COURS 11

 

                     Exposé de G. Pommier

 

 

 

LA DIALECTIQUE DE L'INCONSCIENT

 

La répétition

 

 

     La répétition est un concept fondamental de la psychanalyse, et un examen même superficiel montre que l'on peut la rencontrer selon deux modalités bien distinctes.

 

     Dans son texte sur l'au-delà du principe de plaisir, Freud classe dans la rubrique de la répétition différents types de phénomènes.  Il est vrai que son propos était avant tout d'étudier ce qui se répète malgré le principe de plaisir, et à ce titre, il importait peu de faire la différence entre la répétition du jeu de la bobine, et celle qui est à l'oeuvre dans l'histoire du Tancrède de la "Jérusalem délivrée".  Pourtant la répétition d'un jeu qui accompagne la naissance du signifiant (fort Da) n'est sans doute pas la même chose que la répétition d'événements dont la signification se reproduit identiquement.  Ajoutons que Freud ne fait qu'évoquer, à travers le problème de la réaction thérapeutique négative, la question du symptôme, et s'il va bien de soi, en effet, que le symptôme ne cesse pas de s'écrire, la forme de sa répétition est encore autre chose que celle du jeu comme de celle des événements.  Ces distinctions ne sont pas sans importance, si l'on veut bien considérer leurs incidences dans la cure : la répétition du signifiant historique est dissemblable de la répétition du trait symptomatique.

 

     Il existe une forme de répétition que Freud a décrit sous le nom de Névrose de destinée : il s'agit des événements qui, dans le cours d'une vie, se répètent à plus ou moins brève échéance.  Il en va ainsi pour celui qui constate que toutes ses entreprises prennent finalement un cours analogue, pour celui qui s'aperçoit que sa vie amoureuse le mène dans des scénarios identiques, ou encore, par exemple, qu'il se lie d'amitié avec des personnes qui le trahissent régulièrement.

 

     Un certain signifiant concernant la vie amoureuse ou la vie sociale se présente selon un rythme plus ou moins rapproché.  Les événements qui concernent ce signifiant peuvent d'ailleurs ne pas avoir toujours la même présentation - par exemple le président Schreber a pu avoir un épisode délirant après sa rencontre avec le docteur Fleschig comme après sa nomination comme président de la haute cour - mais ces faits peuvent être subsumés par un seul signifiant- dans ce cas celui de la paternité.

 

     Un terme peut être qualifié de signifiant maître, parce que le sujet qui le rencontre peut avoir cette impression qu'il lui est extérieur, qu'il est aliéné, qu'il s'agit de ce qui lui est imposé par le destin, et qu'il n'a rien fait pour le rencontrer.  Toutefois, sa revendication d'innocence deviendra problématique le jour où il se rendra compte qu'il n'est pas si simple de prétendre que de tels signifiants lui sont seulement imposés, et que dans un nombre significatif de cas, il se précipite de lui-même à leur rencontre.  Il peut même s'apercevoir que, si cela est nécessaire, il constituera de lui-même de tels signifiants.

 

     Peut-on dire que la répétition de ces signifiants est seulement au service du fantasme?  Il semble bien en aller ainsi lorsque, par exemple, un obsessionnel ne cesse, en doutant, de constituer les éléments d'une paire, devant laquelle il pourra jouer sans fin son fantasme de scène primitive.  Lorsqu'il doit opter entre deux solutions l'une est la bonne, et la seconde risque de lui faire rater le bénéfice de la première.  La première symbolise donc la jouissance maternelle, et la seconde ce qui l'interdit.

 

     S'il hésite devant un choix les deux signifiants qu'il met en jeu et entre lesquels il balance apparaîtront sans doute comme extérieurs, il n'en reste pas moins que la procrastination qui l'habite à cet instant lui permet la mise en oeuvre de son phantasme.  Il peut en aller ainsi dans les actes de la vie la plus ordinaire; c'est le cas par exemple de celui qui fixe un rendez-vous pour ensuite alléguer d'un autre rendez-vous et ne pas tenir sa première obligation; il peut ainsi proposer d'aider quelqu'un pour ensuite refuser l'aide qu'il avait promise, s'il le faut avec un motif plausible ou hautement moral.  Pour tangibles et raisonnés que puissent apparaître les motifs, ils n'en sont pas moins au service d'une présentation du fantasme répétitive, journalière.

 

     La rencontre de tels signifiants n'a pas d'autre raison d'être, et ils sont constitués par le sujet lui-même.

 

     Cependant ces signifiants ont une certaine souplesse, leur quotidienneté les fait interchangeables : le fantasme de séduction hystérique, par exemple, peut se constituer à chaque coin de rue.  Le "coin de rue" en est déjà un (au point de pouvoir constituer l'agoraphobie).

 

     Il n'en va pas de même pour les signifiants de l'histoire, qui ne sont pas pliables à tous les sens et présentent une certaine rigidité.  A dire vrai, il n'est pas évident que les séquences d'événement historiques qui se répètent soient elles aussi au service du fantasme; l'histoire qui se répète semble plutôt être au service de l'histoire.  Elle réitère une sorte de fatalité, celle d'un traumatisme qui, après s'être une première fois accompli, va à nouveau se présenter, évoquant irrésistiblement l'idée du retour d'un mauvais souvenir, qui viendrait chercher dans le présent les moyens de sa résolution.  Il existe ainsi des séries d'événement qui se répètent selon un certain cycle.  Sans doute sont-ils rarement identiques à eux-mêmes, et ce n'est qu'une fois qu'ils se sont accomplis que leur masque tome, et qu'ils sont reconnaissables dans leur identité.

 

     Ainsi, chaque nouvelle partie qui s'engage se joue-t-elle sans que la règle n'en soit reconnue avant le dernier coup.  La répétition d'événement dont la caractéristique est d'être traumatiques, mérite d'être distinguée de la rencontre ou de la recherche de signifiants permettant la mise en jeu du fantasme.

 

     La répétition d'événements traumatiques est au-delà du principe de plaisir, la répétition des signifiants qui cadrent le fantasme est au service du plaisir.

 

     La répétition d'événements traumatiques est une notion très vaste.  Il peut s'agir aussi bien d'événements importants, parfois cardinaux de l'existence, que de faits de la plus grande banalité, mais qui, pour être courants, n'en sont pas moins du même ordre.  Tomber amoureux d'un certain type de femme, belle et cruelle, par exemple, n'est pas un événement qui se présente fréquemment dans une vie, mais ce ne sera pas un type différent de répétition que de se coincer les doigts dans les portes, à partir du moment où un sujet s'engage dans ces actes selon des modalités particulières.  Certaines personnes se coincent systématiquement les doigts dans les portes, alors que cela n'arrive presque jamais à d'autres, et il peut arriver que de petits faits du même ordre puissent être mis en série avec des événements plus importants, dont ils permettent d'épurer la signification.

