PETITE BIOGRAPHIE

des Peraldi

 

Le 14 septembre 1932 - ou le 12? - Jean Peraldi épousait, à l'âge de 23 ans, Denise Roger de 5 ans plus jeune que lui. Leur mariage nouait quatre lignées dont leurs trois fils Jean-Claude, François et Philippe devaient être les héritiers et transmettre le seul nom des Peraldi. Du côté de Jean: les Peraldi et les Godefroy; du côté de Denise: les Roger et les Bonamy de Vilmareuil.

Si Jean-Claude et Philippe ont assuré la transmission du nom en se mariant et en ayant respectivement quatre et trois enfants, François, demeuré célibataire et sans enfants, s'est trouvé dans la curieuse position de transmettre quant à lui le récit de l'histoire de sa famille à ses neveux.

Il ne s'agit pas d'une biographie au sens rigoureux et historique du terme mais plutôt de souvenirs liés au roman familial, et ressuscités par de vieilles photographies, des agendas, des journeaux intimes et quelques lettres conservées dans des greniers et de vieux coffres et retrouvées par hasard. Beaucoup de dates s'avéreront très approximatives surtout en ce qui concerne des personnes ayant appartenu aux générations antérieures à celle de Jean et de Denise et, par ailleurs, il ne m'a pas été possible de retracer les origines familiales bien au-delà de 1870, sauf pour les Peraldi, mais même dans ce cas le récit de leurs origines possibles relève sans doute davantage de ce qu'on pourrait appeler une fiction historique que d'une véritable biographie historique.

 

 

Les Peraldi

Dans les années 1870, un jeune Corse, Antoine Peraldi, décida de quitter son village natal de Zicavo et d'émigrer à Paris. Les circonstances de son départ sont inconnues, mais il n'est pas exclu qu'il ait dû quitter sa terre natale car la Corse traversait alors une crise économique extrêmement grave. En effet, "dans le contexte international d'une économie de marché fondée sur la libre concurrence et au moment de l'éclosion de la révolution industrielle, la Corse, comme d'autres régions qui étaient mal placées et qui n'eurent point les moyens de surmonter leur archaïsme subit l'effondrement des pans entiers de son économie; le fragile équilibre dans lequel elle vivait se rompit et en moins de vingt ans le pays devint exsangue et sa population fut acculée à la misère et à l'émigration." Il semble que les Peraldi possédaient un assez grand domaine où ils cultivaient le châtaigner et l'olivier, la vigne aussi sans doute, du moins pour la branche du Comte Peraldi qui s'était installé près d'Ajaccio au XVIIème siècle. Sans doute faisaient-ils aussi un peu d'élevage. Mais "le renversement de la conjoncture avec la chute des prix agricoles liée à l'élargissement du marché international et colonial affecta progressivement tous les secteurs de la production... Les châtaignes, que l'on cultivait pour en faire de la farine, se vendaient de plus en plus mal sur le continent et nombre de propriétaires se mirent à vouer l'arbre nourricier à la hache du bûcheron pour retirer un profit immédiat de la vente du bois à quelques usines à tanin qui s'ouvrirent autour de la Castigniecia. L'oléiculture s'effondra devant la concurrence provençale et l'invasion du marché par les huiles coloniales. La viticulture - ruinée par le phylloxera - survécut à l'état de relique." Il faudra attendre le milieu du XXème siècle pour que les vins du Comte Peraldi réapparaissent sur le marché français puis, plus récemment, international. Quant au domaine ancestral des Peraldi à Zicavo, il fut sans doute morcellé avant d'être finalement vendu (ou cédé) à un employé dont la famille le possède encore. Antoine Peraldi l'aîné des deux fils vint s'installer à Paris, François, le second, resta en Corse où il fut nommé juge de paix à Ghisani - pas rès loin de Zicavo. L'administration, où beaucoup de corses se précipitèrent, fut longtemps l'une des meilleures profession sur l'île presque complètement ruinée. Il se peut qu'une soeur de François et d'Antoine, Marie, se soit alors mariée à un Camalonga (famille d'origine espagnole) et qu'elle ait émigré en Algérie, à Oran.

