Le désir homosexuel de l'homme et la biologie

I. Science-fiction

Nous sommes en l'année 2001. Le président des Etats-Unis, le révérend Jeremy Falwell, vient d'être réélu pour la seconde fois à la Maison Blanche. Il est difficile de dire ce qu'il représente en fait de majorité, mise à part la Moral Majority, puisqu'à peine 38% de la population Américaine a été amenée à voter et que sur ces 38% il n'a obtenu que la majorité requise. L'Amérique est depuis longtemps indifférente au politique autant qu'au social. L'individualisme y est la règle d'or, chacun cultive son jardin, si possible aux dépens de celui d'autrui, et le Profit - Usura comme disait Ezra Pound - est devenu, avec la bénédiction des prédica-teurs, la seule valeur "morale" connue et reconnue. Pour le reste, who cares?

Le Président Falwell avait consacré son premier mandat à "nettoyer" (sic) l'état d'anarchie économique et sociale créé par son prédécesseur, un homme d'affaire texan qui ne sortit de l'ombre que pour plonger les Etats-Unis et les pays satellites dans l'obscurité de la dépression et un état endémique de guerre civile. Il avait restauré quelque peu l'industrie, en particulier l'industrie des armements nécéssaire à la survie du capitalisme exténué et de plus en plus menacé par les pays du tiers-monde, et au maintien de l' hégémonie des Etats-Unis au Moyen-Orient. Il s'agissait aussi de contrer l'accroissement du pouvoir économique de l'Europe enfin unifiée, de plus en plus socialisante et du Japon. Après avoir anéanti militairement l'Irak, l'Iran, la Syrie et la Lybie - au nom de ce qu'il avait appelé "Les Nouvelles Croisades" - Falwell décida de consacrer son second mandat au nettoyage interne des Etats-Unis.

Le droit de vote des minorités visibles fut quasiment aboli et il noya dans un bain de sang les émeutes extrêmement violentes qui s'ensuivirent. L'avortement fut élevé à la dignité de crime et les femmes furent progressivement éliminées de toutes les positions importantes qu'elles avaient réussi à conquérir durant les septen-nats précédents. "Il faut bien reconnaître, se plaisait à dire Falwell, qu'elles on très largement fait la preuve de leur infériorité intellectuelle (qu'il attribuait à la petitesse relative de leur cerveau), et qu'elles doivent rejoindre leur place sous le triple mot d'ordre aux résonnaces sinistres : Kindern, Kuchen, Kirschen."

Les riches étaient devenus encore plus riches et les 5% de la population qui contrôlait les moyens de production se partageaient désormais près de 70% de la richesse américaine, tandisque que les 95% restants s'apauvrissaient régulièrement et que ce que Marx appelait le Lumpenproletariat dépassait maintenant les 35 %. Il faut dire qu'avec le tournant du siècle le taux de chômage avait dépassé les 30%. Mais, comme pour les Noirs, lorsqu'on leur eut supprimé le droit de vote (après qu'une vaste enquète statistique menée par des hordes de psychologues eut "prouvé" que la moyenne des quotients intellectuels des noirs, ainsi d'ailleurs que leur capacité crânienne, était de plus de 15% inférieure à celles des Blancs), tout mouvement populaire de protestation était impitoyablement écrasé par une armée qui était devenue un véritable état dans l'état. Le CIA et le FBI auxquels s'étaient adjointes de nouvelles Agences moins officielles, mais plus "efficaces" en ce qu'elles ne relevaient politiquement et financièrement que du Président, déployaient tous leurs efforts pour court-circuiter toute possibilité que ne se constituât une force politique populaire cohérente. Depuis la mort des pays communistes, l'exécutif Américain craignait, non sans raison, que banni des pays de l'Est, le communisme ne resurgisse du dedans même des Etats-Unis, en particulier du côté des populations noires et latino-américaines.

Toute cette politique se voulait scientifiquement fondée sur les travaux des successeurs des sociobiologistes qui avaient progressivement pris le contrôle de tous les secteurs de l'ensemble des sciences politiques et humaines et qui avaient constitué, à la demande du Président, une Comission de Surveillance des enseignements distribués dans l'ensemble des Universités dont il s'agissait d'assurer la "scientificité". Comission dont les méthodes et les pratiques ne furent pas sans rappeler à certains qui se turent, celles de la Comission Mac Carthy.

L'assertion fondamentale des sociobiologistes est que tous les aspects de la culture et du comportement humain, tout comme le comportement des animaux, sont encodés dans les gènes et ont été modelés par la sélection naturelle. Ses adeptes soutiennent que jusque dans leurs moindres détails, les structures sociales passées et présentes sont les manifestations incontournables de l'action spécifique des gènes. Par ailleurs, ils prétendent que les gènes particuliers qui fondent la société humaine, en fait la société capitaliste, ont été sélectionnés par l'évolution parce que les traits qu'ils déterminent induisent une meilleurs adaptablité des individus qui en sont les porteurs. La formidable séduction académique et populaire de la sociobiologie, très largement orchestrée par les médias dès le début des années 80, découle directement de ce programme réductionniste simple et de l'argument que la société humaine telle que nous la connaissons en Amérique du Nord est tout à la fois inévitable et le résultat d'un processus d'adaptation qui est présenté comme le seul génétiquement possible.

