SOUVENIRS

2 mai 1938

septembre (? 1939)

 

 

Ma mère n'était pas maternelle. On le voit bien sur la photo prise quelques instants après la naissance de Jean-Claude. Elle le tient dans son bras, mais sa main, tournée sur le côté ne le touche pas. Son visage est sévère -- mais probablement parce qu'elle vient de souffir pour produire ce petit être de chair jaunâtre et frippée qu'on lui a mis aussitôt lavé dans (sur) les bras. Les photos prises à ma naissance sont plus douces. "N'avez-vous jamais pensé que parfois votre mère a pu ne pas vous aimer?" me demanda un jour Michèle M. Et à ma grande surprise je dus reconnaître que je n'y avais jamais pensé, mais qu'effectivement... C'est deux ou trois jours plus tard que je (re)trouvais, sans véritablement l'avoir cherchée, la photographie de ma naissance et de celle de Jean-Claude.

Ma mère -- pourtant -- nous aimait tous, "mes quatre hommes" comme elle disait, c'est-à-dire mon père, mon frère Jean-Claude, moi et mon petit frère Philippe, d'un indéfectible amour. Et nous l'aimions en retour, passionément. Elle fut -- pendant les années de notre enfance -- l'horizon lumineux de notre monde affectif. Nous la trouvions belle. Ele l'était. Elle avait l'art de se faire aimer de tous et de toutes et si elle plaçait son amour pour ses quatre hommes au-dessus de tout, elle faisait de l'amitié la plus haute des vertus. Je ne me souviens pas que ma mère ait perdu des ami(e)s à la suite de ces disputes qui -- parfois -- rongent l'amitié et laissent paraître la pointe corrosive de l'envie. Ma mère n'était pas envieuse ni avare de son amour. Elle supportait l'envie des autres -- Lucie Bérard par exemple -- avec une pointe d'amusement, mais elle faisait toujours en sorte de la désamorcer avant qu'elle ne commençât à exercer ses ravaes. Elle savait prendre la bonne distance lorsqu'il le fallait et revenir au bon moment. C'est bien ce qui s'est passé avec les Bérard lorsque -- pendant la guerre, fuyant Paris occupé -- ils sont venus vivre chez nous à Saint Remy pendant quelques mois.

Ma première mère, l'Autre "cet autre personnage préhistorique, inoubliable que nul n'arrive plus tard à égaler" (Freud, Lettre 52 à Fliess) ne fut pas ma mère, mais mon père. Sans doute -- comme elle le fit pourmes frères et comme je l'ai vue faire avec Philippe --m'a-t-elle nourri au sein. Nous en avons tous les trois conservé une trace radieuse dans l'intérêt que nous portions à sa poitrine, à sa gorge -- comme on disait alors --, elle n'était jamais assez décolletée à notre goût et rien ne nous semblait plus beau que lorsqu'elle portait un "balconnet" ou se faisait des robes avec un décolleté bateau.

J'ai connu -- moi aussi -- cette jalousie terrible que décrit le Grand Saint Augustin dans ses Confessions -- lorsque je voyais mon petit frère têtant goulûment une poitrine à laquelle je n'avais plus accès. J'en ai conservé pour les bruits humides de la succion et de la déglutation, les bruits mous et mouillés de la bouche et des lèvres, une révulsion extrême et viscérale.

(Citation d'Augustin.)

Mais curieusement, autant nous admirions la poitrine maternelle, autant nous aimions la voir et que notre mère n'en soit pas avare, pourtant je n'y touchais point -- interdiction oedipienne dira le psychanalyste! -- je n'en suis pas sûr car j'adorais me blottir à l'âge où les adultes croient que les enfants sont encore innocents, sur la poitrine de Memère Margueritte, ma grand-mère maternelle. Elle ne portait pas de décolletés généreux comme ma mère, mais des corsages en dentelle ou en guipure qui laissaient entrapercevoir le haut de ses seins que surmontait une gaine. La peau en était unpeu plissée mais je trouvais ces petites rides de l'âge d'une grande douceur.

