L'IMAGE

mardi 17 octobre 1989.

 

I. Introduction.

A la fin de sa thèse de doctorat, alors qu'il évoque le destin social possible des paranoïaques, Lacan cite en note de bas de page une très jolie page de Paul Valéry qui nous servira, ce soir, d'entrée en matière. Vous me permettrez d'en changer deux ou trois mots afin de la rendre mieux adaptée à notre contexte :

"Montréal enferme et conmbine et consomme ou consume la plupart des brillants infortunés que leurs destins ont appelés aux professions délirantes... Je nomme ainsi tous ces métiers dont le principal instrument est l'opinion [on pourrait dire l'image] et dont la matière première est l'opinion [ou l'image] que les autres ont de vous. [On reconnaîtra tout de suite dans ces professions délirantes, ce que Freud appelait beaucoup plus gentiment "les trois professions impossibles" qui consistent à gouverner, enseigner et psychanalyser]. Les personnes qui les exercent, vouées à une éternelle candidature, sont nécéssairement toujours affligées d'un certain délire des grandeurs, qu'un certain délire de persécution traverse et tourmente sans répit. Chez ce peuple d'uniques règne la loi de faire ce que nul n'a jamais fait et que nul jamais ne fera. [Comment tout de même ne pas penser ici à certains énoncés de Lacan : " L'interêt de notre étude, c'est qu'elle est la première, du moins en France, où ait été tentée une interprétation exhaustive des phénomènes mentaux]. C'est du moins la loi des meilleurs, c'est-à-dire de ceux qui ont le coeur de vouloir nettement quelque chose d'absurde. Ils ne vivent que pour obtenir et rendre durable l'illusion d'être seuls, car la supériorité n'est qu'une solitude située sur les limites actuelles de l'espèce. Ils fondent chacun son existence sur l'inexistence des autres [ Lacan encore : "Je fonde - aussi seul que je l'ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique, etc.], mais auxquels il faut arracher leur consentement qu'ils n'existent pas...[Lacan, toujours et la politique de publication dans Scilicet : "le principe du non signé est adopté pour y servir", à l'exception du nom seul de Jacques Lacan, "puisqu'il préside à ce recueil, y signale les apports de son action à chaque temps]. Remarquez bien que je ne fais que de déduire ce qui est enveloppé dans ce qui se voit. Si vous doutez, cherchez donc à quoi tend un travail qui ne doit pouvoir absolument être fait que par un individu déterminé, et qui dépend de la particularité des hommes. [Vous comprenez peut-être mieux en écoutant ou en lisant ces lignes, pourquoi je tiens tellement à ce que le travail de notre séminaire soit collectif]. Songez à la signification véritable d'une hiérarchie fondée sur la rareté. Je m'amuse parfois d'une image physique de nos coeurs, qui sont faits intimement d'une énorme injustice et d'une petite justice combinées. J'imagine qu'il y a dans chacun de nous un atome important entre nos atomes, et constitué par deux grains d'énergie qui voudraient bien se séparer. Ce sont des énergies contradictoires mais indivisibles. La nature les a joints pour toujours quoique furieusement ennemies. L'une est l'éternel mouvement d'un gros électron positif, et ce mouvement inépuisable engendre une suite de sons graves où l'oreille intérieure distingue sans nulle peine une profonde phrase monotone : In n'y a que moi, il n'y a que moi, il n'y a que moi, moi, moi, moi... Quant au petit électron radicalement négatif, il crie à l'extrême de l'aigu, et perce et reperce de la sorte la plus cruelle le thème égotiste de l'autre : Oui, mais il y a un tel, oui mais il y a un tel, tel, tel, tel, Et tel autre!...Car le nom change assez souvent.

Il me semble difficile de trouver une plus jolie description littéraire du narcissisme du moi piégé à jamais dans un rapport essentiellement agressif à son autre, son alter ego. Encore que La Bruyère, La Rochefoucauld ou Amiel pour ne citer qu'eux parmi les moralistes, n'ont jamais cessé de décrire et de fustiger le narcissisme sous toutes ses formes.

