COURS 16

 

 

Je vais finir de parler de fonctions et champs du langage et de la parole en psychanalyse en laissant de côté la troisième partie parce que je voulais terminer simplement cette année en rassemblant un petit peu les positions théoriques de Lacan sur le symbolique ou ce qu'il appelle le langage. Et vous allez voir pourquoi je m'arrêterai là-dessus et sur quoi on redémarrera l'an prochain. L'an prochain, en principe, on commencerait à étudier la période qui s'étend de 1953 à 1964, c'est-à-dire la période incontestablement la plus féconde et la plus riche curieusement peut-être pas, on le verra, tant sur un plan théorique que sur un plan pratique clinique. Je pense que les très grands séminaires cliniques de Lacan sont proférés pendant cette période-là. Je crois qu'on ne peut pas voir autrement des séminaires comme "Le Moi", "Les psychoses", "La relation d'objet", "Le désir et son interprétation", "Le transfert", que comme des grands déminaires cliniques même s'ils ne se présentent pas sous la forme habituelle de textes cliniques. On pourra voir ce qu'il en est.

Je ne sais pas du tout commnent on va travailler. Je ne pense pas qu'en l'espace d'un an on aura le temps de parcourir les dix séminaires de Lacan même avec l'utopie la plus frénétique, la plus acharnée. Je ne pense pas que ce soit possible. Je ne sais pas non plus si - j'aimerais bien avoir vos avis à ce sujet-là - je vais faire les séminaires chronologiquement les uns après les autres. Là encore, je pense qu'on serait pris dans un souci d'exhaustivité qui rendrait l'entreprise qu'en dix ans on y serait encore. Il n'est exclu que ce que j'ai envie de faire c'est de partir non pas du premier mais peut-être du séminaire "Le désir et son interprétation" parce qu'il me semble clore une première étape, une première série de cinq séminaires au cours desquels s'élabore le cas du désir et des modalités de son interprétation, donc une série de textes didactiques extrêmement importants et puis de centrer notre attention sur ce séminaire et de tisser, si l'on peut dire, à travers tous les séminaires précédents, un certain nombre de fils thématiques, un certain nombre de concepts. On prendrait le désir à son interprétation et sans cesse on retraverserait les cinq premiers séminaires. Les premiers séminaires c'est "Les premiers écrits techniques de Freud", "Le Moi", "Les psychoses", "La relation d'objet" et "Le désir et son interprétation".

Alors comme vous n'avez peut-être pas tous les deux séminaires "La relation d'objet" et "Le désir et son interprétation", je suis en train de les mettre sur disquette avec un index et je faire mettre sur disquette souts les séminaires qui n'ont pas été publiés et qui ne le seront probablement jamais grâce aux bons soins de mon grand ami Muller. Je pourrai vous vendre, au prix que çà me coûtera, les séminaires sur disquette. J'essaierai d'avoir le second prêt pour la reprise en septembre.

Alors aujourd'hui je vais une sorte de commentaire sur l'impression que j'ai parfois (et pour l'avoir entendu dire aussi) que l'on pourrait s'étonner finalement de ne pas nous voir apporter ici des idées nouvelles de ne pas travailler à essayer de dire des choses qui n'auraient jamais ni dites ni entendues. Et on pourrait souhaiter qu'à chacun des mardi, comme Lacan en donnait d'illusions, on pourrait s'attendre à ce que moi ou d'autres apportent une nouvelle idée, une nouvelle formule. Je crois que c'est une idéologie de type médiatique et à moi-même autant qu'à ceux qui pourraient reprocher qu'on n'aborde pas de choses nouvelles, je pourrais répondre justement ce que Einstein répondait à Paul Valérie qui s'étonnait qu'Einstein ne note jamais rien, n'écrive jamais ses pensées, "vous savez, des idées nouvelles on en a peut-être dans le meilleur des cas une dans sa vie mais je vous assure que quand celà arrive on a pas besoin de l'écrire pour s'en souvenir".

