire «Ou pire…» d'une manière tout à fait fortuite.
On sait l'impact considérable que cette découverte aura sur la théorie de Lacan. Ce qui est moins connu c'est l'impact que cette découverte aura sur la pratique clinique de Lacan. Il semble bien, et les témoignages semblant aller dans ce sens, qu'un certain nombre de règles d'éthique vont progressivement être abandonnées et le temps des séances va se réduire considérablement. Le clinique et le théorique, enfin, vont presque se trouver réduits l'un à l'autre.
Les analysants vont quelquefois être mis à
contribution dans la recherche borroméenne et, à l'inverse, les mathématiciens
sollicités par Lacan dans sa démarche vont pratiquement vivre une situation
transférentielle avec lui. Transfert,
pour certains, particulièrement intense.
Je veux parler de Pierre Soury qui a été dans l'intimité théorique de
Lacan pendant quelques années. C'est
lui qui a, semble-t-il, trouvé la solution mathématique du problème que Lacan
se posait autour d'un nœud borroméen à quatre brins.
Soury s'est suicidé en février 81, peu avant la
mort de Lacan qui date d'octobre 81.
Donc un an après la lettre de dissolution datant de janvier 80. J'ai appris d'une personne qui l'a côtoyé à
Vincennes qu'il disait qu'il ne survivrait pas à la mort de Lacan. Ce qui est moins connu de leur relation
c'est qu'en 1978, ils ont eu ensemble un accident d'auto qui semble avoir
considérablement affecté Lacan, aux dires de témoignages directs recueillis par
Roudinesco.
Pour ma part j'accorde une grande importance à cet
accident. Il arrive souvent que le réel
intervienne de façon presque prévisible pour briser des situations jouissives
intolérables.
Entre l'accident de 78, la dissolution de 80, le
suicide de Soury en 81 et le semi-suicide de Lacan en octobre de la même année,
il y a comme une parenté, une mise en écho d'un événement à l'autre. On dirait qu'il y avait trop de jouissance
entre eux, que beaucoup de barrières éthiques ne jouaient plus. Il fallait donc du réel pour briser ces
cercles borroméens, apparemment vicieux.
Pour mieux comprendre ces événements,le mythe de
Dédale et Icare m’a paru éclairant.
Pour sortir du labyrinthe où est enfermé le fruit de la plus extrême
jouissance qu'est le Minotaure, Dédale et son fils Icare empruntent la voie des
airs. Ce qui fut fatal à Icare.
Il y a dans ce mythe l'idée que le savoir une fois
qu'il a achevé son oeuvre, son enfermement des secrets de la jouissance et de
la filiation, ce savoir capture aussi bien son auteur dans ses filets. Si bien que celui-ci ou ceux-ci puisqu'ils
sont deux, ne peuvent s'en extraire que par la voie des airs. Ce qui a, cependant, pour effet de détruire
les fruits de la filiation. Dédale en
enfermant les excès de jouissance dans les entrelacs de son savoir
labyrinthique doit s'extraire des vicissitudes de cette jouissance mais, ce
faisant, perd le fruit de sa filiation.
En d'autres termes, Lacan, en concentrant son
savoir sur la jouissance dans le nœud borroméen a fini par cerner l'écheveau de
son savoir tout en s'y trouvant pris dedans.
Le nœud fut un piège pour Lacan et Soury. Pour s'en évader ils ont dû s'élever au-dessus de bien des
contingences éthiques. Mais Lacan a
perdu ce faisant la capacité de se reproduire ou de transmettre ce savoir. L'École Freudienne, lieu de cette
transmission, fut, pour lui, la prison labyrinthe de laquelle il a voulu
s'extraire, avec ce fils qui devait mourir des suites de cette extraction.
Le savoir absolu sur la jouissance dont dispose le
père de la horde intellectuelle ne peut se partager et encore moins se
transmettre à aucun de ses enfants. Le
père de la horde ne peut rien transmettre à aucun de ses enfants parce qu'il
transmettrait paradoxalement un monopole.
Il y a, bien sûr, une technique mitoyenne pour
transmettre des monopoles de jouissance qui a déjà été utilisée dans le passé :
celle de l'élu ou du peuple élu. Elle
consiste à désigner un élu ou, pour le candidat à l’élection, de prétendre
avoir été désigné comme tel. La
technique est boiteuse et oblige ceux qui se prétendent élus à s'assurer de la
reconnaissance des autres le plus souvent par la force. Chaque auto désignation, aussi bien
intentionnée soit-elle, rencontre la rivalité des autres et donc de sérieux
problèmes de légitimité.
Beaucoup se sont essayés à restaurer la légitimité
lacanienne. JAM a tenté par une sorte
de coup d'état à se faire élire par Lacan avec un succès mitigé. Peraldi a essayé également de concrétiser dans
une forme organisationnelle précise le mouvement intellectuel qui s'est créé
autour de son séminaire.