 

C'est sur le narcissisme - vous vous en souvenez peut-être - que Lacan butait à la fin de sa thèse. Le narcissisme qu'il considérait alors comme un "emprunt à la psychanalyse" qui devait lui permettre de construire une "science de la personnalité". Faisant donc appel aux notions freudiennes de narcissisme et de masochisme primaire, Lacan terminait sa thèse en définissant le délire d'Aimée comme une tentative de se libérer d'une fixation affective à sa soeur, fixation très proche encore du moi solipsiste ( fixation qui mérite d'être dite narcissique et où l'objet choisi est le plus semblable au sujet : raison de son caractère homosexuel). Mais cette fixation d'Aimée remettait en jeu l'hostilité primitive (qui caractérise le temps premier de la relation fraternelle et doit être réduite pendant les premiers stades de la sexualité infantile...ou qui peut s'inverser en désir... du même) et en raison de son amour narcissique pour sa soeur (inversion de sa haine primitive) elle porte cette haine sur d'autres têtes. Elle échoue néanmoins dans la mesure où ces autres ne sont jamais autre chose que des images idéalisées d'elle-même.

Mais alors, pourquoi le passage à l'acte criminel auto-punitif (l'attentat sur l'idéal que constituait l'actrice, Madame Z. ?) - Parce que, diagnostique Lacan : cette fixation affective (comprise come une cause spécifique de la paranoïa) s'est opérée dans l'histoire du développement jusque là typique d'Aimée, à ce stade infantile où se forme le sur-moi par l'assimilation des contraintes parentales ou de leur substitut.

"Cette fixation s'est affirmée chez Aimée comme un arrêt d'évolution en ce qu'elle répond précisément à la forme évolutive qu'ont les investissements érotiques à ce stade, et sur laquelle seule la doctrine freudienne nous renseigne, à savoir une érotisation de la zone anale (quant à l'organe de la tendance), sado-masochiste (quant à l'intention) des frères ou des soeurs selon un choix homosexuel (quant à l'objet), sublimation enfin des premiers instincts sociaux."

C'est ce stade que Lacan désigne d'un terme emprunté à Freud : narcissisme secondaire. Et la fixation à ce stade explique les tendances concrètes majeures du psychisme d'Aimée qui, latentes avant le déclenchement de la psychose mais néanmoins soupçonnables, s'extériorisent au maximum dans le délire.

"Elles expliquent le rôle éfficient que jouent, dans le déterminisme du délire, les conflits liés au complexe fraternel [qui précède le complexe d'oedipe]; elles expliquent dans la structure du délire, la signification d'homosexualité refoulée, des symptômes et thèmes de persécution, la portée altruiste et socialer des thèmes idéalistes, la puissance des pulsions agressives et auto-punitives manifestées."

 

Mais en empruntant à Freud la notion de narcissisme, Lacan lui fait d'emblée subir un déplacement (au sens épistémologique du terme). Nous verrons que tous les emprunts explicites ou non que fera Lacan produiront sur la notion ou le concept empruntés un effet plus ou moins marqué de déplacement, de refonte, comme dirait l'épistémologue François Regnault dont nous utiliserons toujours ici la terminologie épistémologique à moins que nous ne fassion explicitement appel à celles de Bachelard ou de Koyré. Dans son beau livre, Le Retour à Freud de Jacques Lacan, Philippe Julien fait remarquer que si Lacan emprunte à Freud le concept de narcissisme, c'est pour le lier étroitement à sa conception du Moi qui, elle, n'est pas et n'a jamais été - du moins en ces années là - strictement freudienne. On verra comment, plus tard, Lacan s'éfforcera tout de même de trouver chez Freud un support à sa théorie du Moi.