En cette année 2001, le Président Jeremy Falwell, décida de s'en prendre aux homosexuel(le)s qu'il considérait comme une tare morale et biologique, la tare des Etats-Unis, sans doute parce qu'ils étaient encore organisés en groupe relativement puissants et qu'ils revendiquaient - un peu comme l'avait fait très longtemps auparavant André Gide dans son Corydon - la fonction civilisatrice de l'homosexualité, même si depuis le début des années 80, le Sida avait très largement décimé leurs rangs et entamé leur crédibilité. Certains n'hésitaient d'ailleurs pas à voir dans l'apparition soudaine du virus HIV, ou du moins de sa variante humaine, une manipulation génétique expérimentale, subventionnée par le CIA, qui visait la suppression des drogués et des homosexuels mais dont l'ampleur épidémique n'avait pas été prévue, non plus que les formidables pouvoir de mutation du virus. En cette année 2001, les Etats-Unis comptaient près de 20 millions de sero-posififs et de sidéens, mais on continuait à soutenir qu'il s'agissait surtout d'homosexuels et de drogués.

Pour le Président Falwell, sidéens/homosexuels et junkies n'étaient qu'une seule et même manifestation de dégénerescence génétique voire de malformation cérébrale, la punition génétique de Dieu contre les crimes moraux des américains. Comme la médecine s'avérait être toujours aussi impuissante face au SIDA qu'elle l'était à la fin du siècle précédent, il en conclut qu'il fallait en suprimer les vecteurs humains. Un peu comme ce grand ironiste français qui offrait comme solution pour l'extinction du paupérisme, un des grands slogans politiques de la troisième République, la destruction de tous les pauves.

Sans doute, le temps des grands progroms était-il révolu, et la suppression de cette partie indésirable du Peuple Américain ne pouvait plus se faire comme quelques décennies auparavant les nazis avient tenté de le faire afin d'éradiquer de l'espèce humaine, les juifs et les homosexuels, qu'ils jugeaient génétiquement et cérébralement inférieurs aux aryens. Mais Falwell, alors qu'il était Gouverneur de la Californie, avait finalement réussi à faire adopter un Bill, que les autres Etats acceptèrent ensuite d'enthousiasme. Le nouveau décret recommandait que les sidéens avérés soient parqués dans de grands domaines surveillés en attendant qu'ils meurent, tandis que les séro-positifs dont le gouvernement avait obtenu des médecins et des hopitaux qu'ils en donnent la liste au CIA, étaient passibles des peines les plus sévères s'ils étaient convaincus de se livrer à une quelconque activité sexuelle avec un tiers.

Afin d'extirper l'homosexualité des moeurs sexuelles de l'homme, le Président Falwell s'appuyait sur les travaux d'un biologiste du San Diego's Salk Institute for Biological Studies, Simon Levay. Au début des années 90, Levay avait avancé une hypothèse au sujet des causes biologiques probables de l'homosexualité masculine. Dans le contexte idéologique de cette époque, l'article connut un succès médiatique considérable en dépit des réserves de la communauté scientifique internationale, surtout lorsque le Président Falwell s'en empara pour soutenir de "preuves scientifiques" sa croisade contre les gays. Les protestations des biologistes et des génétiens furent complètement étouffées par l'immense bavardage médiatique des idéologues.

Après avoir étudié la structure de 41 cerveaux, Levay crut pouvoir avancer l'hypothèse que la cause de l'homosexualité masculine se trouvait dans la structure particulière du troisième noyau interstitiel de l'hypothalamus antérieur qui, chez les femmes et les homosexuels mâles, serait deux fois plus petit que chez les hétérosexuels masculins. Il se peut que Levay visait à l'époque à faire reconnaître l'homosexualité comme un trait de comportement dépendant d'un génotype au même titre que la couleur de la peau ou la taille. Peut-être s'agisssait-=il pour lui, qui était lui-même homosexuel, de combattre "scientifiquement" l'idée qui inflitrait depuis longtemps déja l'idéologie dominante aux Etats Unis, que l'homosexualité serait une manifestation de dégénérescence morale, (résurgence des vieilles théories de Lombroso et Nordau), une attitude anti-américaine et anti-chrétienne et qu'elle ne devrait pas être traitée autrement que comme une anomalie biologique anti-sociale.

S'appuyant sur l'hypothèse de Levay, élevée au rang de dogme scientifique, le régime Falwell fit adopter un certain nombre de lois qui visaient en fin de compte à l'élimination progressive des gays, in the bud, so to speak, en altérant par toutes sortes de moyens et à n'importe quel moment du développement du sujet gay, la structure et le fonctionnement du nodule responsable.

Cette prise de position rappela à certains, qui n'en soufflèrent mot, les travaux et les expériences - très généreusement subventionnés par des organismes de recherche affiliés au CIA - des neuro-chirurgiens Mark et Erwin qui, dans les années 70, pensèrent avoir découvert et pouvoir soigner les lésions neurologiques du cerveau des individus qui provoquaient des émeutes populaires dans le villes. On se souvient encore des modes de traitement qu'ils avaient préconisés : lobotomies au lazer, implants d'électrodes dans le cerveau et extension du programme qui prévoyait de stériliser la violence et l'agressivité chez près de 16 millions d'américains, jusqu'à ce qu'une manifestation publique d'une envergure sans précédent fasse - momentanément - reculer le gouvernement devant l'application des recommendations de Mark et Erwin.