Malgré le don de son sein et de ses soins attentifs, ce n'est donc pas ma mère qui fut l'instance maernelle, mais mon père. Sans doute le fut-elle partiellement mais mon père le fut dans des circonstances darmatiques qui laissèrent dans mon âme une indélébile empreinte et frappèrent, le sceau de ma destinée. L'Amour de mon père prit le pas sur l'amour de ma mère, mais il demeura très longtemps complètement encrypté avant que je puisse y avoir accès grâce à l'ouverture de mon analyse. J'ai longtemps vécu dans la certitude et le bonheur de l'amour de ma mère, sans savoir qu'au coeur du maternel, au noyau même de la fonction maternelle, il y avait eu une autre "mère", perdue à jamais celle-là. Cette "mère" fut mon père.

A l'âge de 18 mois, je fis une broncho-pneumonie double. C'était en 1939, les autchiatiques n'existaient pas et il paraissait plus vraisemblable de croire que je désirais mourir plutôt que vivre, à moins que... une constitution robuste, un bon sang, des soins constants... Afin d'éviter l'étouffement mes parents devaient me faire respirer de l'oxygène toutes les deux ou quatre heures. Ma mère devant s'occuper de Jean-Claude -- qui avait alors tout juste cinq ans -- et de la maison, ce fut mon père, qui avait eu une formation d'infirmier, ce qui d'ailleurs devait lui être d'une grande utilité pendant la guerre, qui s'occupa de me soigner pratiquement nuit et jour et qui me donna pendant deux ou trois mois les soins que nécessitait ma maladie. Fut-ce la qualité de ces soins, mais fut-ce surtout la force de son amour et de sa volonté que je vive ainsi que celle de ma mère qui savait -- aussi bien que mon père -- tenir son angoisse à bonne distance de nous lorsque nous étions menacés par la maladie ou les événements, je ne sais, mais toujours est-il qu'en deux ou trois mois, je fus tiré d'affaire. Il n'en resta de traces qu'un asthme que je devais traîner jusqu'à l'âge de sept ans et qui parfois réapparaît encore aujourd'hui lorsque je suis très fatigué par le froid glacial de l'hiver Canadien. Ces crises d'ailleurs ne furent jamais angoissantes et je crois que j'y ai trouvé un secret plaisir, peut-être celui de n'être pas "comme les autres" et de pouvoir utiliser mon asthme pour obtenir toutes sortes de passe-droits, mais certainement aussi le souvenir de la douceur extrême des soins que m'apportait mon père pendant que j'étouffais. En fait il s'est opéré une véritable érotisation de mon appareil respiratoire.

Pendant ces quelques mois où mon père m'accorda ses soins les plus attentifs, je développai -- peut-être le reportais-je de ma mère sur lui -- un attachement passionné. C'est lui que je cherchais partout, c'est à lui que je parlais de mes affaires d'enfant, c'est sur ses genoux que j'aimais à me pelotonner plus que dans le giron maternel. Mais d'ailleurs avait-elle le temps de nous y accueillir souvent?

Et puis soudain, ce monde de bonheur intense et partagé, s'effondra pendant ma convalescence. Le 3 septembre à 17 h ce fut la guerre. "Nous sommes en guerre écrit la Petite Dame à cette date du 3 septembre. La radio nous l'apprenait aujourd'hui à 19 h et demie". Mon père fut immédiatement mobilisé dans le service infirmier. Peut-être est-il parti sans trop d'angoisse "au fond tout le monde croyait que cela s'arrangerait" (R. Gueneau, Journal, p. 38). Pour moi, ce fut la fin d'un monde, de mon monde, comme dans les années qui suivirent ce fut le cas pour l'Europe toute entière. D'un seul coup celui qui avait soutenu ma vie, qui était ma vie, avait complètement disparu de mon univers quotidien. Sans doute m'aura-t-on expliqué que c'était la guerre et que papa devait partir, mais qu'il reviendrait bientôt... mais qu'est-ce qu'un petit garçon de 18 mois peut comprendre à tout cela alors qu'il ne voit qu'une chose, c'est que l'être qu'il aimait le plus au monde a soudainement disparu. Ma détresse fut immense. Partout dans la maison, dans le jardin, je le cherchais. Je l'attendais et au moindre grincement de la grille du jardin, au moindre coup de sonnette, je me précipitais vers la porte d'entrée, le coeur bondissant : "C'est papa?" Non ce n'était pas mon père et chaque fois, la blessure s'enfonçait davantage. Ma mère, croyant bien faire me donna alors une photographie de mon père que j'emportais promptement et que je rangeais sous mon oreiller. Je l'ai retrouvée en classant les photos familiales, ou du moins une qui ressemble au souvenir que j'en ai gardé à travers les âges. Mon père est debout, vu de face, les mains dansn les poches. Il a probablement été photographié dans la cour de la maison de commerce. Il est devant un ur quele soleil fait paraître très blanc. Longtemps je n'ai gardé de cette photographie que le souvenir de la verticalité de papa, de son sourire et d'une blancheur. J'ai longtemps cru qu'il avait été photographié sur un fond de neige.