La Corse est une île au coeur du monde latin, au centre de la Méditerrannée que bordent trois parties du monde c'est-à-dire trois mondes fort dissemblables. Et l'on peut assurément dire d'elle ce que Valery disait du monde méditerrannéen: "Sur les bords, quantité de populations extrêmement différentes, quantité de tempéraments, de sensibilités et de capacités intellectuelles très diverses se sont trouvées en contact... Ces peuples entretinrent des rapports de toute nature: guerre, commerce, échanges volontaires ou non, de choses, de connaissances, de méthodes; mélanges de sang, de vocables, de légendes et de traditions"

C'est aussi une montagne dans la mer. A la fois refuge inaccessible contre les pillards de toute sorte mais aussi contre ceux qui à différentes époques ont contrôlé la Corse sans vraiment jamais réussir à dominer les Corses qui se sont battus tant entre eux que contre les ennemis du dehors tout au long de leur histoire.

Zicavo est en plein coeur de l'arête montagneuse qui, étendue du Nord au Sud, sépare l'île en deux moitiés assez dissemblables: à l'Est la Di qua dai Monti (l'En-deça des Monts), à l'Ouest la Di la Dai Monti (l'Au-delà des Monts). L'En-deça, tourné vers l'îtalie, en a été constamment influencé tant sur le plan politique que social, tandis que l'Au-delà est toujours resté relativement plus indépendant. "Ainsi, alors que la première zone devenait à l'exemple du mouvement communal italien "Terre de Commune", la seconde resta "Terre des Seigneurs" jusqu'au XVIIIème siècle.

Ces régions isolées en raison du compartimentage des vallées, les pièves, étaient plus ou moins condamnées non seulement à l'autarcie économique, mais pendant des siècles, à un certain particularisme politique exploité par des féodaux locaux, rivaux entre eux, parfois issus de la même souche" et qui n'hésitaient pas à faire appel à des appuis extérieurs, dont Gènes en particulier.

Dans la tradition familiale, les Peraldi seraient venus de Gènes. Après l'élimination des sarrasins et dès le XIVème siècle, Gènes passa contrat avec la Corse, l'emportant en influence - après toutes sortes d'avatars - sur Pise et l'Aragon mais agissant toujours pour y affirmer, comme les deux autres puissances d'ailleurs, l'hégémonie du Pape. Gènes devait favoriser l'émancipation communale contre les petits seigneurs féodaux qui déchiraient l'île de leurs incessantes querelles et de leurs vendetta. Les populations ainsi libérées de la domination seigneuriale se donnèrent d'elles-mêmes à la Sérénissime République par un acte collectif concrétisé par la rédaction d'une convention. Sa mise en application provoqua finalement un mouvement de résistance qui amena Gènes à inféoder la Corse en 1378 à une compagnie de marchand, la Maona. En fait les conflits ne cessent qu'après 1438 lorsque les "ppopulaires" de l'Est firent appel - contre les seigneurs de l'Ouest soutenus par la maison d'Aragon - à la Banque Saint Georges, de Gènes, "avec laquelle le peuple de l'En-deça des Monts négocia les capitula Corsorum. L'Office des emprunts de Saint Georges acquit des pouvoirs très étendus et conserva l'hégémonie économique et politique en alternance avec Gènes jusqu'à ce que finalement par le traité de Versailles du 15 mai 1768, les Gènois cèdent la Corse à la France de Louis XV, en réglement d'une dette militaire.

Le rôle de l'Office et des Gènois pendant trois siècles avait été considérable. Ils favorisent le développement de l'agriculture et du commerce, ainsi que de l'élevage dans les montagnes, assainissent les territoires marécageux de l'Est et la Corse, lorsque les français en héritèrent, était relativement prospère."

Il me plaît de penser que les Peraldi se sont installés en Corse au moment où l'Office des emprunts de la Banque Saint Georges prit le contrôle plus économique que politique de l'île, qu'ils agirent d'abord pour le compte de l'Office puis que petit à petit, profitant des dissensions locales, et des tensions entre les puissnces extérieures qui tentaient de contrôler l'île, ils se sont taillés un beau petit domaine au coeur des montagnes entre les terres communales de l'En-deça, sous contrôle italien et les petites seigneuries de l'Au-Delà plus autonomes, qu'ils gérèrent jusqu'à l'effondrement économique de l'île vers la fin du XIXème siècle.