Pour les gays, Falwell recommanda que toutes les mères enceintes passent à un certain moment de leur grossesse une imagerie de résonnance magnétique qui permettrait d'évaluer la taille du nodule. S'il s'avérait ressembler par la taille à un nodule gay, il était recommandé à la mère de pratiquer un avortement thérapeutique. Sinon, si l'enfant naissait tout de même, on devait alors prévoir toutes sortes d'interventions chirurgicales, de greffes et de manipulations neuro-anatomiques afin de donner au nodule sa taille "normale" avant d'induire des comportements hétérosexuels en faisant appel au vaste appareillage des techniques behaviorales de conditionnement. Les mêmes traitements étaient offerts aux adultes et ceux qui décidaient de s'y soustraire étaient listés comme des criminels en puissance, des vecteurs potentiels du Sida, et étroitement surveillés par les services sociaux et la police.

II. La faute de Simon Levay.

Loin de l'univers utopique de la science-fiction, il est à tout le moins surprenant que le petit travail de Simon Levay ait eu une audience médiatique telle que le magasine Time a cru devoir lui conscarer un article de deux pages au titre ambigu : "Les hommes gays sont-ils nés gays?" Il faut croire qu'il tombait à point dans le contexte idéologique prévalent dans l'ère post-Reaganienne et dont notre premier chapitre a brossé la caricature.

On voit très bien ce qui se profile derrière ce genre de déterminisme biologique : le maintien et la justification d'une société de classe profondément inégalitaire au nom, non pas de la loi du plus fort ni des voies mystérieuses du Seigneur, mais au nom de la "nature humaine".

Sans doute, en bon universitaire, Levay fait-il appel à la rhétorique de la prudence, c'est un des traits caractéristique du "discours scientifique" qui ne signifie rien d'autre que son ambiguité; ainsi peut-il conclure son étude en ces termes :" La découverte qu'un noyau n'a pas la même taille chez les homosexuels que chez les hétérosexuels illustre que l'orientation sexuelle des humains peut être étudiée au niveau biologique, et cette découverte ouvre la voie à des études sur les neuro-transmetteurs et les récepteurs qui sont probablement impliqués dans la régulation de cet aspect de la personnalité. Une interprétation plus poussée des résultats de cette étude doit être considérée comme spéculative. En particulier, les résultats ne permettant pas de juger si la taille du noyau chez un individu est la cause ou la conséquence de son orientation sexuelle, ou si la taille du noyau et l'orientation sexuelle co-varient sous l'influence d'une variable tierce non encore identifiée". Suit alors l'inévitable exemple puisé chez les rats avant le coup d'envoi final : "Bien que la validité de la comparaison entre des espèces soit incertaine, il semble plus vraissemblable que chez les humains, comme chez les rats, la taille du noyau est fixée tôt dans la vie et influence ultérieurement le comportement sexuel plutôt que l'inverse. De ce point de vue, il serait interessant d'établir à quel moment les neurones qui constituent le noyau sont générés et à quel moment ils se différencient en un noyau dimorphique".

Dans un ouvrage fondamental, paru en 1984, Not in our Genes, un généticien, R.C. Lewontin, un neurobiologiste, S. Rose et un psychologue, L. Kamin, se sont élevés avec beaucoup de vigueur et de rigueur scientifique contre toute forme de déterminisme biologique lorsqu'on aborde la question des comportements humains et - en particulier - de la sexualité humaine. Ils ont montré comment, d'erreurs méthodologiques en falsifications scandaleuses (par exemple les travaux de Burks et Leahy sur le quotient intellectuel) en passant par les glissements de langage chers aux sociobiologistes, les biologistes déterministes ne se placent pas au service de la science mais de l'idéologie dominante de la société capitaliste avancée, tout en méconnaissant complètement ce que n'importe quel neurophysiologue tant soit peu avancé dans sa disciple sait parfaitement : à savoir qu'en matière de comportements humains, il n'y a pas à rechercher dans le corps des causes premières, fussent-elles neuroanatomiques, hormonales ou génétiques, mais à comprendre comment les comportements humains sont sans cesse modelés et remodelés par le jeu des interactions entre le monde des "communications biologiques" et le monde des communications sociales; le langage, par sa double appartenance, biologique du côté de la parole et sociale du côté de la langue, établissant un lien dialectique entre les deux registres de l'humain et constituant le medium essentiel et quasi exclusif qui permet ces interactions. Il n'est pas jusqu'à la structure même des connexions interneuronales et les fonctionnements des neuro-transmetteurs et des recepteurs dans la constitution de ce que jean Pierre Changeux appelle "les objets mentaux" avec tout l'impact qu'on sait sur le registre hormonal, qui ne soient profondément marqués jusque dans leur structure même par la fonction performative du langage et de la parole.

Laisser entendre, en dépit de toutes les précautions oratoires possibles, que le trait déterminant et causal de l'homosexualité masculine se trouverait dans la taille réduite (en fait semblable à celui d'une femme) du troisième noyau interstitiel de l'hypothalamus antérieur, est aussi ridicule que d'essayer de convaincre Hubert Reeves que la terre est plate ou que le soleil tourne autour d'elle. Je veux dire par là que les biologistes déterministes appuient leurs arguments , leurs methodes de recherche et analysent les résultat de leurs observations en fonction de présupposée épistémologiques positivistes aujoud'hui complètement désuets, comme s'ils ignoraient tout de la profonde vague relativiste qui a balayé les sciences dès le début du siècle ainsi que des théories sémiotiques de la communication et du langage qui ont pris un essor considérable dans la seconde moitié de ce siècle et ont si profondément marqué la biologie elle-même. Mais je n'entrerai pas plus avant dans ce débat qui est davantage de l'ordre du décrassage idéologique nécéssaire de certaines disciplines qui posent à la scientificité, ce dont Louis Althusser nous a donné l'exemple dans sa critique de Jacques Monod.