 

     Une analysante appartenait à cette catégorie de personnes qui se coincent fréquemment les doigts dans les portes.  Ses déboires ne s'arrêtaient pas à ces petits incidents; il lui arrivait souvent de tomber ou de se cogner dans les meubles.  Lorsqu'elle traversait la rue, il n'était pas rare qu'elle le fasse avec imprudence, et elle avait de la sorte risqué plusieurs fois de se faire renverser par une automobile.  Ces faits pouvaient toujours être mis par elle sur le compte de l'étourderie, tant que d'autres événements plus signifiants ne se situaient pas dans la même série.

 

     Au retour d'un mois de congé, elle m'apprend qu'elle a profité de ce temps de vacances pour subir une opération de chirugie esthétique.  Une telle intervention, qui consistait à diminuer le volume de ses seins ne s'imposait nullement et lorsqu'elle avait évasivement évoqué cette éventualité quelques mois auparavant, il avait été convenu qu'elle suspendrait la réalisation de ce projet jusqu'à ce que l'analyse permette de prendre une décision un peu ;mieux fondée.  Je marque donc mas désapprobation en dépit de ses protestations; rien ne l'empêchait en effet de m'en reparler avant ses congés, ou de me téléphoner si, comme elle le prétendait, c'était seulement un concours de circonstances favorables qui l'avait amené à se décider.

 

     Mon mécontentement n'est pas sans effet et l'amène à reconnaître qu'elle a bien eu cette idée fugitive de me téléphoner.  Elle ne l'a pas fait peut-être parce que ma demande de reporter la date de l'opération avait évoqué une puissance tutélaire qu'elle avait préféré défier.

 

     Cette idée de puissance tutélaire lui évoque des souvenirs plus lointains et plus vagues, elle se souvient que, lorsqu'elle était enfant, et alors qu'elle était plutôt une fille habile, elle se montrait gourde et maladroite lorsque sa mère s'occupait d'elle.  Plus cette dernière lui demandait de faire attention à ce qu'elle faisait, plus elle renversait de verres et salissait de vêtements.  Finalement elle associe les accidents répétitifs qui lui arrivent, et le fait de s'être fait opérer.  "Cette opération chirurgicale, dit-elle, n'est pas sans rapport avec tout ce qui atteint journellement mon corps, en apparence par étourderie, mais sans doute pas sans que j'y mette du mien".  C'est alors qu'elle fait un saut de pensée au moment où je la questionne sur ce qui lui vient : à cette mise en série de l'opération et des accidents, il lui paraît pertinent d'ajouter l'envie du pénis.

 

     Il est vrai que cette personne a déjà derrière elle un long trajet d'analysante et qu'elle n'est pas non plus sans avoir étudié différents textes de Freud, qui lui ont permis de mettre le mot qui convient sur ce qu'elle a pu découvrir dans sa propre analyse.

 

     Cependant, cette association du "Penisneid" est surprenante et peu logique, parce que l'opération a pour résultat de lui soustraire une partie de son corps, alors que l'envie du pénis suppose l'ajout d'une partie manquante.

 

     Il y a une incohérence dans son raisonnement, mais rien n'est pus sérieux du point de vue de l'analyse, que le moment où le discours déraille, il y a lieu de la croire : il doit exister un maillon qui permet de vérifier que le penisneid est équivalent à l'ablation d'un morceau de chair : c'est le cas si l'on considère qu'il y a bien en effet envie du pénis, mais rien n'indique qu'il s'agisse de son envie du pénis.  Il peut s'agir de l'envie du pénis d'une autre personne; et si tel est bien le cas, la logique est rétablie : le morceau de chair qu'elle donne correspond à l'envie du pénis de quelqu'un d'autre; par exemple de sa mère - comme la suite des séances va le révéler.  Ainsi, loin d'être un équivalent de la castration, l'accident, la blessure corporelle ou l'intervention chirurgicale font déni de la castration.  (De telles extrémités ne sont d'ailleurs pas nécessaires pour évoquer un tel déni : une coupe de cheveux drastique peut suffire.)

 

     Ce don sanglant d'une partie du corps prend ce sens si on le considère du point de vue des séances qui suivent.  Sans que rien ne le laisse d'abord prévoir - si ce n'est l'équivoque facile du "coupable" - elle parle d'abord du sentiment de culppabilité vague et persistant qu'elle a par rapport à sa soeur.  Il lui a toujours semblé que "sa soeur avait quelque chose de moins qu'elle".  Paradoxalement elle souffre d'une inustice dont elle est pourtant bénéficiaire, et rien ne permettrait de coprendre cette anomalie si "l'en moins" de sa soeur n'éveillait la pensée d'une castration féminine dont elle ne veut rien savoir.

 

     Un souvenir de la fin de son adolescence lui revient alors sans transition : pour la première fois, elle venait de présenter à sa mère non pas un ami, mais un homme pour lequel elle était une femme.  Un seul regard échangé pendant le temps de la présentation avait permis à sa mère de comprendre la nouveauté de la situation, et ce regard avait suffit pour, qu'entraînant un moment sa fille à part, elle lui demande de venir déjeuner avec elle le lendemain.  La jeune femme ne s'y refuse pas, mais, dit-elle, elle souhaite en parler d'abord à son ami, avec qui elle avait déjà d'autres projets.  Cette réponse pourtant modérée entraîne un geste d'énervement de la mère qui retire sans plus attendre l'invitation qu'elle venait de faire.  Devant cette colère froide, la fille s'étonne et cherche à se conciler les bonnes grâces maternelles : "Ecoute maman, je suis toujours ta fille, ne t'inquiète de rien, tout restera pareil entre nous, même s'il y a un autre homme ...".

 

     Ainsi, dans la rétroaction de ce point de l'histoire, le récit de l'anecdote épure ce que l'enchaînement des pensées pouvait avoir d'illogique.  C'est à partir de cette résurgence du souvenir où elle classe sa mère au rang des hommes, qu'elle ne la virilise plus.  Elle ne lui offre plus ce qu'elle n'a pas à travers son amour.  En partant avec un autre homme, sa dette s'accroit.

 

     C'est alors son corps qui est exposé à l'amputation; la livre de chair qu'elle perd paie cette dette et maintient ainsi le déni de la castration maternelle.