En effet, on sait d'une part que les Peraldi sont apparus en Corse au XVème siècle et qu'ils venaient de Gènes. Mais ils n'étaient pas Gènois d'origine. En fait le nom de Peraldi est une italianisation du nom français de Pairaud (ou Parandon, en bas latin).

La légende familiale veut que les Pairaud se soient exilés en Italie au moment de la destruction de l'Ordre du Temple par Philippe le Bel en 1314. On sait que le 18 mars 1314, quatre des plus grands dignitaires du Temple: Le Grand Maître Jacques de Molay, le Précepteur de Normandie Guillaume de Charnay, le Précepteur d'Aquitaine Geoffroy de Gonneville et le Visiteur de France, Hughes de Pairaud, furent traînés sur le parvis de Notre-Dame pour confesser une fois pour toute les crimes qu'on leur imputait depuis leur arrestation sept ans plus tôt (sodomie, sacrilège, hérésie) et y être condamnés à un emmurement perpétuel. Mais au dernier moment Jacques de Molay et Guillaume de Charnay revinrent sur leurs aveux, affirmèrent que la règle du Temple était sainte, juste et catho-lique et que leurs aveux précédents leur avaient été extorqués par la torture. Ils furent immédiatement conduits au bûcher et brûlés ru l'ordre exprès de Philippe le Bel, tandis que Hughes de Pairaud et Geoffroy de Ganneville - qui ne se rétractèrenet point et restèrent silencieux - eurent la vie sauve et furent remis en prison. On ne sait trop ce qu'ils y devinrent. Les historiens supposent qu'ils y sont probablement morts, d'autant qu'ils étaient très affaiblis par les mauvais traitements qu'ils avaient subi pendant les sept années que dura le procès du 13 octobre 1307 - date de l'arrestation des Templiers - au 18 mars 1314 où le Grand Maître fut traîné au bûcher. mais une tradition veut que lorsque les esprits se furent calmés (Philipe le Bel ayant réussi à anéantir le Temple et à s'assurer de ses biens était passé à d'autres tâches politiques visant à l'unification du royaume de France), des complicités permirent à Hughes de Pairaud de s'enfuir et de trouver refuge à Gènes - où la République avait refusé de persécuter les Templiers et était assez puissante pour tenir tête à la France tout autant qu'au pape. Est-ce lors de son installation à Gènes qu'il italianisa son nom en Ugo Peraldi ou sont-ce ses descendants qui le firent, nul ne le sait vraiment. Sans doute peut-on penser que - pour toutes sortes de raisons - qu'Hughes avait tout intérêt à changer son nom le plus rapidement possible, car mème s'il était plus en sécurité à Gènes qu'en France, cette sécurité était toute relative.

Hughes de Pairaud avait été Visiteur de France, sa fonction était de vérifier les finances des grandes commanderies françaises. On sait que pendant les deux siècles qui précédèrent leur chute, les Templiers furent les banquiers les plus puissants et les plus riches et probablement les plus habiles du monde méditerrannéen, et que les grandes commanderies, outre leurs fonctions religieuses et militaires, étaient de véritables institutions financières qui rendaient toutes sortes de services bancaires à la plupart des princes et des monarques de l'Europe chrétienne, tout autant d'ailleurs qu'aux sultans et aux émirs du monde arabe. Le Visiteur était donc une sorte de "vérificateur général" et il avait nécessairement une connaissance très approfondie du système bancaire de l'Ordre. On peut - sans nullement extrapoler - penser que ses talents ne pouvaient qu'être extrêmement utiles pour les grandes Banques gènoises dont l'influence et l'importance ne cessait de croître depuis le déclin des Templiers sur les marchés méditerrannéens. Si cette version est juste, elle serait congruente avec l'histoire de la Corse et la place qu'y occupa la famille Peraldi, ainsi qu'avec la légende familiale. Mais j'y vois aussi l'amorce de ramifications plus obscures et plus complexes, prolongées jusqu'à aujourd'hui et dont je parlerai ailleurs.

 

 

Antoine Peraldi

Antoine est donc très probablement monté à Paris après la guerre de 1870, au moment où - du fait des remaniements économiques européens et coloniaux désastreux pour la Corse - les petits et moyens propriétaires terriens se retrouvèrent progressivement ruinés et sans espoir immédiat, ni futur de remonter la pente. Ils émigrèrent en masse surtout vers la France mais également vers l'Afrique du Nord.