Je voudrais parler de l'opposition du nouveau et de la nouveauté. Il m'intéresse absolument pas, pour ma part, de dire des choses nouvelles ou d'apporter des nouveautés. En fait - c'est pas tout à fait vrai mais vous allez voir comment la question peut se poser - c'est que ce dont nous parlons ici soit autre chose qu'un simple jeu intellectuel, une passade, ou voire même dans le meilleure des cas ou le pire des cas, une passion, aussitôt oubliée d'ailleurs dès qu'une autre s'offre à l'imagination, un peu comme quand on dit, "un clou en chasse un autre", ou bien quand une nouvelle mode intellectuelle se présente. Ce que j'espère ici, c'est qu'à force de travailler ce qui peut paraître du connu, ce "connu" infléchisse notre pratique pour ceux d'entre nous qui sommes analystes, et très lentement transforme notre pensée et les gestes que cette pensée pénètre.

De façon extrêmement sommaire, superficielle, en survol, je dirais qu'on peut distinguer deux grands axes de connaissances. Un premier axe, ce serait ce que Heildeger appelait le bavardage analytique qui serait complètement déconnecté de la pratique de l'analyse et c'est, me semble-t-il, le plus souvent ce à quoi on a affaire dans ce qu'on lit, dans ce qu'on entend dans les conférences. Et d'ailleurs nul d'entre nous - pas moi plus qu'un autre - n'échappe à ce bavardage. Il y en a d'autres, par exemple, qui excèlent dans le bavardage. Je pensais à Beaudriard, par exemple.

Et puis, il y a - et çà j'aimerais éventuellement un jour le développer - ce que j'appellerais un peu en référence à Heildeger non pas la science de l'analyse mais l'artisanat, surtout pas l'art, de l'analyse, au sens où Heildeiger pouvait parler d'un artisanat de l'écriture; et dont j'ai commencé à vous donné quelques exemples dans ce que j'appelle la structure idiogrammatique primordiale du langage la semaine dernière ou encore la structure rhétorique secondaire qui est si évidente dans le travail du rêve mais qui est aussi évidente dans le texte de Lacan. L'écriture de Lacan - c'est un peu ce que je vous indiquais il y a quinze jours - est une écriture qui semble baroque uniquement parce qu'elle fait appel à la quasi-totalité des figures rhétoriques qu'on apprenait autrefois et qu'aujourd'hui on n'apprend plus, et qu'on ne peut donc plus du tout maîtriser, mais qui pourtant sont des figures par lesquelles l'inconscient parle. Et çà parle autrement que ce que cette rhétorique semble soutenir.

La question n'est pas de savoir si ces thèmes nous sont familiers ou non et si les ayant abordés on a l'impression que c'est du connu, voire du archi-connu, mais celle que je voudrais qu'on ne perde jamais de vue et que je ne voudrais jamais perdre de vue moi-même, celle de savoir comment notre pratique est pénétrée jusqu'en son moindre détail de l'analyse d'un rêve - par exemple, d'un acte manqué ou encore d'un mot d'esprit de cette connaissance. Et je ne suis pas sûr qu'elle soit profondément pénétrée. Il y a là - et je parle ici pour moi - qui n'est pas facile à maintenir et je dirais que c'est quand même au tournant de ce que nous faisons lorsque nous faisons de l'analyse que nous pouvons témoigner que toutes nos réflexions, nos pensées et notre savoir sont aussi quelque chose de plus qu'un simple bavardage au seuil d'un agir qui n'a en fin de compte jamais lieu. Il me semble qu'on pourrait avancer que si ce qui se dit ici partout où on parle d'analyse n'est pas sans cesse médiatisé par ou remis sur le métier de notre pratique quotidienne, alors il me semble qu'on n'a pas encore franchi le seuil sans retour où la psychanalyse commence. Ce que je voudrais essayer de soutenir c'est que le nouveau n'est pas la nouveauté, que le nouveau ne relève pas de l'accumulation d'idées nouvelles et originales dont on est tous, bien sûr, plus ou moins friands. Si je devais souligner ce qu'est le nouveau, je dirais que le nouveau c'est que notre pratique et nos concepts ne cessent de se nouer dans un rapport dialectique infini, et que nous sachions nous maintenir au niveau de travail qu'exige de nous le désir de l'analyse qui est aussi désir de vérité.