Evoquant les deux grands ouvrages de Freud sur lesquels se fonde la "deuxième topique" : Le Moi et le ça et Au-delà du principe de plaisir, Lacan se livre à une critique très percutante de la confusion dont témoignerait l'opposition freudienne du Moi et du Soi (comme on disait alors pour das Es). Confusion entre deux types de définitions qui devraient rester distinctes : définitions positives et définitions gnoséologiques. Les premières se fondent sur des faits concrets vérifiés par la psychopathologie, les secondes sur une théorie abstraite de la faculté de connaître. Il est piquant que Lacan en appelle ici à une "définition positive" fondée sur des "faits concrets" de l'observation contre la définition gnoséologique fondée sur une théorie a priori, dans la mesure où quelque pages plus haut, il nous mettait en garde - en bon épistémologue dans la tradition de Bachelard -contre l'appel aux faits comme critères de la vérité : "Nous n'userons pas devant nos juges de ces déclarations qui, parées des dehors d'une prudence bien faite pour attirer la sympathie, sont à certains d'un précieux secours pour masquer l'incertitude de leur pensée, nous voulons dire de leur observation elle-même. "nous ne prétendons, se rengorgent-ils, que rapporter un fait", ou encore "Du moins restera le fait que nous rapportons". Sous cette étiquette modeste, ils font ensuite passer la marchandise de quelque fratras théorique, où leur responsabilité restera limitée.

Les faits n'ont pas en eux-mêmes la valeur que leur accordent ces habiles. La preuve est que ces fameux faits s'offrent à l'observation des hommes depuis Adam, mais qu'ils leur sont apparus, en tant que faits, sous des aspects bien différents depuis cette époque lointaine : de nos jours mêmes, le sauvage mélanésien prétend lui aussi, n'en doutons pas, s'en tenir aux faits.

C'est le postulat qui crée la science et la doctrine le fait." (Thèse, 307-8)

En réalité, et pour ne pas entretenir ici d'équivoque de mauvais aloi, toute la question soulevée ici par Lacan - et elle est encore très actuelle - est celle de la profonde différence entre la valeur d'un fait naïvement perçu et de celui enregistré dans l'enquète phénomènologique telle que Lacan la pratique dans l'étude des tensions sociales au sein desquelles s'est constituée la paranoïa d'Aimée et dont il faudra un jour dégager le rapport avec l'enquète phénomènologique telle que l'a conçue Husserl. Nous aurons également à reprendre cette question à chaque fois que nous prétendons nous en tenir aux faits dans une présentation de cas. De quels faits parlons-nous?

Lisons ensemble la critique de la notion freudienne du Moi par Lacan. J'espère que Jean Imbeault nous en fera, si ce n'est aujourd'hui du moins lors de notre prochaine rencontre, un commentaire voire une critique.

"La conception freudienne du Moi nous semble pêcher par une insuffisante distinction entre les tendances concrètes, qui manifestent ce Moi et seules comme telles relèvent d'une genèse concrète, et la définition abstraite du Moi comme sujet de connaissance. Il suffit en effet de se reporter à l'étude de Freud pour s'apercevoir qu'il fait de la conscience-perception (Warhnemung-Bewusstsein) le noyau même du Moi, mais que pour autant il ne se croit pas tenu à différencier le Moi par une genèse autre que topique. Le Moi ne serait que la "surface" du Soi et ne s'engendrerait que par le contact avec le monde extérieur; nénmoins, Freud invoque dans sa genèse la vertu d'un principe de réalité, qui évidemment s'oppose au principe de plaisir, par lequel sont réglées les pulsions du Soi humain, comme de toute vie. Or, ce principe de réalité n'est aucunement séparable du principe de plaisir, s'il ne comporte au moins la racine d'un principe d'objectivité. C'est-à-dire que ce principe de réalité ne se distingue du principe de plaisir que sur un plan gnoséologique, et que comme tel, il est illégitime de le faire intervenir dans la genèse du Moi, puisqu'il implique le Moi lui-même en tant que sujet de la connaissance." (Thèse, p. 324).