 

     Cet exemple permet de faire un pas supplémentaire pour comprendre le mécanisme de la répétition des signifiants maîtres, et ce qui le différentie d'un montage dont la fonction serait seulement de cadrer le fantasme.  Une telle distinction est nécessaire, parce que certains événements se répètent selon des cycles qui couvrent de larges périodes de temps, parfois une seule fois par an (avec le retour de certaines dates) ou parfois seulement à quelques reprises dans une seule vie.  De tels cycles sont bien différents des exigences du fantasme, dont le cadrage d'impose journellement.

 

     Ces particularités de la répétition signifiante apparaissent comme une sorte de fatalité, et l'obscurité de leur motif peut amener à penser qu'une sorte de mémoire secrète les anime - qu'il existe des formes particulières de traces mnésiques prêtes à se dévider dès que les circonstances s'y prêtent - que finalement une inscription dont les cellules nerveuses seraient dépositaires opère un forçage, et pousse sur la voie d'une sorte de pilotage automatique de l'histoire.  La programmation du destin est ainsi mise sur le compte de la répétition de ces traces mnésiques, et il faut dire que les métaphores organiques de Freud peuvent donner de la consistance à cette hypothèse.

 

     Dans l'exemple précédent au contraire, le motif de la répétition n'est nullement déposé dans la reviviscence du souvenir et le déroulement de traces mnésiques, mais dans le paiement de la dette.  C'est la dette d'exister, ou encore l'angoisse de la castration maternelle qui est le moteur de la répétition de l'histoire.

 

     Le souvenir n'explique rien.  Ce n'est pas lui qui se répète : il n'est pas causal.  Il s'expose et reviet seulement en fonction d'une cause qu'il n'inclut pas, qui lui échappe de toute part.  Pas d'inscription à l'origine de cette répétition donc, mais cette dette insaisissable, insolvable, que le sujet sent peser sur lui parce que jamais il ne pourra éviter de rencontrer la castration maternelle, pas plus que jamais il ne pourra faire que son déni de cette castration ne la reconnaisse aussi, et reconduise infiniment sa dette.

 

     Si la question qui se pose ainsi est de payer enfin sa dette d'exister à l'Autre maternel, et si cet Autre maternel n'est constitué par rien d'autre que les signifiants de l'histoire, alors tenter de payer sa dette voudra dire répéter les signifiants de l'histoire.  La conformité implacable à ce qui a déjà été écrit trouve alors son régime à cause de l'angoisse de castration, et non du fait du déroulement de certains processus de mémorisation.

 

     La dette d'exister contraint l'histoire à répéter l'histoire.  La temporalité d'un devoir mythique d'accomplit dans les événements.  Il existe un temps mythique, celui qui a précédé la naissance du sujet et lui a fixé sa place, et paradoxalement, c'est ce temps-là qui prévaut sur l'histoire.  Les événements viennent nourrir un mythe qui les précède, et lorsque le champ du mythe s'accroit, l'histoire se reconstruit dans ce nouvel espace.

 

     Ainsi de cette patiente qui, parce qu'elle vient d'avorter, se trouve confrontée à la dette de cette vie qu'elle n'a pas donnée, et à la paternité qui, de ce fait, est restée lettre morte.  Elle croit brusquement reconstruire tout un pan de son passé, et a la certitude d'avoir envoyé son père à la mort, sans voir que c'est l'événement présent et le mythe paternel qu'il découvre, qui l'amène à voir sous un jour si horrible ce qu'il s'est passé il y a plus de 20 ans : elle ne devait pas avoir plus de cinq ans et jouait dans la cour de l'école de cette petite ville d'Algérie où elle est née.  Une de ses camarades, d'origine française, lui demande quel jour et à quelle heure son père actuellement absent doit retourner chez elle.  Elle pense se souvenir clairement de tous les détails de cet instant, de la cloche de la récréation, des cris des enfants qui courent, du bleu du ciel et des hirondelles à ce moment suspendu où elle répond simplement à son amie.  Son père, membre du F.L.N. est assassiné quelques jours plus tard, à l'heure et lieu qu'elle a indiqués.  Rien ne permet de vérifier la véracité de ce souvenir, et rien ne permettra jamais de savoir si les mots qu'elle a pu chuchoter au milieu des cris des enfants sont parvenus à l'oreille des assassins.  Cependant, pourquoi se souviendrait-elle seulement maintenant d'un événement aussi puissant, et n'est-ce pas sulement l'enfant mort hier qui ouvre sa mémoire et la construit, à l'instant où il tombe avec le père qu'il n'a pas eu?

 

     Lorsque Freud évoque la répétition dans son texte sur l'Au-delà du principe de plaisir, il situe dans la même série aussi bien le jeu de la bobine du "Ford-Da", exécuté par son petit fils, que les névroses de destinée.  Pourtant ces deux modalités de la répétition paraissent dissemblables : le jeu de la bobine est un plaisir, qui est là pour masquer ce déplaisir qu'a constitué le départ de la mère.  Dans la névrose de destinée, en revanche, il s'agit uniquement de la répétition d'événements désagréables.

 

     De plus le jeu est actif, alors que les événements laissent celui qui les subit dans une relative passivité.  Cependant, cette mise en série paradoxale qu'établit Freud est intéressante, parce qu'elle permet de vérifier la relation qui existe entre répétition signifiante et paiement de la dette d'exister.

 

     En effet, si "le jeu de la bobine" (présence - absence maternelle) et névrose de destinée peuvent êre mis dans la même série, on pourra alors penser que le motif du jeu de la répétition du destin, qui est inconnu : (ce qui se répète) n'aura donc pas d'autre objectif que de faire consister la présence de la mère, de payer interminablement la dette qui la fait vivre.  (On infère le motif connu du jeu de la bobine, au motif inconnu de la névrose de destinée.)

 

     Il y a d'ailleurs lieu de faire une remarque supplémentaire : la description faite par Freud du jeu de la bobine laisse penser que cette activité est parallèle à l'apprentissage du maniement des phonèmes.  La vocalise Fort-Da (O-A) qui accompagne le jeu participe de la naissance du langage.  S'il en va bien ainsi, on dira que c'est tout le langage qui est traversé par la question de la présence ou de l'absence de la mère au moment où les mots sont formés.  Le fait de parler est tiré en avant par la question de la dette, qui s'actualise avec le maniement des vocables.

 

     Dans son texte sur l'Au-delà du principe de plaisir, Freud n'évoque la répétition que parce qu'elle lui pose la question de ce qui se répète dans un destin, bien qu'il s'agisse d'événements désagréables.  Il introduit ainsi ce qui, ne répondant pas au plaisir, mérite d'être articulé, au-delà de lui, à la pulsion de mort.