Voilà, par exemple, ce que je voudrais essayer de vous faire sentir dans les termes où Heildeiger en parle ce ce qui concerne la question qui centre toute sa pensée à lui. Je trouve qu'il est très proche de ce qui pourrait être une espèce d'indication, de pointage d'une certaine attitude. "L'objet de la pensée", décrit Heildeger, "n'est pas atteint du fait qu'on mette en train un bavardage sur la vérité de l'être et sur l'histoire de l'être qui est, vous le savez, la question qui n'est jamais posée. Ce qui compte c'est uniquement que la vérité de l'être vienne au langage et que la pensée atteigne à ce langage. Peut-être alors le langage suggère-t-il l'expression beaucoup moins précidité d'un juste silence, mais qui d'entre nous, hommes d'aujourd'hui, pourrait s'imaginer que ces tentatives pour penser sont chez elle sur le sentier du silence. Si elle va assez loin, peut-être notre pensée pourrait-elle signaler la vérité de l'être et la signaler comme ce qui est à penser. Elle serait ainsi soustraite à la pure opinion et conjecture et remise à cet artisanat de l'écriture devenu rare. Les choses qui sont de poids, quand bien même elles ne sont pas fixées pour l'éternité, viennent encore à leur heure, même si c'est l'heure la plus tardive".

En fait, le moment où viennent les choses à l'artisanat de l'écriture, ça renvoie à un temps dont j'ai essayé de parler une fois précédente, qui est au-delà du temps pour comprendre ce qu'on pourrait appeler le temps pour agir dans notre pratique. Et je ne suis pas sûr qu'il n'y ait pas parfois une extraordinairement longue durée qui sépare les deux. Alors que dans l'exemple du texte que Karim avait lu pour nous, dès qu'ils comprennent les prisonniers peuvent se précipiter dehors comme un seul homme, bien qu'ils soient trois. Je crois que dans l'analyse il s'écoule beaucoup plus de temps entre ce qui peut commencer à être compris et un agir dans la pratique de l'analyse. Agir d'ailleurs très particulier puisque justement c'est un agir qui n'agit rien. Alors dans ce sens-là il n'y a - et là c'est une position extrême que je vais prendre pendant un certain temps pour essayer de la mettre à l'épreuve - malgré les apparences, aucune idée nouvelle chez Lacan, c'est-à-dire que ce n'est pas du nouveau. Le nouveau c'est chez Freud qu'on le trouve. D'ailleurs Lacan lui-même se trouve vieux et prétendait n'avoir strictement rien apporté de nouveau sauf l'objet. Il n'y a en somme chez Lacan aucune idée originale. Il y a un style, ça c'est certain mais il n'y a pas d'idée inouïe. Et dans ce sens, je serais presque tenté de me ranger tout à fait, pour temps en tout cas, à l'avis de Borg Jacobson (il vient de publier chez Flammarion un livre sur Lacan) lorsqu'il dit - ce qui m'apparaît juste en tout cas pour le Lacan qu'on est en train de voir en ce moment, peut-être après les choses changent - que Lacan fut un autodidacte de génie, c'est-à-dire un prodigieux assimilateur perméable à toutes les influences, habile à saisir les ressemblances et les analogies entre les domaines les plus divers et incroyablement agile aussi s'approprier les pensées d'autrui. L'autodidacte d'ailleurs ne doit rien à personne, non pas parce qu'il devrait tout à soi même, mais plutôt parce qu'il doit tout à tout le monde.

Alors, bien sûr, il faut souligner tout de même que, si pour Lacan, le plagiat n'existe pas, vous vous rappelez qu'il en parle lorsqu'il commente ce texte clinique de crise à propos d'un de ses patients qui, après une des séances, s'était précipité pour aller manger des cervelles fraîches et non pas frites, en disant "Vous croyez voler les pensées d'autrui", remarquait Lacan, "mais c'est parce que vous supposez à l'autre un savoir qu'il n'a pas". Comprenez plutôt que les idées n'appartiennent à personne et que nul ne saurait jamais penser par lui-même, mais si effectivement Lacan n'eut aucune idée véritablement propre mais fut, par contre, habité par la pensée de son temps, il a néanmoins - c'est là quelque chose de tout à fait autre - profondément marqué de cette pensée, pétri de cette pensée, ce que pour l'instant j'aimerais qu'on appelle l'artisanat de l'analyse, et ça à défaut de pouvoir l'appeler pour l'instant la science.