Puis bientôt, je cessai de le chercher, de l'appeler, de demander quand il allait revenir. Je me suis refermé sur le silence et l'attente. Non que j'était conscient de l'attendre, disons plutôt qu'un noyau d'attente silencieuse de mon père s'est encrypté au plus profond de moi, formant un noeud -- longtemps inaccessible -- autour duquel j'imagine que ma personnalité, menacée par son départ et son absence, s'est reconstituée avec d'autres objets familiers : ma mère, Jean-Claude, mes grands parents et surtout peut-être, mes grands parents maternels à Saint-Remy chez qui maman se réfugia pendant le temps assez court -- ça n'aura été qu'à peine neuf mois -- qu'aura duré la guerre. Mais neuf mois pour moi qui attendait son retour sans savoir, sans comprendre, ça aura été toute une vie. Parfois mon père nous téléphonait des lignes retranchées où se tenait son service d'infirmerie. On nous prévenait que nous recevrions un appel du front et je me souviens d'attentes auxieuses, dans la petite salle du café, près du téléphone à manivelle, la voix anxieuse et heureuse de maman et puis on nous passait papa. Jean-Claude intimidé disait quelques mots; moi, ne ne sais plus. Je me souviens du crachotement dans le récepteur, des mauvaises connexions, des énervements : "Allo, Allo, non! Ne coupez pas mademoiselle! Allo! Ne coupez pas!!!" et puis la ligne redevenait silencieuse jusqu'au prochain appel. Je ne pense pas que je pouvais reconnaître la voix chère qui s'était tue dans le bruit qui sortait de l'écouteur qu'on collait sur mon oreille. "C'est papa, me disait-on!" Je devais trouver extrêmement étrange et incompréhensible que papa puisse se trouver dans cette petite boîte noire et ne pas se montrer à moi et je parierai bien que ces séances au téléphone pendant la durée de la guerre auront encore augmenté mon désarroi. Mais tout le monde paraissait tellement content -- et surtout ma mère -- que je suppose que je devais l'être également.

Je vécus donc pendant les huit ou neuf mois que dura l'absence de mon père dans l'atmosphère chaude et aimante que ma mère avait su créer pour Jean-Claude et pour moi. D'ailleurs nous nous rendions très souvent à la maison de vins chez mes grands parents Peraldi à Courbevoie ou encore chez les parents de maman à St-Remy. Nous avons dû y passer beaucoup de temps, ne serait-ce que pour des questions de sécurité et d'alimentation. D'une part tout le monde croyait, au début de la guerre en septembre 39, qu'elle durerait très peu et que les Allemands seraient refoulés en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire de l'autre côté du Rhin. Puis, lorsque les Français durent très vite se rendre compte de l'énorme supériorité des armées allemandes sur les armées françaises, et que rien ne semblait devoir s'opposer à l'invasion de la France, ma famille pensa "de toute façon que viendraient-ils chercher à St-Remy? Il n'y a rien ici qui puisse les intéresser. Pas d'usines, sauf une usine de bouchons, pas de réseau ferroviaire important sauf la petite ligne de chemin de fer qui reliait Dreux à Argenton." Elle semblait si calme et si peu fréquentée -- il devait y avoir un omnibus et un express chaque jour -- que les Allemands n'hésitèrent pas à utiliser les hangars de rangement des wagons de la gare pour y dissimuler un train d'armenet vers la fin de la guerre. Ce fut le premier objectif que les aviateurs américains détruisirent peu de temps après leur entrée en guerre et cela fit un beau feu d'artifice. On retrouva des bouts tordus de rail jusqu'à des kilomètres de là et même, je crois, dans notre jardin. Comme les Américains -- au contraire des aviateurs anglais qui bombardaient en rase motte et atteignaient presque toujours leur cible with pin-point accuracy -- lâchaient leurs bombes à plus de mille mètres d'altitude, technique dite de l'arrosage, il arrivait parfois que la cible fut atteinte mais tout ce qui se trouvait autour dans un rayon de 5 à 10 kilomètres pouvait être plus ou moins détruit. Les Français apprirent ainsi très vite à détester l'aviation américaine et -- par voie de contamination -- l'armée américaine dans son ensemble. Ce n'étaient pas de vrais soldats, pensait-on, ils ne savaient pas se battre au corps à corps avec l'ennemi et s'ils nous aidèrent à triompher, c'est parce qu'ils expérimentèrent massivement la guerre de matériel et que leur matériel s'est avéré sinon plus du moins aussi puissant mais plus nombreux que celui des Allemands.