 

     L'articulation de la répétition  signifiante et de la pulsion de mort est relativement facile à établir.  En effet, si ce qui provoque la répétition est lié à la dette d'exister, l'objectif de cette dette est de combler le manque maternel.  Or, combler ce manque est impossible : puisque rien ne pourra jamais incarner ce qui fait défaut à l'Autre du langage.  Non seulement jamais un sujet ne pourra payer sa dette de vivre (car c'est bien du fait de ce manque qu'il a été procréé) mais de plus, à chaque fois qu'il s'efforce de la payer, il rencontrera un impossible, auquel il ne saurait d'identifier sans découvrir la pulsion de mort, qui est proportionnelle à son amour.  S'il pouvait payer, son don s'équivaudrait au manque, et dans ce cas tout serait à refaire, puisque le moment où il paye est aussi celui où il apprend que tout est à refaire : il doit encore payer s'il ne veut pas lui-même s'équivaloir au manque, c'est-à-dire disparaître.

 

     La notion d'une dette d'exister est essentielle pour saisir le motif de la répétition historique, et ce terme est d'autant plus approprié qu'il permet d'éclairer la question du paiement en analyse.  Si le fait de payer est un acte aussi essentiel au déroulement de la cure, au point d'invalider gravement ses effets s'il ne s'accomplit pas, ce n'est pas tant parce que tout travail mériterait salaire, ni même parce que la rétribution permettrait de tenir plus librement des propos intimes.  Le paiement est lié à la dette d'exister à un point tel qu'il a une valeur indépendamment des propos qui sont tenus, dont il peut arriver qu'ils aient peu de valeur analytique.  Payer pour évoquer les signifiants maîtres du destin a son efficacité indépendamment de la valeur de l'analyste, et même indépendamment du fait qu'il se déroule effectivement ce qui mérite de s'appeler une psychanalyse.

 

     Cette rigidité du dispositif analytique semble exorbitante, et pourtant il faut bien constater qu'elle répond d'un nombre significatif de faits d'expérience.  Certaines personnes viennent voir un analyste, et parfois fort longtemps, sans que ne se produise jamais aucune formation de l'inconscient, aucun effet sujet, aucune construction du fantasme.  Si l'analyste essaie par divers procédés de faire que ces rencontres produisent une avancée analytique, ou même s'il s'impatiente et chercher à interrompre un travail aussi peu fructueux, il s'apercevra que, le plus souvent, ces analysants en puissance ne peuvent se passer de la rencontre avec un analyste et cela pendant un temps parfois très long, interrompu seulement par un événement accidentel.  Il n'y a pas d'analyse, mais cependant, la rencontre d'un analyste est nécessaire, parce que le seul fait de payer pour parler décentre la dette, dévie le destin de son cours et l'oriente vers un lieu où la répétition des signifiants a son prix. 

 

     Comment peut-on comprendre la répétition d'événements traumatiques?  C'est la question que pose Freud dans l'Au-delà du principe de plaisir.

 

     Il est logique que des événements agréables, allant dans le sens du plaisir, se répètent.  Il est également compréhensible qu'un jeu agréable qui vient à la place d'un événement traumatique reste dans cette mesure dans le cadre du principe de plaisir.  La difficulté commence lorsque la répétition se produit au-delà de ce principe.  Une telle répétition est d'autant plus troublante, qu'elle ne constitue même pas un moyen qui permettrait de purger le souvenir.  En effet, la répétition n'est pas du même registre que la remémoration : celui qui répète un certain type d'acte ne se souvient généralement pas des événements qu'il réitère de la sorte.  Aussi la répétition n'a-t-elle aucun rôle de symbolisation cathartique, et le déplaisir qui l'accompagne n'est compréhensible que si l'on se souvient des valeurs contraires qui se déploient avec le désir.  Il est vrai que ce n'est qu'avec la deuxième topique que l'Au-delà du principe de plaisir trouve son expression dans la découverte de la pulsion de mort.  Il est cependant intéressant de constater que la notion de répétition d'un déplaisir était déjà présente dans la première topique, dès la Science des rêves, lorsque Freud essaye de comprendre pourquoi il existe des rêves d'angoisse et des cauchemars.  Si le rêve est un accomplissement de désir, comment peut-il se faire que la réalisation du désir soit l'occasion de cauchemars?

 

     Il ne s'agit pas seulement d'apporter une réponse paticulière à ce problème, en rappelant que lorsque le désir se réalise jusqu'au bout - par exemple le désir incestueux - il est logique que cette réalisation soit cauchemardesque, puisque l'existence d'un sujet se soutient essentiellement grâce à la non réalisation de son désir.  Cependant, mis à part certains rêves de la psychose, il est rare que ce point extrême du désir soit présenté.

 

     La généralité concerne plutôt les rêves d'autopunitions de la névrose, ou encore la rencontre de difficultés ou les rêves d'accidents.  Ces présentations oniriques sont importantes, parce qu'elles permettent de concevoir ce qu'implique la "réalisation d'un désir" qui ne se soutient que grâce à l'interdit et à sa transgression.  Ainsi la "réalisation du désir" peut être présentée aussi bien grâce à la punition que grâce à la jouissance de ce qui est désiré.  Celui qui échoue ou qui est puni, que ce soit en rêve ou dans la réalité, réalise son désir en ce sens, puisque la punition est la preuve d'une jouissance au même titre que l'usufruit.  La punition a même une longueur d'avance, puisqu'elle signifie que la jouissance est déjà consommée.  De même, le destin peut se répéter sous forme traumatique non pas parce qu'il y aurait une réitértion automatique de traces mnésiques, mais du fait de la culpabilité d'exister.  Ainsi, la répétition des névroses de destinée n'a pas d'autres motif que le désir qui anime le cauchemar ou le rêve d'autopunition.  A celui qui tente de payer sa dette d'exister dans le jeu interminable d'un quitte ou double, il ne s'ouvre guère d'autre voie que celle de répéter les signifiants de l'Autre, ceux de l'histoire comme ceux de ses choix.  Et ses signifiants ne sauraient être en même temps remémorés, puisque le paiement même de la dette empêche qu'ils prennent place dans l'histoire.  L'acte oublieux répète.  Il faut d'abord payer pour que la remémoration ait lieu - bien qu'elle soit alors inutile.  Sinon pour s'apercevoir que cette dette a déjà été plusieurs fois payée.