Je voudrais aborder maintenant un autre aspect de la question du déterminisme biologique en prenant prétexte d'une anecdote délicieuse que m'a racontée Leo Goldberger. Il reçut un jour en consultation une jeune femme en état de choc dépressif : Miss Helen H. Elle était éthologue et s'était spécialisée dans l'étude du comportement sexuel des chimpanzés. Parmi ses pensionnaires, un mâle dans la force de l'âge nommé Koko, se masturbait très fréquement mais ne semblait guère s'intéresser aux femelles qu'on lui présentait parfois. Avec la minutie d'une obsessionnelle de la recherche, Miss Helen H. a noté des années durant les heures où Koko se masturbait, combien de fois par jour, la quantité de sperme éjaculé, etc. Sans doute rêvait-elle secrètement du jour où, Koko mort, elle pourrait découper son cerveau en tranches et y découvrir, ô merveille! ô prix Nobel! quelque part dans l'hypothalamus antérieur quelque nodule qui lui permettrait de faire des comparaisons et d'expliquer biologiquement la frénésie masturbatoire de Koko. Elle finit par prendre de longues vacances de 6 semaines. Elle chargea son assistant de continuer à faire le décompte des masturbations de Koko. A son retour, quelle ne fut pas sa surprise et sa déconvenue lorsque l'assistant lui déclara que Koko ne s'était pas masturbé une seule fois pendant la durée de son absence. Mais quelle ne fut pas son horreur lorsque retrouvant Koko son apparition déclancha chez lui une jubilation intense et une masturbation frénétique. Elle venait de se rendre compte que c'était elle la cause des jouissances masturbatoires de Koko et que sans même s'en rendre compte elle en avait été pendant toutes ces années l'unique objet sexuel. Elle s'affondra et - c'était le mieux qu'elle puisse faire - décida d'entreprendre une analyse.

Ce petit apologue nous amène au deuxième point de notre critique de Levay. Il convient de faire une distinction très nette entre ce qu'on pourrait appeler, d'une part, la sexualité biologique, c'est-à-dire le comportement sexuel en tant qu'il serait réduit au seul but de la procréation et qui, comme la faim ou la soif, serait de l'ordre du besoin,et, d'autre part, l'immense champs des activités qui s'étayent - si l'on veut - sur cette fonction (tout comme le plaisir de bouche s'étaye sur la succion) visent la seule jouissance de l'autre et/ou de soi-même et relèvent des pulsions. Gide aurait aimé appeler volupté cette sexualité érotique sans organe spécifique.

Sans doute, comme on l'a fait si souvent pour décrire l'effet de lordose chez la rate en chaleur lorsqu'elle se cambre et soulève son arrière-train pour présenter au mâle interessé l'ouverture de son vagin, peut-on invoquer en l'occurence toutes sortes de mécanismes hormonaux et faire des expériences fascinantes. Par exemple, on supprime les secrétions hormonales et crac! plus de lordose! La rate ne se laisse plus enfiler par aucun des mâles alentour. Mais chez la rate, précisément, le tout de sa sexualité se réduit à la fonction biologique, nul n'a jamais su si elle y prenait plaisir, mais s'il devait advenir que du plaisir semblât s'étayer sur cette fonction, ce serait alors du fait de l'homme, des expérimentateurs qui, dans leurs contacts avec les animaux de laboratoires, les hominisent, les "d'homestiquent" comme aurait dit Lacan.

Je pense à une autre anecdote rapportée par Paul Léautaud dans son Journal Littéraire. Marcel Schwob avait une petite chatte très caressante qui aimait à se tenir sur son bureau lorsqu'il écrivait. Un jour qu'elle était en chaleur et qu'elle tendait son arrière-train vers son maître, celui-ci la fit jouir en lui introduisant un crayon dans le vagin. Sans doute y prit-il quelque plaisir, toujours est-il qu'il déclencha chez la petite chatte une excitabilité erotique extrême qui ne dépendait plus de ses hormones car, en chasse ou pas, elle continua à rechercher la caresse singulière du crayon de Schwob. Emportée par la jouissance hors de son substratum biologique, la petite chatte devint folle et érotomane. Il fallut la faire piquer. Pour son malheur elle avait franchi, à l'instigation de Schwob, la limite qui sépare l'animal de l'humain, la sexualité biologique de la volupté.

Car si la sexualité biologique n'implique aucun plaisir et peut parfaitement se jouer dans le silence des organes et des déterminismes biologiques - je pense à vous tristes épouses du dix-neuvième siècle, endoctrinées par vos prêtres, qui subissiez le coït comme un mal nécéssaire, empaquetées dans vos chemises de nuit de pilou avec le trou au niveau du sexe qui donnait accès au sexe de votre conjoint! - la volupté, la sexualité de plaisir est quant à elle étroitement liée au langage et aux fantasmes, en tant que les fantasmes sont toujours fondamentalement des phrases ou que du moins ils en ont la structure et non pas des images, qui, à tout moment et indépendamment des déterminismes biologiques peuvent déclencher tant chez le sujet que chez son ou ses objets une activité visant au plaisir.