" C'est un coup de force, commente Philippe Julien, consistant à réduire le Moi au narcissisme et à l'exclure comme "sujet de la connaissance" au noyau du système perception-conscience", (p. 39). Ce qui n'ira pas sans soulever plus tard l'éternelle question : quelle est le sujet de la connaissance consciente, quel sera le sujet de la pensée réfléchie voire scientifique? Questions dont il est difficile de dire si Lacan y aura jamais répondu ou non.

 

En ce qui concerne l'acte meurtrier d'Aimée, la compréhension freudienne des faits voudrait qu'il soit la manifestation du retour de la pulsion agressive première refoulée par le temps second de l'amour narcissique. Pour Lacan, le passage à l'acte meurtrier est davantage l'accomplissement de la fixation affective du Moi à l'amour narcissique qu'il n'en est le renversement. Il est - nous indique Philipe Julien - "l'aveu suprême d'un amour éperdu de l'image du persécuteur (objet adoré) dans la négation de soi-même" et visant à l'auto-punition.

C'est à cette réarticulation de la pulsion agressive et du narcissisme du Moi que Lacan donnera son fondement théorique en ancrant, en articulant la structuration du Moi narcissique sur l'aliénation à l'image de l'autre et la négation de soi-même. Thèse dont il emprunte la dialectique à Hegel pour l'enserrer dans la conception psychanalytique du Moi qu'il commence à élaborer théoriquement dans le Stade du Miroir. Nous reviendront sur les versions successives de ce stade qui, pour la période qui nous concerne est repris successivement, à partir d'un texte originel supposément perdu ( le texte présenté au Congrès de Marienbad en 1936), en 1938 (Les complexes familiaux), 1948 (L'agressivité en psychanalyse), 1949 (Le stade du Miroir) et 1952 (Quelques réflexions sur l'Ego).

 

II. L'image narcissique

C'est encore Paul Valéry - hanté qu'il fut au tournant du siècle par l'image toujours fragmentée de Narcisse - qui nous montre le mieux que Narcisse n'existe pas dans l'appréhension de lui-même, en lui-même dans une sorte d'auto-satisfaction érotique de lui-même dont le ballet de Serge Diaghilev Prélude à l'aprè-midi d'un faune, sur une musique de Claude Debussy et dansé par Nijinski avait donné le spectacle devant un Tout-Paris médusé et hypocritement horrifié.

Narcisse est tout autre, ne serait-ce que parce qu'il est tout entier dans l'autre là où le faune était tout entier pris en lui-même dans un sollipsisme encore très animal, accentué par le rejt des nymphes et qui culmine à la fin du ballet dans une sorte d'orgasme interoceptif, si je puis m'exprimer ainsi. Narcisse ne se sent exister que lorsque penché sur l'onde immobile des fontaines il voit monter du fond des eaux cet autre lui-même qui seul sait éveiller ses désirs en l'éveillant à la vie. Que les nymphes ne soufflent surtout pas sur l'onde! Car avec le morcellement de l'image de l'autre, c'est lui-même - Narcisse _ qui cesserait d'être et d'aimer. Mais qu'il se penche dans le calme du soir sur l'eau pure d'une fontaine et :

" Là, d'un reste du jour, se forme un fiancé,

Nu, sur la place pâle où m'attire l'eau triste

Délicieux démon adorable et glacé!

 

Te voici, mon doux corps de lune et de rosée,

O forme obéissante à mes yeux opposée!

Qu'ils sont beaux de mes bras les dons vastes et vains!

Mes lentes mains dans l'or adorable se lassent

D'appeler ce captif que les feuilles enlacent;

Mon coeur jette aux échos l'éclat des noms divins!...

 

Mais que ta bouche est belle en ce muet blasphème!

 

O semblable!... Et pourtant plus parfait que moi-même,

Ephémère immortel, si clair devant mes yeux,

Pâles membres de perle, et ces cheveux soyeux,

Faut-il qu'à peine aimés, l'ombre les obscurcisse,

Et que la nuit déja nous divise, ô Narcisse,

Et glisse entre nous deux le fer qui coupe un fruit

 

Qu'as-tu?