 

     Parler de dette d'exister a une résonance philosophique, qui donne sa dimension à l'angoisse de castration, et la répétition qu'elle engendre semble bien différente de la répétition du symptôme.  En effet, ce dernier peut se répéter sans que sa survenue paraisse liée aux événements de l'histoire.  La répétition du trait est une affaire de structure et elle ne suit pas le même rythme que celui qui est parcouru par les névroses de destinée.  Si le signifiant vient chercher dans l'histoire le moyen d'épurer une dette, le trait, par contre, par contre, écrit interminablement l'échec de la jouissance.  A chaque fois qu'une privation de jouissance s'impose à l'être humain, le trait du symptôme s'écrit d'un trait qui peut se compter, contrairement au signifiant.  Le symptôme est chiffré, et le trait qui le centre le fait résistant aux mots.

 

     Le déchiffrage de l'acte analytique ne s'opère pas au niveau du signifiant, auquel il est pourtant articulé.  C'est pourquoi le discours analytique est sans parole.  Chercher à repérer le chiffre dans le signifiant, à la manière des talmudistes qui ont pu y trouver une méthode d'interprétation, revient à penser que les deux types de répétition sont coordonnés, et que le mystère de la lettre, celui du symptôme, permettra de se délivrer du destin.

 

     Différencier le déchiffrage du symptôme de l'enchaînement des signifiants n'est pas une complication inutile, parce que cette distinction a des conséquences pratiques immédiates.  En effet, la répétition du signifiant maître, celle que l'on peut repérer dans les névroses de destinée, est une tache à laquelle un analyste peut se prêter avec bonheur - et il n'y a pas lieu de se priver de le faire - alors qu'au même instant, il peut négliger d'agir sur le trait symptomatique.  L'analysant pourra de la sorte opérer une certaine reconstruction symbolique de son histoire, il ne méconnaîtra plus son destin, alors que la répétition symptomatique continuera à engendrer des effets identiques.  Cette distinction est d'autant plus importante que le fait d'écriture du symptôme intéresse en propre la psychanalyse parce que c'est grâce à lui que le désir trouve sa place, en tant que résultant du savoir de l'inconscient.

 

     Il n'en va pas de même pour ce qui peut se repérer dans l'histoire, parce que la découverte du roman familial et des signifiants maîtres n'appartient pas en propre à la psychanalyse.  Cette opération peut s'accomplir en parlant avec un ami, ou même au cours d'une réflexion solitaire, et s'il est vrai qu'un psychanalyste peut aider à son accomplissement, ce n'est pas absolument nécessaire.  La déconstruction et la construction de l'histoire commence avant une analyse, accélère pendant, mais se poursuivra également après la fin, parce que c'est constamment que le regard que nous portons sur notre propre destin se modifie, au fur et à mesure que des événements nouveaux se produisent dans notre vie.  Chaque incident inhabituel déplace le centre de gravité de notre roman personnel.  Celui qui devient père considèrera différemment ses ascendants.  Celui qui réussit méprisera un pauvre hère semblable à ce qu'il a été.  Il en va ainsi parce que les signifiants maîtres ne le sont pas toujours, ils ne tournent pas sans fin sur eux-même, et la fixation traumatique du désir qui fonde leur maîtrise peut se détacher en fonction de ce qui arrive.  Tout naturelement, par exemple, le désir d'être père se détache de la puissance qui lui était mythiquement attribuée, lorsque la paternité survient en effet.

 

     La fin de la fixation traumatique d'un signifiant ne nécessite d'ailleurs pas un changement de position de la part de celui qui en pâtissait.

 

     Sa chute demande seulement à ce que le désir qu'il supporte soit aperçu.  Une jeune femme qui s'apercevra que la carrière que son père appelle pour elle de ses voeux est la même que celle de sa maîtresse comprendra brusquement son aversion pour ce projet.  Cette profession est un signifiant maître, mais sa maîtrise s'effondre le jour où le désir qui le fixe, se découvre réduit au fantasme de séduction.  La maîtrise d'un signifiant du destin est proportionnelle à la méconnaissance du désir : plus un sujet méconnaît son désir, plus il est obéissant aux signes qui l'appellent.  Ainsi, celui qui suit aveuglément les appels du destin en croyant se réaliser de la sorte, ne fait-il que reconduire sa méconnaissance, qui l'appellera plus loin à chacun de ses pas, tout du moins tant qu'il ne s'interrogera pas sur ce qui fait la maîtrise du signifiant qui l'attire ainsi.  Cessant de s'avancer, il pourra s'apercevoir que ce qui lui semble être le point d'un retour inévitable n'est nullement un point d'origine, et que cette origine cesse de reculer et s'effondre dès que son signifiant cesse d'être investi de son propre désir.  Sa maîtrise usurpée tombe dans l'inessentiel.

 

     Ainsi le psychanalyste dont l'acte serait guidé par la seule découverte des signifiants maîtres ferait-il une erreur qui porte à conséquence : même si une telle découverte peut être la source d'une certaine euphorie, d'une satisfaction intellectuelle, elle n'empêchera jamais le symptôme de continuer à s'écrire, parce que son écriture est dans la dépendance d'un autre type de répétition.

 

     Comment s'inscrit le trait du symptôme, par exemple la toux, la migraine, la brûlure d'estomac?  Est-il suffisant de considérer que cette marque indique à chaque fois une privation de jouissance, ou bien faut-il faire un pas supplémentaire, et remarquer que cette privation n'a pas toujours la même présentation, que par exemple, un analysant présentera un certain jour une migraine, puis un autre jour une douleur d'estomac (etc.).  Cette variation dans la présentation du symptôme est intéressante, parce qu'elle permet de proposer un déchiffrage de la position subjective plus précis, dans la mesure où il va tenir compte d'une certaine pulsation temporelle de l'inconscient.

 

     Le trait symptomatique n'est rien d'autre que la barre portée sur le sujet de l'inconscient.  Freud en a fait état pour la première fois dans son texte sur l'identification, dans les termes d'une privation de jouissance.

 

     Tenir la comptabilité de ces traits est du plus haut intérêt pour ce qui concerne le déchiffrage clinique, non seulement en remarquant chacun d'entre eux, mais en le remarquant comme différent du précédent.  Le trait I n'est pas le même que le trait II.  Une toux, ce n'est pas la même chose qu'une douleur d'estomac, etc.

 

     L'artihmétique des traits suppose de faire d'effort de distinguer des unités, bien que chacune d'entre elles vaut à chaque fois comme une unité, qui s'inscrit au moment où se déroule le discours du patient.  Sans doute le trait a-t-il toujours la même valeur unitaire, il trace à chaque fois une unité, celle de la perte qui forme la raison du chiffrage.  Cependant, les traits I, II, ou III n'ont pas la même position dans la mise en série.