Je ne sais pas grand chose d'Antoine. Simplement ce qu'en disait - parfois - son fils, mon grand-père Henri, mais comme je ne l'aimais guère j'ai presque tout oublié de ce qu'il lui arrivait parfois d'évoquer, outre que lorsque j'étais jeune, mon ascendance corse avait plutôt tendance à m'exaspérer. Il y a eu quelques remarques d'Alice Lamontagne et puis - si! - le souvenir des deux grands portraits photographiques ovales qui formaient une paire et que mon grand-père avait pieusement conservés jusqu'à la fin de ses jours. L'un représentait Antoine, l'autre sa femme Félicie, mon arrière-grand-mère.

Je me souviens d'une tête ronde et chauve, un cou carré et court planté sur des épaules massives. Dans mon souvenir, il ressemble étrangement à Paul Claudel jeune, tel qu'on peut le voir sur des photographies à l'époque où épris, passionnément de sa soeur Camille, il haïssait tellement Rodin. Sans doute aurait-on pu décrire Antoine dans les termes mêmes qu'utilise Gide dans son Journal pour décrire Claudel. "Jeune, il avait l'air d'un clou; il a maintenant l'air d'un marteau-pilon. Front très peu haut, mais assez large; visage sans nuances, comme taillé au couteau; cou de taureau continué tout droit par la tête, où l'on sent que la passion monte congestionner aussitôt le cerveau. Oui, je crois que c'et là l'impression qui domine: la tête fait corps avec le tronc... Quand il parle on dirait que quelque chose en lui se déclenche; il procède par affirmations brusques et garde le ton de l'hostilité même quand on est de son avis" (Journal, p. 186).

Il est tout à fait étrange que j'ai pu croire avoir lu dans le Journal de Kafka un portrait très bref de Claudel aperçu dans un salon alors qu'il était jeune consul de France à Pragues. Il m'avait semblé qu'il ressemblait à celui esquissé par Gide et qui me permit de ré-imaginer mon souvenir de la photo d'Antoine. En fait, ce n'était pas du tout la même chose: "Le Consul Claudel, éclat de ses yeux que son large visage recueille et réfléchit; il veut continuellement partir et y parvient du reste en détail, mais pas en général; a-t-il pris son congé de quelqu'un qu'une autre personne se présente derrière la quelle la première, déjà congédiée, reprend son tour" (Journal, p. 8).

Peut-être est-ce la première phrase qui me rapelait le portrait d'Antoine. Il avait en effet les yeux très noirs et le regard intense dans son visage dur, large et lisse. Mais la suite est du plus pur Kafka.

Dur, il aura fallu qu'il le soit pour survivre et - fils de paysans montagnards corses plus ou moins aisés - se faire une place parmi les riches commerçants de la région parisienne, surtout dans le négoce du vin en gros où la compétition était serrée et les moeurs rudes. Il aura dû commencer sa carrière au bas de l'échelle, comme petit employé dans les divers services de la maison de vins en gros de Martini. Puis il s'associa avec un certain Parant pour fonder sa prpre maison de vins qui prit le nom de "Peraldi et Parent". Du moins c'est l'histoire que j'avais construite à l'aide de bribes de souvenirs. Mais alors que j'écris ces lignes, je retrouve une lettre que ma mère a écrite à mon père pendant la guerre sur du papier à en-tête de la maison de commerce où il est indiqué qu'elle fut fondée en 1800. Se peut-il alors qu'Antoine soit venu travailler chez des Peraldi qui se seraient installés à Courbevoie après être montés de Corse en même temps que Bonaparte et les volontaires corses?

Tous ces scénarios sont possibles et d'autres encore car les Peraldi s'étant toujours prétendus Paolistes, certains auraient pu venir s'installer en France au moment où le grand rêve paoliste de l'indépendance de la Corse s'est définitivement écroulé en 1795, et où Bonaparte a fait en sorte que la Corse "devienne une bonne foi française".

Toujours est-il qu'Antoine se retrouve à la fin du XIXème siècle maître des destinées de la maison de commerce familiale au 15 de la rue Saint Germain à Courbevoie.