S'il faut effectivement dépasser un certain seuil de secrétion hormonale pour déclencher la position de lordose chez la rate à certains moments génétiquement déterminés du cycle de ses ovulations, et si en dehors de ces moments elle est sexuellement indifférente et inaccessible aux mâles qui l'entourent, il en va tout autrement chez l'être humain. Lorsque Aubrey Beardsley - dans ses dessins érotiques - fait prendre à Bathyllus ou à Lampito une position qui n'est pas sans évoquer fortement la lordose de la rate en chaleur, ou bien que dans Et l'homme créa la femme de Vadim, Brigitte Bardot tend sa croupe dans le même mouvement, il ne s'agit plus de réaction hormonale, le geste peut se faire n'importe quand mais toujours en présence d'un ou d'une autre qui le cause et à qui il s'adresse. Il fonctionne comme un déclencheur de fantasme et de représentations langagières érotiques toujours présents dans la sexualité de plaisir. "Et mon cul, c'est du poulet?" demande B.B. en tendant son admirable croupe. Disons, si l'on veut se risquer à des analogies toujours dangereuses, que dans ce cas le langage et les fantasmes ont prit la relève des secrétions hormonales.

C'est dans ses objets, c'est dans l'autre ainsi qu'au lieu de l'Autre, le lieu du langage, qu'on trouvera la cause des comportements sexuels de l'homme lorsqu'ils visent le plaisir et certainement pas dans les nodules de son hypothalamus, même si les déterminismes biologiques peuvent encore jouer un tout petit rôle chez les humains en leur marquant les limites, d'ailleurs très fluctuantes, de ce qui leur est biologiquement possible ou pas. S'il faut bien pénétrer une femme dans le vagin avec un pénis et dans le vagin seulement, pour l'engrosser - même les homosexuels le savent et le font à l'occasion - le plaisir n'est nullement nécéssaire pour qu'il y ait procréation, par contre,le nombre des agencements corporels qui peuvent provoquer de la jouissance est - quant à lui - infini, ainsi que les mots et les fantasmes qui les accompagnent voire les suscitent et en intensifiant le plaisir.

Il se peut qu'il y ait une corrélation entre l'activité sexuelle biologique et la taille des noyaux de l'hypothalamus, dans la mesure où effectivement l'environnemt influe jusque sur la structure même du cerveau, mais ce n'est certainement pas une raison pour y reconnaître la cause du choix d'objet homosexuel. Sans compter qu'en soulignant comme sans en avoir l'air, que les nodules homosexuels ont la même taille que celui des femmes, Levay réintroduit subrepticement le plus abject des stéréotypes, à savoir que l'homme homosexuel ne serait qu'une femme. "Qui est-ce qui fait la femme dans votre couple?". Même Proust, pourtant si sensible à ces questions n'a pas pu éviter cet écueil en introduisant dans Sodome et Gomorrhe sa catégorie des "homme-femmes" et l'on connait par ailleurs l'immense succès populaire de La cage aux folles.

III. Polysexualité.

Dans une critique cinglante de l'article de Levay, Joseph Carier et Georges Cellert de l'Orange County Health Care Agency, remarquent que toute la démarche de Levay se trouve faussée d'emblée par l'assertion a priori d'une bipolarité entre la catégorie des hommes homosexuels et celle des hommes hétérosexuels. Elle est d'ailleurs posée dès l'intitulé de l'article : A Difference in Hypothalamique Structure between Heterosexual and Homoseual Men , comme si l'on avait affaire à une distinction de "nature", comme s'il allait de soi qu'il existe dans l'espèce "homme" ces deux sous-espèces, comme il existait pour les idéologues nazis des juifs et des aryens au sein de l'espèce humaine et que l'infériorité des premiers était liée à une dégénerescence génétique de l'espèce.

"Bien qu'il semble connaître la diversité des comportements sexuels de l'homme, la trouvaille de Levay est complètement dévalorisée en raison de cette classification bipolaire simpliste. Le continuum comportemental des mâles engagés dans des activités homosexuelles, bisexuells ou hétérosexuelles n'a pas été pris en compte dans le programme expérimental de Levay. Kinsey, par exemple, avait utilisé une échelle à sept degrés pour décrire les comportements sexuels. Levay, quant à lui, inclut dans sa catégorie des homosexuels tous ceux qui ont eu ne fut-ce qu'un rapport sexuel avec un autre homme, indépendamment du nombre de rapports sexuels qu'ils auraient pu avoir avec des femmes. Il en résulte un préjugé qui fausse complètement sa classification lorsque, par exemple, des hommes qui se déclarent bi-sexuels sont classés parmi les homosexuels ce qui implique une réduction du comportement sexuel qui n'existe pas pour des hommes qui n'auraient de rapports sexuels qu'avec d'autres hommes."

En fait, si l'homosexualité était pré-déterminée par des facteurs neuro-anatomiques, hormonaux ou génétiques, on devrait effectivement trouver parmi les hommes ces deux catégories nettement diversifiées et sans passage possible de l'une à l'autre. Il semblerait alors que certains hommes désireraient les hommes de toute éternité, tandisque les autres n'aimeraient que les femmes. C'est bien d'ailleurs sous l'influence de cette idéologie naturalisante largement médiatisée, que beaucoup d'homosexuels cherchent - et trouvent dans le registre d'une mauvaise foi pas nécéssairement consciente - une dé-responsabilisation de leur choix d'objet.

"Pour autant que nous soyons libres de faire des choix éthiques qui peuvent se traduire par des pratiques, la biologie n'est pas pertinente; pour autant que nous serions déterminés par notre biologie, nos jugements éthiques ne seraient pas pertinents. C'est précisément parce qu'il disculpe l'homme que le déterminisme biologique exerce un attrait si répandu. Si l'homme domine la femme, c'est parcequ'il ne peut pas faire autrement. Si les employeurs exploitent les travailleurs, c'est parce que l'évolution a produit en nous des gènes d'activité "enterpreneuriale". Si nous nous entre-tuons dans des guerres incessantes, c'est dû à la puissance de nos gènes de territorialité, de xénophobie, de tribalisme et d'agression". On comprend qu'une telle théorie, explicitement soutenue par les sociobiologistes, soit une arme puissante entre les mains des idéologues qui tentent de protéger un ordre social menacé, au nom de la défense génétique de la libre entreprise.