Et cela, me semble-t-il, c'est-à-dire ce remaniement extrêmement profond de notre maniement de la cure - qui est un mot que je n'aime pas mais que j'aime quand même parce que dans le mot maniement il y a main, il y a idée de main tel que je vous l'avais indiqué la fois dernière formulé par Heildeger, donc dans ce sens-là le maniement devient non pas la manipulation de la cure mais le maniement de la cure, c'est-à-dire quelque chose où la main est à l'oeuvre et pense - je crois que c'est cela qui est nouveau de la part de Lacan, et même si Lacan était par ailleurs entièrement habité parce qu'on appelle la pensée de son temps. C'est pour ça que les séminaires que l'on va voir l'année prochaine et qui sont justement les séminaires qui mettent en place cet artisanat de l'analyse me semblent des séminaires, bien sûr extrêmement importants mais nouveaux non pas du tout dans le sens des idées qu'ils déploient - qui sont des idées qu'on trouve partout ailleurs - mais nouveaux dans le sens où toute la pratique de l'analyse en est, au cours des années qui vont suivre, de plus en plus profondément remaniée. C'est là qu'il il y a quelque chose de nouveau. Il y a un écart absolument considérable entre, par exemple, le livre auquel je faisais allusion tout à l'heure de Borg Jacobson qui repère très bien, parce que c'est un homme extrêmement cultivé, qu'effectivement Lacan doit tout à tout le monde à ceci près que Borg Jacobson n'a aucune autre pratique que celle de lui dire et que ça s'arrête là. Tout ce qui est de la dimension clinique du remaniement de la technique et de la pratique de l'analyse par Lacan même si Lacan, se faisant, est habité par une pensée qui n'est pas la sienne mais qui est celle de son temps, de cela bien sûr Jacobson est incapable d'en dire quoi que ce soit. Donc il passe complètement à côté de la question.

Alors, pour nous aussi la question se poserait. On a vu que Lacan est un homme de son temps, c'est-à-dire un homme de l'entre-deux-guerres d'une certaine manière ou en tout cas un homme de l'entre-deux-guerres qui se prolonge un peu dans les années cinquantes. La même question pourrait se poser pour nous si, non pas on veut prendre Lacan comme modèle, mais, si on veut réfléchir à notre position en tant qu'analyste, dans quelle mesure pouvons-nous nous demander nous-mêmes tous: sommes-nous ou pas habités par la pensée de notre temps. Je dis la pensée, pas le bavardage des idées, pas le bavardage des mythes, comme disait Lévi-Strauss en disant que "les mythes bavardent entre eux. Et surtout - ça ce n'est pas tellement intéressant de savoir par quoi on est habité parce que justement çà ne nous appartiendrait pas - jusqu'à quel point notre acte peut en être traversé ou pétri.

Je voudrais rassemble maintenant un certain nombre de traits concernant ce qu'est la position de Lacan dans cette période de l'année 1953 sur le langage. Il y a, dans ce texte "Fonctions et champs du langage et de la parole", je crois, un passage progressif, une espèce de progression argumentative, descriptive du symbole au langage. Le langage tel qu'il est conçu par Lacan, englobant tout cet espèce de déploiement d'une conception qui va du symbole au langage. Tout d'abord, Lacan rappelle que le mot, le signe, le symbole pour l'appeler sous sa forme primordiale, est à comprendre dans un premier temps sous sa forme la plus primitive, la plus primordiale, la plus universelle aussi parce qu'elle dépasse très largement le champ humain, comme un pacte social. Le symbole, c'est ce qui fait pacte social. Et on peut commencer à aborder la question du symbole - Lacan y fait allusion dans le texte "Fonctions et champs du langage et de la parole" - par ce qui fait pacte social.

Par exemple, chez les hirondelles qui se reconnaissent entre elles au fait qu'elles se passent un petit poisson de becs en becs qu'elles ne mangent pas; ce poisson bien sûr n'a aucune valeur nutritive, n'a aucune autre valeur que de manifester un pacte symbolique, c'est-à-dire que ces hirondelles qui se passent le poisson, en se passant le poisson se reconnaissent comme appartenant à un même groupe social. On pourrait multiplier les exemples de genre. Je pensais à un autre exemple qui est celui des rats où ce qui fait symbole, l'élément symbolique du pacte social des rats, c'est l'odeur. Il y a, sans qu'on sache trop bien s'expliquer pourquoi, dans les groupes sociaux de rats, un pacte symbolique qui passe par l'odeur, et malheur au rat qui n'aurait pas, qui ne serait pas porteur ou qui ne délivrerait pas au nez des autres cette odeur qui fait pacte parce qu'à ce moment-là, il est non pas immédiatement détruit - les rats partageant avec l'homme quelque chose de pire - mais il est torturé par les autres jusqu'à ce qu'il en crève, et ça ça peut prendre des mois sans que, bien sûr, on le laisse sortir du mauvais pas dans lequel il s'est placé.