Je me souviens un peu de cette maison de commerce. Au 15, une grille métallique ouvrait sur une vaste cour carrée pavée de grosses pierres de granit gris, irrégulières et usées par le passage des voitures à chevaux puis plus tard des camions. Au fond de la cour une sorte de grand hangard, le chai, aux immenses portes de bois qui coulissaient sur un rail. C'était la tonerellerie dont mon grand-père fit un jour une peinture dans des camaïeux de bruns (à moins qu'il ne s'agisse d'une pochade faite par son ami Pouzargues) que je possède encore. Je me souviens très bien de la tonnellerie. On y construisait des tonneaux de toutes tailles pour l'entreposage et la livraison des vins, depuis les Grands Fondres de plusieurs muids de contenance jusqu'aux petits tonnelets pour les alcools: le petit fût cher à Maupassant, en passant par les demi-muids, barils et quartants. Je ne crois pas qu'on y entreposait le vin, la maison Peraldi possédait très certainement ses hangars à la halle aux vins de Bercy. Mais je ne me souviens pas y être jamais allé. Lorsque j'ai connu la tonnellerie de la rue Saint-Germain, au moment de la seconde guerre mondiale, mon grand-père - qui ne voulait pas vendre "ne fût-ce qu'un litre de vin aux Boches" - avait décidé de vendre pour une bouchée de pain la maison de commerce pendant l'occupation. Il avait congédié la plupart des employés et il ne restait que le vieux Jules qui m'accompagnait dans la tonnellerie où il nous était formellement interdit d'entrer seuls, sans doute pour que nous n'alûmions par les fûts mais surtout pour que nous ne jouïons pas avec les dangereux outils des tonnelliers: aissettes, chassoirs, colombes, immenses compas d'acier aux pointes aigües , daviers et doloirs tranchants comme des rasoirs, hutets et la merveilleuse plane. Cette dernière, une lame tranchante et légèrement recourbée qui avait une poignée à chaque bout me fascinait tout particulièrement.

Lorsqu'on pénétrait dans la cour au fond de laquelle se dressait la tonnellerie, il y avait à droite une grande maison en pierre de taille de deux ou trois étages à toit d'ardoises grises qui possédait aussi une entrée avec perron sur la rue Saint-Germain et, à gauche, une maison pus petite au rez-de-chaussée de laquelle se trouvaient les bureaux de la la maison de commerce dirigés du temps de mon grand-père par le père Parant et tante Suzanne, l'une des soeurs de mon grand-père. Voir Parant et Suzanne côte-à-côte était pour nous une source constante d'amusement que nous avions vite appris à dissimuler. En effet l'oncle Parant, qui avait épousé Marie, l'autre soeur de mon grand-père, était atteint de la maladie de Parkinson et ses mains tremblaient tout le temps, tandis que tante Suzanne avait un tic du visage qui lui jetait brusquement la tête sur le côté toutes les deux ou trois minutes. Je me demandais comment on pourrait bien arrêter ces tremblements et ces secousses incessants et parfois - pour la voir autrement que perpétuellement secouée par son tic - je tenais la tête de Suzanne entre mes deux mains et effectivement le tic s'arrêtait mais reprenait dès que je la lâchais. J'en étais très étonné et qu'elle ne puisse le contrôler elle-même me laissait profondément perplexe. Elle riait de mon étonnement. Il me semblait que ce devait être un manque de volonté ou de retenue et j'étai un peu choqué qu'une adulte puisse ainsi se laisser aller à de tels comportements, peut-être suspectais-je alors qu'elle était un peu piquée, j'appris beaucoup plus tard que la vérité était toute autre et beaucoup plus triste.