Qu'il ait fallu dé-reponsabiliser l'homosexualité lorsqu'elle était juridiquement un crime, on pourrait encore le comprendre, mais doit-on penser que cette criminalisation, même si elle a été effacée des lois, n'en est pas moins restée prévalente dans la doxa, dans l'idéologie et les pratiques qu'elle impose, en dépit de la soi-disant révolution sexuelle des années soixante? La doxa, l'idéologie dominante peut elle aussi faire force de loi, fut-ce contre la loi, surtout lorsqu'elle s'appuie sur un soi-disant ordre naturel des choses et du monde. Un ordre qui serait déterminé en dernière instance, non par des facteurs économiques, mais par des gènes, les gènes de la nature humaine, les gènes capitalistes, comme le soutiennent les sociobiologistes, derniers avatars en date du déterminisme biologique.

Même si les comportements homosexuels de l'homme étaient causés par un gène, l'immense diversité de ces comportements sur l'échelle des polysexualités qui s'étend entre le pôle de l'homosexualité exclusive et celui de l'hétérosexualité exclusive (qui ne sont en fait que deux mythes idéologiques), obligerait de reconnaître que ces gènes auraient à coup sûr une "pénétration" incomplète et une "expressivité" variable. L'inconvénient est que si l'on suppose des gènes du comportement humain qui n'affectent qu'une proportion non-spécifiable de leurs porteurs (pénétration incomplète) et qui n'induisent que des variations non-spécifiables dans leurs effets (expressivité variable), aucun généticien au monde ne pourra jamais en confirmer l'existence.

Que dirons-nous de l'opposition nodule homosexuel vs nodule hétérosexuel? Faudra-t-il a Levay découvrir (et sur quel échantillonnage pour que ce soit statistiquement pertinent?), la gamme variée de toutes les tailles de nodules allant du plus petit (celui des femmes-femmes, de l'"éternel féminin") au plus gros (celui du surmâle d'Alfred Jarry) et les corréler à toutes les formes intermédiaires des comportements sexuels? Et que dire de ces hommes - fort nombreux - hétérosexuels bon teint et bons pères de famille qui, dans la quarantaine, lorsqu'ils en reviennent de jouer le jeu idéologique de l'hétérosexualité machiste et qu'ils n'ont plus grand chose à perdre sur le plan de la respectabilité sociale, se sentent soudain attirés puis se mettent à goûter aux charmes des travestis, des jeunes garçons voire d'hommes qu'ils savent être homosexuels quant ce n'est pas d'un collègue qu'ils ont côtoyé plus de 20 ans, qui brusquement suscitent en eux un élan érotique irrespressible, le désir de nouvelles voluptés? Est-ce parce que leur nodule se ratatine?

Je pense ici, pour illustrer mon propos, à une anecdote savoureuse que m'a rapportée Fabien, un analysant homosexuel. Avant d'avoir une activité homosexuelle, Fabien avait connu dans son adolescence des amours intenses pour des filles et des amitiés platoniques passionnées pour des garçons. Il se lia d'amitié avec Alain et devint bientôt un ami de sa famille. Alain avait une soeur, Anne-Marie, dont Fabien n'était pas amoureux mais qu'il aimait beaucoup. Les paremts d'Alain étaient divorcés depuis fort longtemps. La mère d'Alain était une femme autoritaire, mais le père était un grand viveur, passionné de jazz, de femmes et de chasses en Afrique. Anne-Marie devait se marier à Münich avec un allemand. Toute la famille s'y rendit ainsi que Fabien qui devait être le témoin d'Anne-Marie. Mais la noce, pour des raisons que nous n' évoquerons pas ici, n'eut pas lieu et tout le monde se retrouva quelque peu désarçonné. Chacun décida de renter chez soi. Au moment de repartir, le père d'Alain, Henri, prit Fabien à part et, dans des termes sans équivoque, lui proposa de rentrer avec lui et de laisser Anne-Marie et sa mère rentrer de leur côté. "Nous pourrons nous payer un peu de bon temps" lui dit-il avec un sourire plein de promesses. Fabien refusa gentiment la proposition mais en demeura complètement confondu. Il se demanda si Henri avait voulu le tester et peut-être savoir si Alain et lui étaient plus que des amis... il crut s'être trompé. Pourtant, ce qu'il avait entrevu lui fut confirmé quelques semaines plus tard par Rio, la maîtresse d'Alain, qui était meneuse de revue dans un cabaret de Montparnasse. Un soir, peu de temps après le voyage à Münich, quelle ne fut pas sa surprise de voire débarquer dans la salle du cabaret Henri dans la joyeuse compagnie de deux des travestis les plus célèbres de l'époque : Bambi et Ashley April, avec qui il paraissait plus qu'intime. Elle le raconta à Alain qui n'eut pas l'air d'en être très offusqué, voyant cela, Fabien décida de lui raconter l'incident de Münich et la proposition qu'Henri lui avait faite. A sa stupeur, Alain, d'ordinaire si posé, explosa et s'écria au comble de l'agitation : "Ah ça, ça aurait été un comble que le père y passe avant le fils!!!", dévoilant sous le coup d'une émotion intense un regret homosexuel qu'il ne se serait jamais avoué en d'autres circonstance et dont il ne fut jamais plus question par la suite.