Mais nous n'en sommes pas encore à cet épisode de mes Souvenirs. Revenons au 2 mai 1938.

Mes parents savaient que ma naissance était imminente. Maman était énorme et dans l'abri de son ventre, je venais grand train, impatient -- sans doute -- d'en sortir et d'accomplir le destin de ma naissance. Maman -- toujours avisée -- avait préparé tout ce qu'il lui fallait pour se rendre à la clinique La Montagne dès les premières douleurs où la sage-femme qui l'avait accouchée de Jean-Claude, Madame Lemarié, l'attendait. Pour tromper l'attente autant que pour donner à cette naissance désirée une allure festive, mes parents décidèrent d'aller faire un bon gueleton en compagnie des fidèles garde du corps de maman, son cousin Raoul et Totoche. Ils mangèrent tôt ce jour-là et allèrent chez Fayot, où ils auront sûrement eu l'occasion d'apercevoir Gide, qui y venait souvent, le restaurant des grandes occasions. J'ignore quel fut leur menu encore que j'ai le vague souvenir transmis par le roman familial d'un cassoulet maison tout à fait exceptionnel. Mais ce que je sais de façon plus nette, c'est qu'ils arrosèrent la tarte Tatin du dessert d'une bouteille de champagne. A peine maman eût-elle trempé les lèvres dans la coupe que les premières douleurs de l'enfantement se manifestèrent. Tout le monde s'engouffra dans la traction-avant de Raoul plus confortable que la petite Peugeot de papa et flambant neuve, et ils se précipitèrent vers la clinique. A l'époque il n'y avait guère de voitures el soir dans les rues de Paris. "Tu te retiens, Ninise", ne cessait de répéter Raoul très excité et un peu inquiet que maman n'accouche sur la banquette arrière de sa nouvelle traction. Maman riait et l'atmosphère était à la franche gaieté. Ils arrivèrent à 10 h à la clinique -- tenant la bouteille de champagne à la main et, à 10 h 45, tout était terminé. "C'est un garçon!" déclara Mme Lemarié en me montrant aux trois hommes épanouis et en les conduisant auprès de maman, épuisée mais souriante. On sabla le champagne et l'o m'en versa une goutte sur les lèvres. Toute ma vie durant le champagne est resté mon vin préféré. Il y a toujours eu une sorte de magie dans sa fraîcheur et même durant mon adolescence où j'affectai de ne pas aimer le vin et de ne boire que de l'eau, le champagne trouvait grâce à mes yeux et je n'en refusais jamais. Pourtant ce sera bien des années plus tard que je partagerai cette passion du champagne avec Franco qui l'aimait autant que moi. A la manière d'Elisa qui, quelque fut son état de fortune ou de pauvreté, en gardait toujours une bouteille au frais, Franco et moi prirent l'habitude de la servir en apéritif pour chaque visiteur. Curieusement, toutefois, nous n'en buvions pas lorsque nous étions seuls. Il fallait une occaison. En fait, servir le champagne ena péritif est un trait relativement récent de la vie bourgeoise. En boire à n'importe quelle occasion est un tout autre signe.