 

     Dans l'exemple pris par Freud dans son texte sur l'identification, la toux symptomatique de la petite fille s'écrit selon deux occurences distinctes : ce n'est pas la même chose que de tousser pour imiter un père dont la jouissance est refusée (trait I) ou de tousser pour imiter une mère qui est supposée profiter de cette jouissance (trait II).  Dans les deux cas, c'est bien la même unité qui s'écrit, mais la première trace du symptôme mérite cependant d'être distinguée de la seconde.  Le trait est bien ainsi le "même", mais il est toutefois différent de lui-même.  C'est en ce sens que le chiffre de la répétition symptomatique présente la différence dans la mêmeté, parce que chacun des traits correspond à des déterminations différentes du savoir de l'inconscient : ce n'est pas la même chose de s'identifier au "père" et de s'identifier à la "mère".  En effet, l'écriture du trait est dans la dépendance du savoir de l'inconscient, c'est-à-dire des trois termes du complexe d'Oedipe.  Selon une certaine pulsation temporelle, la privation de jouissance se marque dans sa dépendance à l'un de ces traits, à l'exclusion des deux autres : son écriture résulte de cette exclusion, elle ne saurait donc prendre en compte à la fois plus d'un seul trait, bien qu'elle ne soit que la résultante de trois termes.

 

     L'écriture symptomatique est ainsi changeante, parce que le complexe d'Oedipe comporte en lui-même une contradiction que le mouvement même de l'écriture cherche à résoudre.  L'impossibilité de formalisation de cette contradiction - c'est-à-dire, la jouissance et ce qui l'interdit - est ce qui s'appelle symptôme, ou encore souffrance, ou encore "trait".  Le symptôme résulte de cette contradiction qu'il cherche à suturer, et c'est pourquoi un sujet ne pourra être à chaque instant dans la même position par rapport au savoir de l'inconscient, en dépit de la fixation temporelle que ce symptôme cherche à opérer.

 

     De même que la petite fille citée par Freud présentera une toux soit par rapport à son père, soit par rapport à sa mère, de même le sujet occupera différentes positions dans la structure, même s'il semble que toutes ces affectations aient comme résultat le même symptôme.

 

     La conséquence technique est intéressante, car il est classique de remarquer que l'attention de l'analyste - et son éventuelle scansion - mérite d'être attirée à chaque fois que le discours du patient présente une formation de l'inconscient.  Un lapsus, une faute de grammaire, un fading sont un moment qu'il ne faut pas laisser passer, et il semble qu el'analyste ne puisse jamais se tromper en intervenant à leur niveau.

 

     Toutefois, si la formation de l'inconscient "un" ne correspond pas à la formation de l'inconscient "deux", pas plus qu'à la "trois" - et il n'y en a pas d'avantage - il est clair qu'en portant des scansions indistinctement sur toutes les formations de l'inconscient qui se présentent, l'analyste agira au hasard.  Plus exactement et en particulier si l'on se situe du point de vue de l'effet thérapeutique, cette manière de procéder à l'aveugle qui consiste à bondir à chaque achoppement du discours, risque de se révéler inefficace.  On peut d'ailleurs savoir quelle est la marge de son inefficacité : la scansion systématique de toutes les formations de l'inconscient tombera à côté deux fois sur trois (puisqu'il y a seulement trois occurences, celles de l'Oedipe).  Cette marge d'erreur est assez faible, et 33% de chances de réussite constitue un score suffisamment honorable pour assurer la promotion de ce style de travail, d'autant que ce pourcentage augmente s'il y a plusieurs scansions qui sont produites dans la même séance.

 

     La marge de scansions inutiles peut être éliminée si les scansions interviennent sur le même point de la structure, à la condition que l'analyste sache ce qu'il fait au moment où il le fait.  En effet un analyste peut porter ses scansions toujours sur les mêmes formations de l'inconscient, non parce que cela lui semble pertinent, mais parce que seules ces formations l'intéressent au sens où elles mettent son propre désir en jeu - on peut ainsi voir des analysants, qui, dans leurs analyses antérieures, auront l'impression qu'ils ont toujours parlé de leur père, ou de leur mère.

 

     Sur quel critère un analyste peut-il s'appuyer s'il souhaite ne pas porter ses scansions à l'aveugle, et s'éviter de souligner inutilement toutes les formations de l'inconscient qui se présentent?  Ce critère est important, parce que s'il fallait relever toutes les formations qui se présentent, peu de séances dureraient plus de quelques instants : en effet presque toutes les phrases sont marquées au moins par un léger fading, qui signe la pulsation de l'inconscient.

 

     L'occurence précise à l'occasion de laquelle le trait qui compte mérite d'être isolé n'est pas impossible à repérer, puisqu'il s'agira de l'état actuel du symptôme.  En effet, c'est lui qui permet de se rendre compte de la position occupée dans la structure par un sujet, à un moment donné.  Il est généralement manifeste, ou si ce n'est pas le cas, il suffira de quelques questions pour s'en informer et pour reconnaître ainsi quel est le terme actuel du savoir de l'inconscient lui correspondant, qui méritera d'être souligné.

 

     Le symptôme est le plus souvent manifeste; il a de la consistance, cependant sa présentation est rarement suffisante à elle seule, pour s'assurer de la position subjective.  Dans l'exemple cité par Freud, une simple toux ne permet pas de décider à laquelle des deux occurences du savoir de l'inconscient elle se réfère.  Il faut avoir des informations supplémentaires pour pouvoir en décider.

 

     Dans la majorité des cas cependant, le symptôme n'a pas cette présentation unique; l'écriture du trait prend le corps sous des angles différents, soit parce qu'il va concerner une fonction qui est analogique au mode de privation de jouissance concerné (c'est le cas qui va être cité), soit parce qu'un élément de l'histoire du sujet appelle une fixation du symptôme sur une partie du corps plutôt que sur une autre (c'est le cas de la jeune hystérique, citée par Freud, qui avait une paralysie de la jambe, dans les suites des soins qu'elle avait porté à son père.  Ce dernier posait son pied en travers de sa cuisse).

 

     Dans l'exemple qui suit, l'écriture du symptôme varie dans sa présentation : il s'agit d'une patiente qui est atteinte alternativement de colite spasmodique ou de rhinites qui peuvent l'empêcher de respirer totalement par le nez pendant plusieurs heures en dépit des médications modernes.  Dans ce cas comme dans tous les autres, il n'existe pas de signification généralisable ou nivoque du symtôme; il faut d'abord que se déroule un certain temps d'analyse avant de pouvoir dégager quelle est la position subjective qui répond d'une certaine écriture plutôt que d'une autre.  Dans cet exemple, la rhinite formalise sa relation avec "ce qui entre", avec l'air qu'elle respire, avec ce qui l'aliène et la pénètre maternellement en lui apportant la vie.  Quant à la colite, elle image ce qui doit être expulsé, ce qui doit être éliminé avec les excréments, du côté d'un père trop séducteur qu'elle ne repousse, que parce qu'il l'occupe déjà, qu'elle se l'ait déjà incorporé.