Ma plainte même est funeste?...

Le bruit

Du souffle que j'enseigne à tes lèvres, mon double,

Sur la liquide lame fait courir un trouble,

Tu trembles!..."

 

Effectivement, plus loin dans le poème, les vents se lèvent et menacent la fragile image. Plutôt que de la voir à ses yeux disparaître, emportée par le mouvement des nymphes, Narcisse la tue lui-même en l'embrassant et en plongeant dans l'onde où il se noie dans la négation la plus radicale de lui-même :

" Dieux! de l'auguste jour, le pâle et tendre reste

Va des jours consummés joindre le sort funeste;

Il s'abîme aux enfers du profond souvenir!

Hélas! corps misérable, il est temps de s'unir

Penches-toi... Baises-toi. Trembles de tout ton être!

L'insaisissable amour que tu me vins promettre

Passe, et dans un frisson, laisse Narcisse et fuit..."

 

Lisez ce Fragment de Narcisse dans Charmes. Il fut sans doute écrit au début du siècle. Vous y trouverez toute entière et sous la seule forme qui lui convient la théorie lacanienne du narcissisme.

 

L'introduction de l'image dans la théorie psychanalytique va jouer un rôle considérable. L'image est au coeur de bien des débats philosophiques dans la période de l'entre-deux-guerres dont on peut dire qu'elle marque l'essor de ce qu'on a appelé, peut-être un peu hâtivement : la civilisation de l'image. Il y a certainement de nombreuses raisons pour avoir privilégié un tel terme : les développements à pas de géants de l'ère de la technique dont Heidegger nous a donné des analyses pénétrantes dans Sein und Zeit ainsi que dans l'article sur la technique dans Essais et conférences, l'invention et l'essor du cinéma devenu parlant au début des années vingt, la vulgarisation de la photographie, l'essor dans le public des images publicitaires , de la bande dessinnée, etc.

C'est Jean-Paul Sartre qui, dans ces années, fut le grand penseur et théoricien de l'image. Sartre dont on pourrait dire qu'il fut en France le génie antithétique de Lacan, tant c'est à la pensée consciente, à l'exclusion de l'inconscient, qu'il accorde toute son attention, alors que Lacan semblera se désinteresser toujours plus de la conscience, non parce qu'il l'excluerait mais plutôt parce qu'il la met de côté afin de concentrer, de focaliser son attention sur le sujet de l'inconscient. D'autre part, si Sartre consacre toute son attention de 1936 à 1940 à la question de l'image, Lacan commencera de son côté à développer la théorie de l'imago qui est une image, certes, mais d'un genre très particulier.Il n'en reste pas moins que le travail qui consisterait à les lire l'un par rapport à l'autre, dans le contraste lun de l'autre, reste à faire, car s'ils sont antithétiques ils ne s'excluent pas radicalement l'un l'autre et au sein de ce moment de la culture moderne qu'ils ont partagé sur la scène parisienne, leur position l'un par rapport à l'autre devra être située.

Je ne saurais trop vous conseiller de lire les deux livres que Sartre a consacré à l'étude de l'image. Le premier, L'Imagination, date de 1936, il y fait en quelque sorte l'inventaire des théories philosophiques, et psychologiques, qui, depuis Descartes, ont dominé le débat jusqu'à Husserl sans pour autant le faire progresser. Le second, L'Imaginaire, de 1940, complète le premier en nous proposant une étude phénomènologique de l'image inspirée, mais non sans de profonds remaniements critiques, de la méthode promue par Husserl ainsi que par quelques remarques de ce dernier sur le statut de l'image dans ses Recherches Logiques. L'imaginaire, restera sans doute l'étude philosophique (et psychologique) de l'image la plus élaborée et la plus solide - du moins en France - jusqu'à ce que Gilles Deleuze fasse paraître sa propre réflexion sur l'image dans L'image temps et L'image mouvement, il y a quelques années. Nous aurons très certainement l'occasion d'y revenir.