Quant à Henri, après quelques années passées à batifoler avec des travestis et de jeunes garçons, il revint finalement aux femmes. "C'est sexuellement moins excitant, avoua-t-il un jour à Rio, mais c'est moins fatiguant, c'est du connu!". On pourrait intituler la vie sexuelle d'Henri :"les avatars du nodule."

Je ne veux pas entrer ici dans un exposé de le conception psychanalytique de l'homosexualité masculine pour faire la pièce à Levay et aux biologistes déterministes. Je voudrais seulement souligner l'importance - tout à fait méconnue par Levay - dans la genèse de l'homosexualité masculine et du choix d'objet homosexuel, de la fonction de l'autre ainsi que de l'Autre (l'instance qui représente chez le sujet la loi du langage). Fonction sans laquelle on ne saurait comprendre quoi que ce soit au comportement sexuel, je préfererais dire érotique, de l'homme et - en particulier - de ceux qu'on dit homosexuels.

En psychanalyse, je veux dire dans la pratique même de la psychanalyse, on se rend très vite compte que l'homosexualité masculine - qu'on peut effectivement définir avec Freud et Lacan comme une "inversion quant à l'objet" - se structure au niveau d'un Oedipe plein et achevé. A ceci près que dans l'Oedipe, l'homosexuel occupera une position particulière et qu'à cette position, il tient par-dessus tout sans que pour autant ses rapports à l'objet féminin soient abolis, bien au contraire. C'est parce qu'il tient très fermement à cette position qui lui est précieuse et primordiale, et parce qu'il a fortement refoulé les phases normales de l'Oedipe qu'il a traversées, en particulier celle de la rivalité avec le père, que l'homosexuel croit qu'il l'est de toute éternité, mais c'est aussi pour cela qu'il est si difficile dans l'analyse, sinon impossible, d' ébranler sa position.

Dans cette mise en place des rapports à l'autre et à l'Autre qu'est l'Oedipe, on a souvent souligné l'importance du rapport à la mère. On entend dire qu'elle se serait davantage occupée de l'enfant que le père, de façon castratrice et en survalorisant l'objet pénien au point que pour l'enfant homosexuel, aucun partenaire susceptible de l'intéresser ne saurait en être privé. "La clé de l'homosexualité masculine est celle-ci : l'homosexuel étant homosexuel, à savoir dans toutes ses nuances. accorde cette faveur prévalente à l'objet pénien et en fait une caractéristique absolument exigible du partenaire sexuel, mais en tant que sous une forme quelconque, c'est la mère qui fait la loi au père. Je vous ai dit que le père intervenait dans cette dialectique du désir qu'est l'Oedipe pour autant qu'il fait la loi à la mère". Cette loi est décomposable en trois temps. Elle s'adresse d'abord à la mère : tu ne ré-aborberas pas ton enfant; elle s'adresse ensuite à l'enfant : tu dois renoncer à être l'objet du désir de ta mère, le phallus de ta mère, renoncer au corps à corps avec elle; et enfin cette loi impose au sujet la médiation de ses rapports à l'autre par le biais de l'Autre : par la parole et le langage. Au lieu de continuer à construire les rapports du désir dans la relation immédiate à la mère qui caractérise les premiers âges, le "Non-du Père" (lacan) impose à l'enfant une médiation par le langage pour tenter de retrouver l'objet perdu cause du désir. ***

Je crois que nul mieux que Proust n'a décrit cette défaillance du père à soutenir ce "non" structurant, et la voie inéluctable dans laquelle cette défaillance du père à dire : "non" au moment opportun et à soutenir ce non, devait engager le petit Marcel. C'est au tout début de La Recherche, le narateur évoque le rituel du baiser maternel du soir avant qu'il ne se couche. Baiser sans lequel il lui aurait été impossible de s'endormir. Un soir que Swann était venu dîner, on décida d'envoyer Marcel se coucher plus tôt que d'ordinaire - "contre la foi des traités", c'est-à-dire des habitudes entretenues par la mère et la grand-mère du petit Marcel - "Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. "mais non, voyons, laisse ta mère, [intervint mon père], vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte!". Sans doute à ce moment le père agit comme un père oedipien en cassant, en interdisant la symbiose, le corps à corps de la mère et du fils ritualisé par le baiser du soir. Il substitue sa loi à celle des habitudes maternelles. Mais hélas! il ne soutient pas sa loi. Sans doute Marcel dût-il monter se coucher sans son viatique et le contact vespéral avec le corps de sa mère, mais il n'y renonce pas encore, il tente, en vain de faire monter sa mère en la faisant appeler par Françoise sous un prétexte mystérieux, rien n'y fait. la loi du père semble s'imposer - inflexible - à la mère comme au fils. Marcel décide alors d'attendre sa mère en haut de l'escalier qui mène aux chambres pour obtenir son baiser du soir au moment où ses parents monteront se coucher. Lorsqu'elle l'aperçoit, sa mère, soutenant la loi du père, lui intime de rentrer dans sa chambre tout de suite avant que son père qu'on entend déja monter l'escalier, ne le voie "attendant comme un fou", mais, trop tard, le père est là devant la mère et le fils. A ce moment là, tout son comportement de père interdicteur bascule. "Il me regarda un instant d'un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarassés ce qui était arrivé, il lui dit : "Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n'as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n'ai besoin de rien. - Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j'aie envie ou non de dormir ne change rien à la chose - on ne peut pas habituer cet enfant... - Mais il ne s'agit pas d'habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l'air désolé, cet enfant; voyons nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu l'auras rendu malade, tu seras bien avancée! Puisqu'il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher".