 

     Cette écriture symptomatique bipolaire, une fois qu'elle est repérée après un certain temps de travail, permet de disposer d'un critère très sûr pour reconnaître quel est, à chaque instant, la position subjective du patient.  On peut alors savoir quels sont les formations de l'inconscient qu'il convient de souligner et de scander, en éliminant la marge d'erreur signalée plus haut.  Lorsque par exemple un accès de colite se déclenche, il conviendra d'isoler tous les éléments du discours qui se rapportent au fantasme de meurtre du père, à l'exclusion de tous les autres, même s'il s'agit de lapsus impressionnants.  De même si un texte de rêve est rapporté dans ce temps de pulsation temporelle, il n'y aura pas lieu de l'analyser complètement, et mieux vaudra laisser de côté tous les éléments se rapportant à la série "maternelle".  On sait quelle est l'utilité d'une telle discrimination : il existe une équivalence généralisée entre les formations de l'inconscient et le symptôme physique : c'est pourquoi l'intervention sur les premières a un effet thérapeutique sur les secondes.  C'est pourquoi reconnaître les critères qui peuvent guider la scansion n'est pas toujours aussi facile que dans l'exemple qui vient d'être donné.

 

     La différence chiffrée qui existe d'une certaine présentation symptomatique à une autre est ainsi d'un grand intérêt pratique, d'autant qu'elle permet, sinon de faire des prévisions, du moins de pouvoir toujours tenir pour assuré qu'il y aura nécessairement un pas en avant d'effectué sur les trois cases que comporte le savoir inconscient, pour peu qu'une scansion convenable soit produite dans la séquence temporelle qui leur correspond.

 

     Quel que soit l'état du patient, qu'il soit euphorique, déprimé ou angoissé, il suffit qu'il laisse aller son discours pour que le trait qui donne sa position actuelle se présente nécessairement.  Cette constation est d'un certain point de vue encourageante, car elle permet de ne pas se laisser impressionner par l'état d'âme actuel d'un analysant et par les justifications qu'il peut lui donner : il suffit de le laisser parler jusqu'à l'achoppement de discours où son affect va s'inverser.  D'un autre point de vue, ce déroulement cyclique est décourageant, parce que rien ne semble pouvoir apporter un terme à la répétition.  Cependant, cette répétition elle-même est un progrès, parce qu'elle évite la fixation du symptôme.  En effet le passage d'une affectation subjective à une autre est une possibilité, mais ce n'est pas une nécessité.  Un symptôme peut s'installer pour longtemps, et invalider gravement l'existence.  Il y a donc lieu de considérer la répétition et l'alternance symptomatique comme un progrès de la cure, même si la réitération d'un tel cycle ne manque pas d'être décourageant.  Lorsqu'une analyse est suffisamment avancée, un tel cycle peut s'accomplir entièrement dans une même séance, mouvement maniaco-dépressif longtemps considéré comme un critère de la fin de l'analyse, tout du moins de cette fin particulière qui se reconduit à chaque rencontre de l'angoisse de castration.

 

     Cette situation de la répétition du trait symptomatique a de nombreuses incidences théoriques.  On remarquera par exemple que le système de comptage de l'inconscient s'effectue sur la base 3.[1]

 

     On n'insistera que sur une seule des incidences de cette situation de la répétition du trait symptomatique, qui a son importance pour situer la place respective de la pulsion de mort et du symptôme : toute mise en série dans l'ordinal suppose un point zéro, et l'on ne voit pas bien où peut se situer ce zéro, pour ce qui concerne l'écriture de l'inconscient.  On a plutôt l'impression d'avoir à faire à une sorte de cycle.  Il est vrai que le zéro est un symbole difficilement représentable.

 

     Le zéro est une grandeur impensable.  Si je dis "zéro", je dis quelque chose, et le zéro m'échappe.  Si je dis que le zéro est une grandeur, même si elle est nulle, elle m'échappe aussi bien.

 

     Il n'en va pas de même pour l'infini, qui pour vertigineux qu'il soit est accessible à la pensée dès qu'existe la notion d'une grandeur pouvant s'ajouter à la grandeur, etc.  Pas plus la pensée que les sensations ne donne une idée du zéro : tout ce que nous percevons est plein; même l'infini du ciel est une limite de la perception.

 

     Lorsqu'un système semble n'avoir comme résultat qu'une opération finie - comme c'est le cas de l'inconscient - la répétition de cette opération finie donne une idée de l'infini.  Nous pouvons concevoir l'infini dès que nous pensons; n'importe quelle idée en appelle à l'infinité de ses soeurs.  En revanche, le zéro est un symbole impensable.  Rien de ce que produit l'inconscient ne le formalise.  (Lacan a pu proposer le symbole       i pour présentifier cette lacune.)

 

     On peut déduire son existence avec un haut degré de certitude, en particulier à partir de ce qui constitue le point d'origine d'une série (un, deux, trois, etc., implique le "zéro") de même que l'on ne peut jamais penser la mort que du point de vue de la vie.  Cependant, en procédant de la sorte, le zéro n'est pensé que comme un chiffre parmi d'autres, par exemple comme le résultat d'une opération déductive - (2+3)-5=0 -.  Nous pouvons ainsi avoir une première approximation de la notion de zéro, comme étant le résultat d'une opération finie, complète, et sa comparaison avec la pulsion de mort comme plus bas niveau de tension sort alors du domaine de l'analogie.

 

     C'est dans la mesure où il résulte d'une opération finie que le zéro mérite d'être distingué de tous les autres chiffres.  Sans y penser, tout ce qui calcule converge vers lui.  Il borne l'infini.

 

     Cependant cette définition du zéro pose un problème, car il ne représente alors qu'un ordinal comme les autres, c'est-à-dire une grandeur.

 

     Pour introduire un zéro qui ne soit pas un ordinal parmi d'autres, il est nécessaire de poser en même temps que lui l'inconnu (sans doute est-ce pourquoi l'invention de l'algèbre a pu écrire en même temps "x" et le zéro).

 

     Cette écriture sera ainsi analogue à celle qui régit la relation d'un sujet à l'objet auquel il cherche à s'équivaloir.

 

     En effet, si l'on considère cette machine à tracer des traits comptables qui s'appelle le complexe d'Oedipe, elle effectue une algèbre dans laquelle il existe une inconnue, l'x du sujet, qui n'est inconnu que parce que ce sujet recherche une jouissance, un plus bas niveau de tension, un degré zéro, auquel il tente longuement de s'égaler.