 

Je ne veux pas entrer aujourd'hui dans un exposé des théories métaphysiques puis phénomènologiques de l'image, mais nous aurons à le faire lorsque nous questionnerons de façon plus détaillée le statut de l'image en psychanalyse. Que peut bien vouloir dire un psychanalyste comme Jean-Pierre Bienvenu lorsqu'il m'opposait - au Congrès de l'A.P.P.Q qui s'est tenu à Montréal il y a deux ou trois ans - que plus que les mots il écoutait surtout les images en psychanalyse? Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire? Est-ce que, comme le pensait Freud les représentations de choses seraient plus archaïques, plus inconscientes que les représentations de mots ou que les mots eux-mêmes? Et comment a-t-on accès à ces images? Est-ce que les yeux des patients de Jean-Pierre Bienvenu projettent sur le mur de son bureau les images qu'ils transmettent directement du cerveau comme d'un projecteur cinématographique? Ou bien encore, croit-il que les mots s'éffacent en tant que mots et qu'ils nous livreraient l'image telle que le patient pourrait être supposé l'avoir vue? Lorsqu'une patiente fait sortir dans un rêve qui suivit une séance particulièrement féconde, de celles où une interprétation a touché juste, des mouches de la bouche de son analyste, faut-il rester fasciné par cette image et les images associées de corruption baudelairienne telles qu'on les trouve dans le poème La Charogne des Fleurs du mal, ou bien chercher dans la conjonction des mouches et de la bouche l'image symbolique d'une vision horrifiée du sexe féminin voire la symbolisation visuelle (au sens ancien du mot symbole) d'une question sur la différence des sexes ou encore sur la castration de l'analyste, ou bien encore faut-il écouter le récit, les mots du rêve et remarquer que la "mouche" qui vole sur les lèvres de l'analyste, c'est le surnom affectueux que son mari donne à cette jeune femme, ou bien enfin souligner que le rêve reconnait également que l'analyste avec son interprétation lors de la séance précédente avait "fait mouche"?

 

Q'est-ce qu'une image? On peut en donner une première définition aussi conceptuellement molle que générale en disant que c'est "une représentation intériorisée d'un objet absent, perçu antérieurement ou créé par la pensée" (Sillamy, Dictionnaire de la psychologie). En fait, pendant longtemps on a pensé que l'image était image d'un objet, était l'objet, qu'elle existait comme existe l'objet. Cette conception que Sartre nomme : "une métaphysique naïve de l'image" consistait, et consiste encore à faire de l'image une copie, un analogon de la chose, existant elle-même comme chose, c'est-à-dire existant non seulement pour la conscience, mais également en soi : "elle aparaitraît et disparaitraît à son gré et non à celui de la conscience; elle ne cesserait pas d'exister en cessant d'être perçue mais poursuivrait hors de la conscience son existence de chose", un peu comme la collection d'impressionistes de la banque Wildensetin qui, à New York, a dormi pendant des décennies au fin fond des coffres. Toutefois, chacun qui prétend voir ou entendre ses images comme des choses ne saurait pourtant les confondre en aucune manière avec des choses. Pour sortir de cette impasse sans sortir de cette métaphysique naïve, les psychologues, peu importe ici lesquels, ont accordé à la "chose-image" un statut inférieur à la chose qu'elle représente, "ce ne serait qu'une "moindre-chose" qui aurait toujours son existence propre, qui se donnerait parfois à la conscience comme n'importe quelle chose mais entretiendrait des rapports externes avec la chose dont elle est l'image". De telles suppositions entraînent toute une kyrielle de contradictions qui invalident cette théorie ontologique de l'image et que Sartre analyse dans le détail.