Malheureusement lors du premier colloque organisé par le réseau des
cartels en 1987, Peraldi s'est aventuré à dire que les travaux présentés
manquaient de tenue. Cette remarque a
suffi pour susciter une énorme indignation chez certains de ceux qui avaient
présenté. Ils s'étaient saigné aux
quatre veines pour avoir le courage de s'exprimer en public et n'ont pas du
tout apprécié qu'après avoir vaincu leurs réticences on leur fasse de telles
remarques.
Ce fut la dernière fois que Peraldi s'est mêlé du
réseau des cartels. Il s'est replié depuis lors sur son séminaire et a commencé
à préparer ses cours sur Lacan qui ont été publiés par la suite sur Calame.
Aujourd'hui la mouvance lacanienne a toujours des
problèmes de légitimité. Lacan se discute dans des regroupements à la structure
assez lâche mais ont du mal à se cristalliser dans une école à la structure
reconnue.
Aucun des fils du père de la horde, qu'il ait été
élu ou non par celui-ci, n'a une légitimité suffisante pour briguer la
succession. Seul un accord entre les
fils, comme l'avait pensé Peraldi, pourrait permettre de conserver, transmettre
et rénover l'héritage psychanalytique ;
Un accord où chacun pourrait faire entendre sa
voix sans pour autant se substituer à la voix de Lacan. Car on peut plus facilement pardonner à
quelqu'un de parler plus fort qu'un autre, mais ce qui est toujours
impardonnable et finit toujours par être sanctionné c'est de profiter de la
mort de Lacan pour parler à sa place.
La tâche de chaque psychanalyste est triple :
conserver, transmettre et rénover.
1 Conserver
l'héritage lacanien, c'est mettre à la disposition de tous le corpus de textes
et de voix qui constituent la pensée psychanalytique. Pour Freud, la tâche aurait dû être relativement facile puisque
l'essentiel de son œuvre est écrite.
Pourtant ses œuvres complètes ne sont toujours pas accessibles en
français. On peut néanmoins les lire en
anglais ou en allemand. Concernant
Lacan on est loin du compte.
L'essentiel de son œuvre est orale et on ne dispose que de très peu
d'enregistrements de ses séminaires. On
a heureusement réussi à sauver les transcriptions pirates des séminaires grâce
à une rude bataille juridique contre JAM.
Il reste beaucoup à faire, en particulier au niveau des enregistrements.
Le travail de conservation me paraît essentiel dans la mesure où, lorsqu'il
n'est pas suffisamment accompli, il vient parasiter le travail de
transmission.
2 Transmettre
c'est repenser la psychanalyse à travers sa propre analyse et sa propre
voix. Ce travail sans lequel il n'est
assurément pas d'analyste, est fréquemment annulé par les carences dans le
travail de conservation. Les psychanalystes
sachant que le corpus des œuvres de Lacan est insuffisamment disponible ont
tendance à le cloner pensant ainsi faire d'une pierre deux coups : conserver et
transmettre. En fait ils finissent par
ne faire ni l'un ni l'autre et n'y gagnent rien d'autre qu'à se
ridiculiser. Lacan n'a pas besoin de
venir nous habiter pour exister. Ses
œuvres écrites ainsi que les enregistrements de ses séminaires sont largement
suffisants pour témoigner de sa pensée.
On n'a nul besoin de gourous pour incarner ses avatars[1].
3 La troisième
tâche est, enfin, de rénover. C'est à
dire de s'assurer que tous ceux qui transmettent, ceux qui prennent la parole en leur propre nom et par
leur propre voix, aient un espace pour débattre, un espace où le vrai, le faux,
le vraisemblable et l'impossible ont droit de cité. Il nous faut de véritables débats où chaque idée est soupesée à
l'aune de la théorie, de la clinique et du contexte historique et culturel. Nous vivons à ce niveau dans une grande
indigence, chacun étant seul dans son coin habité par le fantôme de Lacan.
Pour conclure je dirais qu’à travers tous les tourments que vit le mouvement psychanalytique depuis cette époque jusqu’à nos jours, se profile la question du savoir et de la recherche. Notre discipline nous autorise-t-elle à cerner les limites de notre savoir? Nous autorise-t-elle à partir en quête de la vérité dans une démarche active? Cerner ainsi notre savoir en s’appuyant dessus ne comporterait-il pas le risque de provoquer, comme un stade du miroir théorique, un refoulement massif ?
J'ajouterais
enfin, suite aux diverses interventions qui m'ont précédé, qu'il se dégage
de ce qui a été dit que le fantasme fondamental de Peraldi serait de camper au
pied d'une muraille. Une muraille maternelle et politique qui enserre une
vacuité dont on peut douter. Est-elle vraiment vide ou contient-elle les
insignes phalliques du pouvoir? Telle est la question qu'au fond il semble
nous avoir légué. On peut se demander si nous ne sommes pas prisonniers
de cette question encore aujourd'hui. Peut-être que de l'avoir formulée
en ces termes nous aidera à mieux la dépasser.
[1] Chacune des incarnations de Vichnou