De la petite maison, je n'ai le souvenir que de bureaux vitrés, petits et encombrés de paperasse dont on me donnait des piles pour que je fasse des gribouillis. De la grande maison, je n'ai qu'une impression vague de grandes pièces sombres aux tapisseries murales brunâtres, aux meubles lourds et noirâtres qu'on disait être de style Henri II, aux épais rideaux de velours brun toujours à demi-fermés. Je me souviens mieux du désordre indescriptible de la chambre de mes grand-parents au premier étage, avec ses meubles en citronnier sans style garnis de motifs de bronze qui représentaient des bustes de femme à la poitrine nue comme on en faisait pendant la période de l'Art Nouveau, la coiffeuse-haricot de ma grand-mère, juponnée et couverte de brosses et de peignes à monture d'ivoire et d'argent, toujours garnis de leurs démêlures, de grandes boîtes de poudre de riz en cristal et des grandes houpettes de cygne dont la légèreté et le délicatesse me fascinaient. Le lit, presque toujours défait, était recouvert d'une fourure de petit-gris d'une infinie douceur où nous aimions nous rouler en regardant notre grand-mère Rosine en train de se maquiller à grands renfort de crèmes parfumées, de fond-de-teint et de poudre de riz qui devaient dissimuler -du moins semblait-elle le croire - la propreté douteuse de sa peau. "Cette pauvre Rosine, disait avec un soupir mon autre grand-mère, elle se laisse aller. Comme c'est dommage, une si belle femme!" Il y avait là une odeur lourde que nous humions comme plus tard nous devions humer celle des étables de la mère Coullé à Saint Remy ou des écuries de tonton Plenne à Appeville, à la fois légèrement écoeurante mais aussi lourde d'une sorte de sensualité diffuse comme les muscs ou les odeur de tubéreuses mêlées aux relents de sueurs et de sexe. Un étrange mélange de poudre de riz et de parfum, de senteurs de draps rarement changés, d'odeur de pisse dans les pots de chambres oubliés sous le lit, à moitié plein.

Je doute fort que du temps d'Antoine et de sa femme Félicie - si méticuleuse et stricte dans le souvenir qu'en avait gardé mon père - la maison eût eu cet aspect de désordre odoriférant et poussiéreux que je lui ai connu au moment de son déclin, d'autant qu'il devait y avoir eu pour l'entretenir des domestiques que mon arrière-grand-mère devait diriger à la baguette. La maison était son royaume et je pense qu'elle savait y faire régner l'ordre et la propreté. Nous verrons que si Rosine eut aussi des bonnes, elle ne sut probablement pas les faire travailler, car papa se souvenait que même dans son enfance la maison était mal tenue, ce qui mettait son père dans une fureur qu'il ne contenait pas toujours. Bien sûr, lorsque j'ai connu la maison de commerce, mes grand-parents étaient déjà presque complètement ruinés et il n'y avait plus personne pour en prendre soin.

La maison de commerce fut vendue pendant l'occupation ou juste après, pour une bouchée de pain. Mon grand-père Henri parachevait ainsi la ruine financière qui de temps en temps secouait la famille Peraldi, comme en fonction d'une sorte de principe de répétition dont il m'est difficile de dire s'il est entièrement déterminé par les cycles historiques de la conjoncture économique ou bien s'il n'y a pas - sous-jacente à la conjoncture - d'autres motifs psychologiques, une culpabilité profonde transmise de génération en génération et qui aurait utilisé les aléas de la conjoncture pour oeuvrer dans l'ombre et raviver périodiquement et pour chaque génération nouvelle une sorte de malédiction dont les origines plongeraient fort loin dans le passé plus ou moins mythique de la famille Peraldi et qui se manifesterait par des faillites ou - plus dramatiquement - par des suicides. A chaque génération de Peraldi - à l'exception de celle de mon père et aussi loin que j'ai pu remonter dans le passé - un Peraldi, un homme, se suicide sans raison apparente vers l'âge de 45 ans.

Ainsi en fut-il pour Antoine Peraldi, l'un de ses fils, Fabien et son arrière petit-fils Jean Claude et ainsi en a-t-il sans doute été avant lui. Les psychiatres opineront du bonnet persuadés qu'il ne s'agit là que d'un trait mélancolique ou maniaco-dépressif génétiquement transmis par le sinistre gène de la mélancolie. C'est possible, mais même si gène il y a, je le suppose dormant jusqu'à ce qu'un événement apparamment fortuit déclenche brutalement une crise suicidaire. Toutefois, on peut aussi penser à une "faute" familiale dont la connaissance serait perdue mais dont la punition continuerait à frapper les générations subséquentes de notre famille. J'aime à penser que la faute pourrait être la double trahison d'Hughes de Pairaud, notre ancêtre français, deux fois coupable: d'avoir trahi son Ordre et abandonné son Grand Maître et d'avoir ensuite trahi ses voeux religieux en mettant ses talents de financier de l'Ordre au service des grandes banques génoises.