Marcel aurait dû être fou de joie, mais au lieu de cela, il est submergé par la peine et le sentiment de l'irrémédiable, il éclate en sanglots irrépressibles et - bien des années plus tard - en terminant le récit de cette admirable scène, il ajoute : " En réalité, ces sanglots n'ont jamais cessé; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvent que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir".

"Qu'est-ce que cela veut dire, semble se demander Lacan en écho à ce texte? Très précisément ceci : au moment ou de par l'interdiction du père, aurait dû se passer la phase de dissoultion concernant le rapport du sujet à l'objet du désir de la mère, c'est-à-dire au fait que la possibilité pour lui de s'identifier au phallus fut complètement passée, coupée à la racine par le fait de l'intervention interdictive du père, à ce moment-là c'est dans la structure de la mère qu'il trouve le renfort, le support, le quelque chose qui fait que cette crise ne se passe pas; à savoir, qu'au moment idéal, au temps dialectique où la mère aurait due être reconnue comme privée de cet objet comme tel, c'est-à-dire que le sujet ne sache plus à quel saint se vouer, à ce moment-là il trouve en elle sa sécurité".

On trouve bien effectivement dans le récit de Proust les deux temps de l'interdiction nécéssaire du père, déja évoquée par Freud, et largement développée par Lacan :

1) Il y a eu interdiction;

2) mais cette interdiction échoue et - en d'autres termes - c'est la mère qui, en fin de compte, fait la loi.

Dans le cas de Fabien dont j'ai parlé plus haut, si le père a lui aussi échoué à soutenir la loi devant la mère, ce n'est pas parce qu'il aurait été absent ou trop faible ou encore parce que la mère aurait été trop présente, trop puissante, mais en fait parce que son père aimait trop sa mère. Et si dans son analyse, Fabien n'a pas failli à décrire la relation tensionnelle à sa mère comme marquée de toutes sortes d'accusations, de plaintes, de manifestations agressives... il n'en reste pas moins que, plus avant dans l'analyse, son père finit par resurgir de l'oubli d'abord comme objet d'amour - ce que Fabien avait toujours dénié - puis comme rival au sein d'un Oedipe non-inversé.

Pour affronter la menace paternelle Fabien a "inventé" l'une des solutions possibles, au lieu de tuer "symboliquement" le père pour s'y identifier, il a considéré que la façon de tenir le coup lors du passage par la crise oedipienne - parce qu'il voyait bien que la mère ne se laissait pas ébranler par le père qui l'aimait trop - c'était de s'identifier à sa mère. Et de cette place d'identification à la mère, toute la question qui se posait à lui était de découvrir, de vérifier si son père - ou tout autre substitut masculin du père - avait ou non un objet pénien susceptible de faire jouir la mère, et par voie d'identification, lui- même; un objet pénien érectile. D'où cette quète inlassable, mais jamais convaincante, toujours à reprendre, de Fabien qui n'a plus jamais cessé de demander à tous ses partenaires de montrer s'ils en avaient un ou pas.

Toutefois, dans le cas de Fabien les choses se sont avérées être un peu plus complexes. Son père, avons-nous dit, aimait excessivement sa mère. Mais en l'aimant ainsi, il avait été, du moins dans le fantasme de Fabien, jusqu'à lui donner ce que du fait de ce don il n'avait plus : son organe pénien. Sans doute n'était-il pas châtré, mais Fabien devait conjoindre deux certitudes paradoxales : d'une part il lui fallait vérifier en prenant la position de la mère que le père - ou ses substituts avait bien un pénis qui pouvait le faire jouir, tout en redoutant d'autre part, que ce pénis paternel ne soit enfermé dans le sexe maternel à qui, par amour, le père en aurait fait don.

Fabien, comme la plupart des homosexuels que j'ai écoutés en analyse, n'avait pas une peur effrayante du sexe féminin. Contrairement à ce qu'on entend répéter a satiété à propos des homosexuels, l'organe féminin comme tel n'évoquait nullement pour lui l'image terrifiante de la castration, la tête de méduse. Pendant son analyse, il fit de nombreux rêves où il plongeait - dans un état de jouissance infinie - dans le vagin grand ouvert d'une femme, de tels rêves sont loin d'être rares chez les homosexuels; il eut même une liaison assez longue avec une jeune femme qu'il aimait beaucoup, mais qui ne lui procurait pas une jouissance aussi intense que ses partenaires masculins. L'horreur qui, dans les rêves de Fabien, succédait à l'extase de la pénétration d'une femme, n'était pas liée à la crainte d'être castré ou dévoré par le vagin, qu'on dit trop facilement denté, mais elle apparaissait lorsque pointait la pensée qu'il y avait dans ce vagin quelque chose de terrifiant, et que ce quelque chose, c'était possiblement le phallus du père, un phallus hostile " à la fois fantasmatique, présent et absorbé par la mère, dont la mère elle-même détenait la puissance véritable".

Peut-être au terme de ce périple entrevoyons-nous un peu mieux l'extrême complexité des rapports que l'homosexuel entretient avec les objets primordiaux qui causent son désir et structurent sa position dans le champ des comportements sexuels, et peut-être pouvons-nous mesurer que dans une compréhension relationnelle de l'homosexualité masculine - si soigneusement éludée par Levay et ses semblables - nous sommes extrêmement loins des effets possibles du troisième noyau interstitiel de l'hypoyhalamus antérieur sur le comportement homosexuel de l'homme.

François Peraldi

Varengeville, juillet 1992

NOTES

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