Je me souviens avec un certain amusement d'un week-end que nous avons passé, reçus par Elisa, à La Venta, une sorte d'hôtel de luxe sur les hauteurs de Big Sur en Californie. Nous habitions -- cadeau d'Elisa -- dans la tour octogonale au coeur de la forêt où logeait d'ordinaire le propriétaire de l'hôtel, un homme richissime d'Hollywood dont j'ai oublié le nom. Le matin, vers 10 h, nous descendions, Michel, Ricardo, Franco et moi à la piscine où nous attendaient près de nos chaises longues un immense plateau de fruits frais et, dans des seaux d'argent, deux ou trois bouteilles de champagne. La clientèle de l'hôtel en avait conclu que nous devions être un groupe rock européen, encore qu'ils ignoraient lequel. Elisa ne fit rien pour les détromper ou les informer.

Elisa avait -- et je suppose a toujours -- pur le champagne une passion quasi mystique. Dans nos rapports le champagne était toujours présent. Nous avions rendez-vous un soir dans un délicieux restaurant chinois à Sausalito. Nous étions convenus d'une certaine heure pour nous y recontrer et elle avait instité pour que je sois à l'heure. A mon arrivée, le Maître d'hôtel me conduisit à la table qui nous était réservée qui dominait la baie. Il y avait déjà une bouteille de Dom Perignon et un mot d'Elisa me suggérant de jouir tranquillement de la splendeur du panorama nocturne en me rafraîchissant au champagne. Elle arriva une dizaine de minutes pus tard, ravie de sa mise en scène et de mon ravissement.

Après le mariage, papa et maman s'étaient installés dans un petit appartement de trois pièces au troisième étage d'un immeuble moderne à Chatou. Mais dans les années trente, un ensemble moderne pouvait encore être très confortable. Les uns avaient été peints en jaune clair pour donner pus de luminosité. Maman semble y avoir été heureuse, elle en a toujours parlé avec plaisir comme de ces endroits qu'on ne regrette pas mais où l'on a connu un bonheur tranquille. Mariés en septembre 32, Jean-Calude vint les y rejoindre le 7 août 1933. Ils avaient pris leur temps pour le faire et avaient voulu réunir les meilleures conditions de santé, mais aussi de travail. Papa avait trouvé un poste d'inspecteur au Gaz de France. Il était donc fonctionnaire, au grand dam de son père pour qui tous les fonctionnaires étaeint des fainéants que l'Etat, c'est-à-dire le peuple français entretenait à rien faire. Il y en avait toujours dix où cinq auraient suffi. Je crois qu'en fait, il n'a jamais digéré le refus de papa de travailler avec lui à la maison de commerce pour assurer une succession familiale.

En fait, alors qu'il était jeune homme, papa -- qui était un vrai fils unique, idolatré par sa mère -- avait eu une existence oisive et dorée. Comme son père il avait fait des études médiocres au êycée Chaptel et je ne pense même pas qu'il soit allé jusqu'au bac. Il n'était point sot, il était désinvolte et indifférent. Il aimait tout de même dessiner et il avait un joli coup de crayon. Je possède encore une étude de tête de fauve à la sanguine, ma foi assez aigüe! Il n'avait toutefois pas suffisamment de talent, de l'avis de son père et de son complice le père Capillet, pour faire les Beaux Arts. Il se laissa conseiller les Arts Décoratifs, la précision de son trait en faisait un excellent technicien et après deux ans d'études, il n'eut aucun mal à trouver une place de dessinateur chez le grand affichiste Paul Calin. Il menait une vie facile et son père ne s'occupait guère de lui ou de son éducation, sa mère était à sa dévotion. Il était le seul garçon dans un milieu de femmes. Sa tante, Marie, avait eu trois filles dont les deux premières, Nanette et Micheline avaient respectivement huit ou six ans de plus que lui. Elles en profitaient pour le dorloter comme leur enfant et il les faisait tourner en bourrique étant d'un tempéramment agité, taquin et rieur. La seule qui savait le faire tenir tranquille était la troisième fille de Marie, Fabienne.

