Vingt-trois ans plus tard

 

 Jacques Hassoun

 

          C'était en 1974… peut-être en 1975… la mémoire parfois vous joue de ces tours qui vous font regretter de ne pouvoir conserver intacts tous les faits d'une histoire passée.

 

          Mais sans cette part constitutive de notre subjectivité même, pourrions-nous vivre? Pourrions-nous continuer à rêver, mais aussi à interroger les événements qui nous traversent, qui s'impriment en nous, et qui vont nous suivre jusqu'aux derniers instants de notre vie, si l'oubli n'entrait pas en composition avec les faits de mémoire?

 

          C'était donc en 1974 ou en 1975. Je reçois un jour un appel téléphonique de la part d'un inconnu. Je le rencontre quelques jours plus tard durant une demi heure environ: il m'annonce qu'il va partir s'installer au Canada (mais peut-être disions-nous déjà au Québec?), à Montréal plus précisément. Il avait appris par Chantal Maillet que j'y connaissais quelques collègues estimables. Je lui communiquais trois noms: Josette Léonard, Julien Bigras et Jean Couvrette que j'avais bien connus à Paris à un titre ou à un autre.

 

          Cette rencontre avec François Peraldi devait me marquer par l'humour intense, le scepticisme remarquable, l'ironie qui se dégageaient du personnage.

 

          Puis, je l'oubliais. Ou du moins, peu enclin à voyager à l'époque, je pensais que cette rencontre — banale en soi — ne devait jamais avoir de lendemain, que somme toute François Peraldi allait rejoindre la longue liste des personnages que je ne cesse depuis des années de croiser à l'occasion de quelque colloque, de quelque congrès, de quelque dîner… vite oubliés… quels que soient leur prestance, leur intelligence ou leur savoir.

 

          Mais quelque chose chez François Peraldi m'avait interdit de l'oublier complètement. Etait-ce son sourire, l'inquiétude qui de temps en temps traversait son regard, la gravité de son propos, la rectitude de sa pensée telle que je l'avais perçue lors de cette première rencontre? Je l'ignore mais le fait est que son souvenir, durant un certain nombre d'années, demeura comme tapi, planqué dans un coin de ma mémoire… et sans trop savoir qu'en faire… son image revenait périodiquement sur un mode énigmatique.

 

          Puis un jour du mois de janvier 1980, il m'appela. Je l'avais presque oublié, alors. Il me demandait si je voulais venir présenter un exposé dans son séminaire, si je souhaitais qu'il me prépare avec Josette Léonard et Julien Bigras une tournée à Montréal avec une petite incursion new-yorkaise chez Allan Roland. Après quelques instants de réflexion — je n'avais guère traversé l'Atlantique depuis le mois de mars 1973 — je lui donnais mon accord. Ce fut le début d'une longue histoire. Durant treize ans je ne cessais de traverser l'Atlantique, surtout pour le rencontrer, mais aussi pour retrouver toutes celles et tous ceux dont j'avais fait la connaissance par son truchement. Mais toujours, quelle que fut la puissance invitante, je me devais de passer chez lui, dans son séminaire. Quelquefois, il était surpris par mes frayages, par mes tentatives de théorisation de tel ou tel autre pan de la théorie analytique telle qu'elle avait été fixée par les «pères fondateurs». D'autres fois, je gardais par dévers moi mon hostilité à certains de ses propos sur Jünger ou sur Heidegger: l'époque était à la re-découverte passionnelle de la destruction du judaïsme européen et un certain déluge verbal avait le don de l'irriter comme pouvait l'agacer toute forme d'institutionnalisation des discours. Il se réclamait de Lacan et détestait les phraséologues psitacciques du lacanisme. Il fut un grand lecteur de Freud mais n'était pas tendre avec les paléofreudiens qui ne cessent de rabâcher la vulgate IPéistes au point d'oublier le tranchant même de l'œuvre freudienne. Il se moquait même de ceux qui lui ouvraient leurs revues, croyant ainsi s'approprier sa pensée, s'approprier son nom afin de rédimer quelque peu leurs blasons défraîchis. Mais par dessus tout il détestait ceux qui entraient dans sa folie (qui d'entre nous pourrait se targuer d'échapper à la folie?) en s'y identifiant imaginairement, ceux qui épousaient son parcours intime en espérant ainsi l'instituer passeur, passeur vers l'immondice, vers l'horreur dont il parlait avec une violence incomparable.

 

          Incomparable… le mot est lâché. Incomparable dans sa générosité, dans son hospitalité, dans sa fermeture, dans son remarquable orgueil, dans son incomparable modestie, il poursuivait pas à pas son travail d'analyste, son travail de théoricien aussi.

 

          A la fin de sa vie, au cours des dernières années, à chacun de mes passages à Montréal, il dînait avec Josette Léonard et moi… et ces repas furent de grandes parties de rires intenses. Absolument iconoclaste, il se moquait de tout et de tous: ceux qui voulaient le faire roi, ceux qui auraient voulu être intronisés par lui, barons. Tous ceux-là ne trouvaient jamais grâce à ses yeux.

 

          Cet humour corrosif s'inscrivait dans la plus pure tradition du Witz freudien (que Lacan — hélas — avait perdu de vue en cours de route) avec un zeste de violence, un zeste de cruelle raillerie derrière lesquelles se profilait comme une immense tristesse.