"Tout le mal est né, conclut-il au terme de son analyse, de cette ontologie naïve de l'image, de ce qu'on est venu à l'image avec l'idée de synthèse" - Tout fait psychique est synthèse, tout fait psychique est forme et possède une structure, affirme la psychologie des années trente - "alors, propose Sartre, qu'il aurait fallu tirer une certaine conception de la synthèse d'une réflexion sur l'image" (1936. p. 162). Au lieu de se demander "comment l'existence de l'image peut-elle se concilier avec les nécéssités de sa synthèse" (sans s'apercevoir que dans la façon même de formuler le problème la conception atomistique de l'image était déja contenue), il faut au contraire poser nettement que l'image ne saurait en aucune façon, si elle demeure contenu psychique inerte, se concilier avec les nécéssités de la synthèse. Elle ne peut entrer dans le courant de la conscience que si elle est elle-même synthèse et non élément. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir d'image dans la conscience - pas plus d'ailleurs qu'il ne saurait y en avoir dans l'inconscient - mais l'image est un certain type de conscience. [Pourrait-on dire alors que l'image serait aussi un certain type de pensée inconsciente comme certains psychanalystes, y compris Freud, semblent le croire?]. L'image est un acte et non une chose. [C'est sand oute pourquoi Freud lorsqu'il travaille sur les images du rêve - nous le verrons lorsque nous parlerons de l'"Homme aux loups" - ne s'interesse pas tant au contenu de l'image, à la chose représentée, mais plutôt à la manière dont l'image est construite, à l'acte d'"imaginification", si l'on peut dire].

C'est en partant de cette thèse antithétique de l'ontologie naïve héritée de Descartes, Hume et Leibniz que Sartre, s'appuyant sur le renouveau méthodologique introduit par la phénomènologie husserlienne (dont Lacan semble d'ailleurs s'être également inspiré en écrivant sa thèse, encore que la critique de la phénomènologie qu'il nous propmettait dans son article "Au-delà du "Principe de réalité" n'ait jamais vu le jour), entreprend dans son livre L'imaginaire (1940) une étude phénomènologique en tous points remarquable, et que tout analyste devrait connaître, sur cet acte de la conscience qu'est l'image. Nous aurons maintes fois l'occasion d'y revenir dans le courant de l'année, et son exemple ne me semblerait pas un si mauvais guide pour élaborer une étude phénomènologique de l'image inconsciente. Notion que Sartre exclut d'emblée de son questionnement. De quoi Paul Schilder ou Françoise Dolto voire Gisela Pankov parlent-ils lorsqu'ils parlent de l'image inconsciente du corps?

 

III. Le stade du miroir et l'image spéculaire.

L'image à laquelle Lacan fait appel pour expliciter le rôle de l'imago dans les processus d'identification du moi est l'image spéculaire. Il en "emprunte l'idée à Henri Wallon, non sans faire, tout comme Sartre une sévère critique des théories associationistes de l'image. : "Considérons maintenant les problèmes de l'image. Ce phénomène sans doute le plus important de la psychologie par la richesse de ses donn_es concrètes, l'est encore par la complexité de sa fonction, complexité qu'on ne peut tenter d'embrasser sous un seul terme, si ce n'est sous celui de fonction d'information. Les acceptions diverses de ce terme qui, de la vulgaire à l'archaïque, visent la notion sur un évennement, le sceau d'une impression ou l'organisation par une idée, expriment en effet assez bien les rôles de l'image comme forme intuitive de l'objet, forme plastique de l'engramme et forme génératrice de développement. Ce phénomène extraordinaire dont les problèmes vont de la phénomènologie mentale à la biologie et dont l'action retentit depuis les conditions de l'esprit jusqu'à des déterminations organiques d'une profondeur peut-être insoupçonnée, nous apparait dans l'associationisme réduit à sa fonction d'illusion. L'image selon l'esprit du système, étant considérée comme une sensation affaiblie dans la mesure où elle témoigne moins sûrement de la réalité, est tenue pour l'écho et l'ombre de la sensation, de là, identifiée à sa trace, à lengramme. La conception essentielle à l'associationisme, de l'esprit comme d'un "polypier d'images", a été critiquée surtout comme affirmant un mécanisme purement métaphysique (c'est sans doute Sartre qui est ici visé); on a moins remarqué que son absurdité essentielle réside dans l'appauvrissement intellectualiste qu'elle impose à l'image."