Elle avait le même âge que papa, mais elle était née avec une malformation cardiaque qui la condamnait. On savait -- et elle le savait -- qu'elle mourrait jeune. Elle était de santé fragile et de complexion délicate et ne devait ni courir, ni s'exciter et passer de longues heures par jour allongée dans la pénombre de sa chambre. Papa restait près d'elles des après-midi entières lorsqu'il n'allait pas à l'école ou bien il rentrait très vite après ses classes. Il était avec elle d'une douceur infinie, il aurait donné la moitié de sa vie pour qu'elle aussi vive, sans doute est-ce cette douceur qui en fit un si merveilleux père-mère. Fabienne fut son premier amour, intense et désincarné. Il l'aimait --nous disait-il -- comme on doit aimer les anges. Encore qu'on n'était guère croyant chez les Peraldi, même si les grandes cérémonies qui scandent les vies (baptême, première communion, mariage, et enterrement se faisaient à l'église avec tout l'apparat un peu ostentatoire propre à une famille bourgeoise et aisée.

Le calme que papa s'imposait pour ne pas fatiguer Fabienne, n'était pas dans sa nature et, dès qu'il se retrouvait seul avec Micheline et Nanette, sa virulence reprenait le dessus et ce n'était que courses trépidantes dans les escaliers, sauf à l'étage où reposait Fabienne, cris, pleurs, éclats de rire, parfois interrompus par les remontrances douces de ma grand-mère qui se replongeait aussitôt dans la lecture de ses Lisez-moi, où l'on publiait des romans en feuilleton, d'Engine Sue ou d'Antoine Leblanc ou des romans plus sérieux qu'elle prenait dans la bibliothèque de son mari mais qui lui tombaient vite des mains. J'ai encore quelques Zolas aux ouvertures de cuir bleu, Nana, L'Axe noir et -- le premier roman d'amour que j'aie jamais lu : une page d'amour. Il ne m'a pas terriblement impressionné et déjà, j'avais à peine 12 ou 13 ans, j'affichais un certain dédain et quelque mépris pourles choses du coeur en général et, du sexe en particulier, présentées et analysées de manière aussi crues (cf. Journal).

Le 19 mai 1951 je notais ceci dans mon Journal sous le titre : "Mes pensées sur `une page d'amour' de Zola". J'avais 13 ans :

"C'est un livre qui n'est peut-être pas juste par rapport à notre époque, mais il me semble que les sentiments n'ont pas changé. La jeune femme est peut-être une malheureuse, mais elle a eu raison de faire [ce qu'elle est amenée à faire] sauf vis-à-vis de sa fille car celle-ci, une enfant mal élevée par sa mère, n'est pas heureuse. La mère a peut-être eu grand tort de l'oublier, mais une enfant ne devrait pas avoir l'idée de se suicider. Il me semble qu'une femme actuelle, veuve, a besoin d'aimer un homme si elle est encore jeune, mais elle ne doit pas [pour autant] délaisser son enfant. C'est pour cela que l'enfant a l'idée de se suicider. La mère commence par adorer sa fille, puis soudain, elle semble la délaisser. Elle devrait modérer ses sautes de sentiments. Mais, à part ces états d'âmes, le plus merveilleux aspect de ce roman sont ses descriptions de Paris ainsi que de ces vastes sentiments."