Antoine Peraldi - pour en revenir à lui - menait la vie à grandes guides. Grand amateur de femmes, noceur, courailleur, bagarreur, il n'hésitait pas à séduire les femmes de ses amis tout autant que de ses clients, à se battre contre des maris jaloux tout autant qu'à se défendre contre les malfrats qui rôdaient la nuit autour du pont de Neuilly et sur les berges de la Seine toute proche de la rue Saint-Germain. Lorsqu'il rentrait de ses équipées nocturnes avec son cocher, les deux étaient armés jusqu'au dents et ils n'auront certainement pas hésité à tirer pus d'une fois un coup de revolver sur quiconque eût eu l'audace de les attaquer pour les voler. En effet, Courbevoie se trouvait juste de l'autre côté du pont de Neuilly qui marquait la limite entre Paris et sa banlieue ouest. Si Neuilly était déjà un quartier chic où l'on trouvait de splendides hôtels particuliers et de beaux immeubles de pierre où vivait une bourgeoisie riche qui affichait sa fortune non sans une certaine morgue qu'elle croyait aristocratique mais qui n'était le plus souvent que ridicule, Courbevoie, de l'autre côté du pont, était beaucoup plus populaire, même si des familles comme les Peraldi, les Duprey, les Bedeaux, les Levasseur, etc., commerçants en gros, y étaient tout aussi riches que bien des bourgeois de Neuilly, mais ils vivaient de façon beaucoup moins voyante. Il y eut d'ailleurs jusqu'au début du siècle, un port sur la Seine, tout près de la rue Saint Germain, pour les grandes péniches qui assuraient le traffic fluvial si important à cette époque. Et l'on trouvait dans les bouges, caboulots et guinguettes de la rue du Vieux Port tout un petit peuple de mariniers journaliers et autres, hâbleurs, buveurs et bagarreurs qui - la nuit - rendaient le quartier tout à fait incertain. Rixes et meurtres n'y étaient pas rares et la Seine se refermait parfois sur d'étranges paquets à forme humaine. De surcroît l'île de la Jatte, chère à Seurat, qui se trouvait là, au coeur de la Seine, entre Neuilly et Courbevoie, était alors, du moins la nuit, un véritable repaire de malfrats en tous genres, ceux qu'au XIXème siècle on appelait encore les Alphonses, souteneurs, voleurs et petits malfaiteurs en tous genres qui surgissaient de l'ombre à la nuit tombée , gampette sur l'oreille, foulard serré autour du cou, le couteau prompt et parfaitement aiguisé. Ils rôdaient près du pont et malheur au passant attardé et imprudent dont on voyait luire la chaîne de montre en or ou qui titubait un peu trop. Ce n'est pas Antoine Peraldi qui s'y serait laissé prendre, il était armé comme un vrai Corse devait l'être et il savait se battre. Il devait avoir une certaine réputation qui lui assurait, ainsi qu'à sa famille, une sécurité relative.

Je ne sais trop pourquoi je me souviens de deux petits pistolets à manche de nacre dans leur écrin qui lui auraient apartenu et qu'en rentrant de quelque soirée ou de quelque spectacle à Paris, il glissait dans les poches revolver de son habit. Selon Alice qui l'a connu alors qu'elle avait 16 ans et peu de temps avant son suicide, il sortait tous les soirs. Les soirs de galas, il portait une chemise dont les boutons étaient des diamants dont il fit faire des boucles d'oreille pour ses deux filles, Suzanne et Marie, lorsqu'elles furent en Mge de se marier.

Si Antoine menait dans le cercle de ses amis et relations d'affaire une vie brillante et tumultueuse, il était, à la maison, d'une extrême sévérité tant à l'endroit de sa femme Félicie qu'à l'égard de ses quatre enfants. Sur le seul portrait que j'ai vu d'elle, le grand médaillon ovale qui faisait pendant à celui d'Antoine, chez mes grand-parents, elle était vêtue de noir et ses cheveux étaient tirés en arrière. Elle avait le visage long et osseux comme mon père, mais elle n'était pas dépourvue d'une certaine finesse de traits. Je n'ai pas retrouvé de photographie d'elle, mais il y a une photographie de papa Jean, âgé de 16 ans, déguisé en femme pour un quelconque bal costumé et vêtu d'une robe et d'un châle que lui avait prêté Félicie, les cheveux - qu'il portait longs - tirés en arrière par un chignon postiche, qui offre - disait papa - une ressemblance stupéfiante avec sa grand-mère.

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