En tant que spéculaire l'image est cette image que chacun de nous aura appris à reconnaître comme sienne dans un miroir. Cette reconnaissance de "moi" dans l'image que m'en reflète le miroir, lorsqui'elle s'opère pour la première fois n'est pas une reconnaissance ni une connaissance, elle est l'acte même de la naissance du Moi. Le Moi vient à naître non pas dans une appréhension solipsiste, auto-érotique de l'enfant fermé sur lui-même dans une sorte d'oeuf ou de sphère sans au-dehors, mais au contraire, lorsqu'il apparaît à l'enfant comme cette image qui le représente hors de lui-même, hors de là où il ne s'appréhende propriceptivement que comme corps morcellé, dans l'image que lui renvoit le miroir. Philippe Julien résume très bien ce moment, cette phase originelle dite du miroir : "Le narcissisme primaire définit un être tout au dehors, d'emblée livré, asujetti à l'autre, à l'évennement."

Dans la perspective ouverte par le stade du miroir, on peut voir d'emblée que l'image au miroir est loin d'être une simple représentation d'un corps qu'un Moi proprioceptif aurait déja pu connaître sur le mode des sensations intero- et proprioceptives avant de s'extérioriser pour devenir un Moi exteroceptif. En fait, l'image au miroir est tout autre chose qu'une représentation, c'est une "morphé", au sens aristotelicien du terme, ou encore une "Gsetalt", une "forme" au sens que les éthologues ont donné à ce terme : C'est-à-dire une "forme" possédant un pouvoir causal d'organisation sur l'organisme qui la perçoit et qui - en quelque sorte - s'organise différemment, se réorganise en la percevant. C'est l'exemple du criquet qui deviendra pélerin ou grégaire selon qu'en se développant il sera exposé à la "Gestalt" d'un criquet adulte pélerin ou grégaire. C'est lorsqu'elle est investie de ce pouvoir formateur dans les processus d'identification qui marquent les différents stades des complexes familiaux tels qu'il les décritas dans Les complexes familiaux (1938), que Lacan désignera l'image du nom d'imago.

En psychanalyse, remarque Lacan, ce que Freud a nommé libido est le pouvoir de formation et d'information réorganisatrice que l'imago possède sur le corps selon un rapport de cause à effet par similarité. Là également, mais dans une perspective différente de celle de Sartre axée sur la conscience, nous retrouvons la notion d'image comme acte.

Mais dans cet autre, encore davantage double qu'autre à ce stade, qui me constitue en Moi, si je me reconnais et s'il m'attire, il me repousse également par ce qu'il aura conservé d'étranger irréductible à moi, de menaçant et qui suscite l'agressivité dans le même temps que l'amour. Ce point d'étranger, ce point de néant autour duquel se constitue fondamentalement le Moi, deviendra das Ding lorsque, dans les années cinquante Lacan disposera du manuscrit redécouvert de Freud : Projet pour une psychologie scientifique.

Telle est la structure première que Lacan décrira dans son article sur la famille sous le nom de "complexe fraternel" qui fonde le registre du sujet moïque et qu'il conceptualisera en 1953 sous le nom d'Imaginaire en l'articulant au Symbolique pour produire le Réel. Nous en avons ici le noeud fondateur, nous aurons à voir la fois prochaine les moments de sa construction et l'impact sur notre pratique si ce que Lacan a construit là est autre chose qu'une simple imagerie distrayante, disons pour l'instant un "schème" (Sartre) qui pourrait soit renvoyer à d'autres schèmes ad infinitum, soit nous conduire vers un réaménagement de notre pensée réflexive dans l'approche de l'objet de notre pratique.

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