En relisant aujourd'hui, une page d'amour, plus de 40 ans plus tard, je me demande ce que le gamin que j'étais a bien pu y comprendre. Car au fond, c'est le récit, mesuré et sans effet, d'une admirble passion amoureuse d'adulte. Quelque chose comme cette passion que Roger Capillet a voué à maman toute sa vie ou qu'André Sobel lui a avouée un jour qu'il se rendait à Verneuil et était venu la voir sans Madeline. Mais maman aimait trop son Jean et ses garçons pour êre sensible aux passions qu'elle suscitait. Sans doute n'était-elle pas indifférente et elle savait s'en montrer touchée, mais souriante et élusive elle demeurait sereinement inaccessible. Il me semble en relisant mes impressions de 13 ans sur une Page d'Amour que j'avais saisi la passion de cette mère exemplaire à la fois pour sa fille -- passion maternelle -- et pour Henri, passion amoureuse et adultère, mais je suis totalement passé à côté de l'exraordinaire analyse que Zola a faite d'une névrose hystérique infantile gravissime. La petite Janne "avec sa figure de chèvre" dit étonnamment Zola, me paraissait être une sale gamine qui aurait mérité des claques, en fait c'est une enfant très profondément perturbée que seule une Françoise Dolto aurait peut-être pu tirer d'affaire. Pas étonnant que Freud ait tellement admiré Zola. Pour en finir avec ce Souvenir j'étais -- évidemment -- complèement passé à côté des amirables descriptions de Paris, toujours la même rue, des hauteurs de Passy, mais dont l'aspect change à la fois avec les saisons et l aprogression du drame comme si elle faisait écho aux événements mais tout en demeurant en fin de compte retranchée dans un Réel inaccessible, ce réel auquel on se heurte sans jamais rien en savoir.

"Alors Hélène, une dernière fois, embrassa d'un regard la ville impossible qui, elle aussi, lui restait inconnue. Elle la retrouvait tranquille et comme immortelle dans la neige, telle qu'elle l'avait quittée, telle qu'elle l'avait vue chaque jour pendant trois années. Paris était pour ele plein de son passé. C'est avec lui qu'elle avait aimé, avec lui que Jeanne était morte. Mais ce compagnon de toutes ses journées gardait la sérénité de sa face géante, sans un attendrissement, témoin muet des rires et des larmes dont la Seine semblait rouler le flot. Elle l'avait, selon les heures, cru d'une férocité de monstre, d'une bonté de colosse. Aujourd'hui, elle sentait qu'elle l'ignorerait toujours, indifférent et large. Il se déroulait, il était la vie."

Sans doute le Paris de 1938 n'était guère différent de celui qu'un demi-siècle plus tôt Hélène contemplait du haut de la colline de Passy, mais Paris fut d'emblée pour moi autre chose qu'une ville où vivre. Pendant longtemps, je connus surtout Courbevoie et Paris qui s'étendait de l'autre côté de la Seine était un lieu où l'on allait rendre visite, essentiellement à tante Jeanne qui habitait avenue Carnot, près de l'Etoile, faire des courses dans les Grands Magasins, ou sortir au théâtre ou au restaurant.

Je n'ai pas connu l'appartement de Chatou où Jean-Claude est né. Le seul souvenir qui s'y rattache, à part le fait qu'il semble que papa et maman y ont été heureux, est une anecdote que maman se plaisait à raconter et qui contribue largement à son horreur des immeubles à étages et lui fit toujours préférer une maison. Un jour qu'elle renrait du marché de Chatou, elle entendit une voix joyeuse qui l'interpellait et semblait tomber du haut du ciel. Elle leva les yeux et -- à sa plus grande horreur -- elle vit Jean-Claude qui avait alors quatre ans assis sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, les jambes dans le vide et qui se penchait en avant pour la voir rentrer dans l'immeuble. Jean-Claude fut sévèrement puni et l'anecdote est tout à fait exemplaire des rapports ambigus que Jean-Claude et maman entretinrent leur vie durant. Jean-Claude qui adorait maman ne pouvait s'empêcher de la faire tourner en bourrique, par son exubérance, sa brusquerie, son agitation, encore que lui aussi -- comme papa jeune -- pouvait être d'une très grande douceur. Il le fut avec moi pendant mes premières années, il le fut avec les femmes qu'il a aimé, avec ses patientes, mais il était incapable de ne pas finir pas se disputer avec maman et d'avoir avec elle des scènes d'une extraordinaire violence verbale.

Toujours est-il que l'incident de la fenêtre incita papa et mamnan à trouver une maison plutôt qu'un appartement plus spacieux et de faire en sorte qu'il soit prêt à nous recevoir au moment où je naîtrais. Ils trouvèrent un petit pavillon mitoyen à louer rue de Strasbourg, pas très loin de la maison de commerce, à proximité des commerçants et du métro de l'autre côté du Pont de Neuilly.

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