 

          La dernière fois où je l'ai vu à Montréal, quelques huit mois avant sa mort, il évoqua le décès de Bigras avec qui il s'était brouillé — un temps. Il me dit qu'il le regrettait infiniment. Il évoqua aussi l'image de sa mère mais aussi celle d'un Juif qui vécut toute la guerre dans une maison proche de la sienne et qui cultivait des roses incomparables. Nul ne le dénonça, me dit-il… et ceci semblait le remplir d'un immense étonnement et comme d'une immense fierté pour son village natal. Il me parla longuement d'une autobiographie qu'il était en train de rédiger et qu'il destinait à l'un de ses neveux, de l'institution analytique qu'il pensait promise à la pourriture, des réactions que certains de ses articles parus dans Patio et qui avaient eu le don d'effrayer et de choquer certains analystes, ou de ses conférences (dont celle présentée au Colloque du Cercle Freudien en 1987) qui avaient été mal-entendues… et se disait que les analystes devaient être bien malades s'ils ne pouvaient accepter la violence du sexe. N'est-ce pas cette violence qui avait traversé l'œuvre de Freud et de Lacan et qui leur avait permis d'avancer dans leurs propos et leurs élaborations? Allait-on vers un affadissement mortel de cette théorie à qui il avait voué une partie de sa vie? Pour lui, la cause était entendue depuis longtemps, et il n'avait plus désormais qu'à se retirer en France pour y cultiver son jardin.

 

          Je l'écoutais. Je n'ignorais pas qu'il était — comme on dit — un grand malade. Mais sa force de conviction était telle que j'oubliais que l'affection mortelle dont il était atteint ne pardonnerait pas. Parfois, comme pour me donner une piste, il rappelait que ces médicaments susceptibles de stopper ou plutôt de ralentir le processus mortel — disons-le, du Sida — ne coûtait en réalité que quelques dollars alors que les grands trusts pharmaceutiques les vendaient à des prix prohibitifs. Alors, une froide colère le prenait, je le sentais prêt à exploser, puis il se calmait, ricanait et passait à autre chose.

 

          Ce fut la dernière fois que je le vis. A partir de cette date, il se contentait de me téléphoner, quelquefois de m'écrire. Une fois il me demanda quelle était cette étrange recette contre la dysenterie qui avait cours en Egypte (du café moulu sur du citron vert)… il avait certainement attrapé une sale maladie en Jamaïque, et se préparait donc à tenter de se guérir grâce à cette médication archaïque venue des bords du Nil. Je savais qu'il savait que je savais, et nous faisions tous comme si. Nous avons fait aussi comme si quand il évoqua le blanc de la pensée qui l'envahit à Copenhague et qui le fit retourner à Montréal sans pouvoir présenter la contribution qu'on attendait de lui dans un congrès qui se tenait dans cette ville.

 

          Quelques semaines avant sa mort — mais je ne pouvais imaginer que l'issue que l'on nomme fatale allait survenir aussi vite — il m'adressa une photo d'un escalier qui ressemblait furieusement au sien. Il m'écrivit qu'à la vue de cette carte, il s'était dit «tiens, voilà l'escalier de Jacques». J'ai beaucoup ri en lisant ces mots. Il m'avait en effet invité en 1986 à passer une semaine chez lui. J'arrivai de New York chargé de livres et d'objets divers achetés chez les brocanteurs de cette ville. Il me regardait du haut de son escalier, hilare, cependant que je m'escrimais à traîner ma lourde charge. Apparemment il n'avait pas oublié cette scène.

 

          Quelques jours avant sa mort, il se décida de la fixer.

 

          Puis un jour, je devais apprendre qu'il avait condamné son téléphone, sa porte. Il me téléphona une dernière fois pour me dire d'une voix éteinte qu'il me verrait bientôt à Paris.

 

          Puis j'appris sa mort.

          Je ne fus pas triste.

          Mais un monde s'était effondré.

          Un livre s'était fermé.

          Un parchemin avait brûlé.

          Un rire s'était interrompu.

 

          De lui, il reste une pensée, le souvenir d'une pensée remarquable, une intelligence aiguë, une éthique intransigeante se jouant des règles de la morale courante.

 

          A l'instant même de sa mort, je savais qu'il nous manquerait toujours. Que nous n'entendrons plus jamais cette voix gouailleuse exprimant sur un mode railleur une pensée d'une grande d'acuité.

 

          Reste désormais le souvenir.

          Restent quelques pages, quelques articles dispersés dans différentes revues, quelques textes — certains élaborés, d'autres esquissés — que nul ne semble se presser de voir publier. Comme si — par crainte superstitieuse — nul ne voulait figer cette pensée, nul ne voulait accepter cette mort, nul ne voulait suspendre le déni dont elle a été l'objet.

 

          Peut-on espérer qu'un jour le deuil pourra s'accomplir et que nous pourrons enfin lire en un volume l'ensemble de ces textes? Pour sourire. Pour être enseigné par cette pensée intransigeante et iconoclaste.

 

          Nous ne pouvons que le souhaiter.

 

 

 

                                                                             Jacques Hassoun

                                                                             Paris, le 10 octobre 1997

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