 

     Cependant le sujet ne saura jamais s'égaler à la pulsion de mort : s'il le faisait il n'y aurait plus de sujet conscient capable de le constater.  Il y aura toujours un trait excédentaire pour rompre la réflexivité d'écriture du sujet et du zéro qui semble donc impossible à conceptualiser.

 

     Ce problème de conceptualisation n'est pas différent de celui qui existe pour définir un vide, ou pour expliquer ce qu'est un trou.  Ces termes ne peuvent jamais s'approcher que relativement à ce qui les bordent. C'est parce qu'ils sont relatifs et délimités, finis, qu'ils peuvent toujours être distingués des autres grandeurs, qui peuvent toujours s'ajouter à elle-même.

 

     Le zéro est semblable au vide que nous ne pouvons penser que grâce à ses bords, grâce à ses limites.  Il ne s'agit nullement d'un problème théorique et abstrait, dès que l'on se rend compte que l'opération du symptôme est une tentative de border le vide de représentation du corps, provoqué par l'angoisse de castration.  Grâce à l'opération de bordage du symptôme, nous existons; notre corps échappe au vide et prend de la consistance grâce à la souffrance, ou plus exactement, le symptôme fait souffrir parce que son opération est de limiter un vide impensable.  Le zéro n'est pensable qu epar ses bords, comme résultante d'une certaine mise en relation qui est celle du ternaire oedipien.

 

     Cette délimitation du zéro n'est donc pas une opération quelconque.  Il ne s'agit pas d'un résultat qui pourrait être exposé de la même façon que celui d'une opération arithmétique.  En effet, l'arithmétique fonctionne sur la base des principes de non contradiction et de réflexivité, alors que le ternaire oedipien est marqué par la contradiction et la non réflexivité, qui empêche que l'équation qu'il pose trouve sa solution (x=0).

 

     C'est pourquoi l'analogie du zéro et du vide est pertinente.  De même qu'un trou ne peut se définir que par ses bords, de même le zéro implicite qui permet la mise en série du ternaire oedipien, est relatif aux trois traits du savoir de l'inconscient.  Le zéro se trouve ainsi délimité, bien qu'il ne résulte pas d'une opération, au sens arithmétique du terme.

 

     Pour délimiter un trou, deux traits ne suffisent jamais.  Il en faut au moins trois, le trou, le vide, le zéro, se trouvent ainsi bordés de trois traits, ceux qui fondent le complexe d'Oedipe, et le fondant, dessinent la perspective d'un désir, qui, à son dernier terme, au terme de sa réalisation impossible, est homogène à la pulsion de mort.  Le zéro se chiffre ainsi comme vacuité au lieu même de la cause du désir.  Le désir se montre, et se montrant, il affiche sa proximité avec la mort; le sujet la ressent, et devant la vacuité de sa cause, son existence avoisine un néant.

 

     Ainsi l'unité du trait symptomatique borde avec constance la pulsion de mort, elle identifie le sujet en un lieu inidentifiable, innomable, il se compte à la fois un, et cet un découvre l'au-delà troué qui le soutient, l'indice comptable peut sans doute se répéter infiniment, mais le trou qu'il découvre est fini, finitude qui est sa demeure la plus intime et la plus éprouvante.

 

     Ainsi, si l'on reprend un instant le mathème d'écriture du savoir de l'inconscient, on portera le trait symptomatique à la hauteur de ce qui barre l'existence du sujet de l'inconscient, et le zéro à la hauteur de la cause du désir.

 

 

 

                   O         ( a, b, c )

 

 

 

              S               ( o )

 

 

 

     La pulsion de mort montre ainsi la position particulière qu'elle occupe dans la répétition du symptôme.  Ce n'est nullement la même que pour ce qui concerne la répétition signifiante des névroses de destinées.

 

     Il est utile de distinguer la répétition symptomatique de la répétition signifiante des névroses de destinées, non seulement du point de vue théorique, mais aussi du point de vue des incidences techniques qui en découlent : lorsque, par exemple, la répétition signifiante est en jeu, il ne sert à rien d'opérer à son propos des scansions; il faut au contraire faire en sorte d'isoler le signifiant maître qui lui correspond, en posant les questions adéquates; on peut de la sorte remonter un certain nombre de chaînes d'événements, et participer à ce que l'on peut appeler une reconstruction symbolique de l'histoire.  Il est vrai que cette tâche ne manquera pas de déboucher finalement sur le fantasme, mais il n'est pas possible d'éviter un lent questionnement avant de le découvrir.

 

     En revanche, il est parfaitement inutile de s'intéresser à la signification de la répétition symptomatique qu'il suffit d'isoler et de scander, travail qui, lui aussi, débouchera sur le fantasme.  La première forme de travail n'est pas contradictoire avec la seconde, qu'elle accompagne le plus souvent, et elles débouchent toutes deux sur la construction du fantasme.  Il en va ainsi pour la névrose de destinée, au moment où la durée de vie d'un signifiant maître arrive à prescription, c'est-à-dire lorsque le désir se détache du signifiant auquel il était historiquement fixé.  Par exemple, une jeune femme qui portait sans le savoir le même prénom que la maîtresse de son père, se détache de ce signifiant au moment où elle se souvient brusquement qu'elle a rencontré cette amante lorsqu'elle était enfant.  Elle découvre alors le fantasme de séduction, au sens où ce qui empêchait le retour de ce souvenir n'était rien d'autre que son propre désir d'être désirée, et où, au lieu même du refoulement de ce désir, venait l'agression de son père.  La répétition symptomatique est dispensée de ce lent travail d'investigation, elle est directement articulée au fantasme, qu'elle libère à la condition d'une scansion adéquate.



    [1]  Si l'on numérote les traits symptomatiques dans l'ordre logique de la recherche de la jouissance, on chiffrera d'abord comme "1" la recherche de la jouissance de la mère - comme "2", l'interdit paternel de cette jouissance - et comme "3" l'identification au phallus qui cherche à résoudre la contradiction de "1" et de "2".  On peut alors proposer d'écrire chacune des séquences du savoir de l'inconscient comme une équation cherchant à atteindre le plus bas niveau de tension (le zéro, ou la pulsion de mort) : ((1+2)-x=-3)  ((3-1)-x=-2)  ((3-2)-x=-1) dans chaque cas l'x du sujet s'écrit sous la forme d'une soustraction.  Si ce sujet résolvait l'opération qui se pose à lui, ce qu'il se garde de faire, l'équation donnerait dans toutes les occurences, x=0.

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