Au fond, cette fonction de pacte symbolique du symbole, on le retrouverait aussi dans le mot de passe. Le mot de passe dont parle Lacan dans "Fonctions et champs du langage et de la parole", c'est quelque chose qui, du langage, ne fonctionne qu'au niveau le plus immédiatement symbolique, c'est-à-dire comme pacte social. Et il y a le mot de passe et à ce moment-là vous êtes accueilli dans la communauté des hommes qui partagent le mot de passe. Par ailleurs, l'intérêt du symbole, si l'on peut mais c'est ce qui en fait justement quelque chose qui ne saurait servir que de point de départ à l'élaboration du langage, c'est qu'il ne ment pas. Si vous mentez sur le mot de passe, plus d'idée.

On peut prendre d'autres exemples, les symboles que manient les abeilles et qui leur permettent, par exemple, d'indiquer aux autres abeilles où se trouve le champ de luzerne que l'une d'entre elles vient de découvrir. Quand elles font leur petite danse symbolique dans la ruche, elle ne peuvent pas mentir, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas envoyer toutes leurs copines sur un tas de fumier, par exemple, ou dans une mare à purain, histoire de rigoler un peu.

Ca ce serait la première dimension primordiale du langage en tant qu'elle serait commune à tout ce qui se constitue en société à partir d'un pacte. Donc il y a une dimension du langage humain qui fait pacte. D'une certaine manière, ce pacte, qui se noue ou qui se constitue autour d'un symbole, évite bien entendu un court-circuit ou empêche ce qui serait ou ce qui se mettrait en place si le pacte ne s'établissait pas, qui serait la lutte, la destruction réciproque, la lutte de prestige, détruire l'autre pour le bouffer ou l'accouplement, n'importe quoi. On avait étudié il y a très longtemps avec Nasio les formes élémentaires de la politesse, le salut, la poignée de main originelle, et on avait étudié un texte qui montrait de façon assez extraordinaire que tous ces gestes-là qui participent du pacte symbolique sont autant de gestes qui sont des amorces de gestes agressifs. Prendre la main de l'autre, c'est aussi prendre pour le tirer, pour le détruire. Lever la main, c'est aussi lever la main pour lui foutre une baffe ou lui foutre un coup de poing dans la figure ou pour lui jeter une pierre. Mais c'est aussi à la fois l'amorce du geste et montrer qu'il n'y a rien dans la main. Donc il donnait une multiplicité des gestes de politesse, c'est-à-dire de symboles qui établissent le pacte symbolique en montrant qu'ils portent tous en eux quelque part la trace du geste agressif qu'à la fois le geste de salutation amorce et annule en même temps d'une certaine manière, en créant à la place d'une agression ce que Lacan appelle dans "Fonctions et champs du langage et de la parole" une lutte de pur prestige, un pacte social.

Le deuxième trait qui caractérise le symbole peut-être toujours encore c'est ce que j'appellerais la dimension idéogrammatique du symbole, ce dont j'avais parlé il y a quinze jours. Vous vous rappelez des idéogrammes que je m'étais amusé à vous dessiner au tableau. Ce qu'il faut voir d'important là-dedans, ce sont deux choses. D'une part, c'est que le premier de ces symboles idéogrammatiques, le symbole de base, est à la fois simultanément un signe et un acte. Il y a quelque chose qui est intéressant à remarquer quand on pense à ce que Lacan reprend dans "Fonctions et champs du langage et de la parole" quand il renverse la proposition de Gueute en disant, au contraire de Gueute, qu'au commencement ce n'est pas l'acte mais le verbe. En fait, ni Gueute ni Lacan à ce moment-là dans "Fonctions et champs du langage et de la parole" n'ont tout à fait raison dans la mesure où ce qui apparaîtra plus tard - on y est pas tout à fait - chez Lacan comme étant le signifiant fondamental, signifiant premier, dont il prend le modèle sur l'idéogramme premier qu'il appellera plus tard le trait lunaire, cet idéogramme premier c'est simultanément un acte et un signifiant dans la mesure où c'est à la fois - je vous l'avais expliqué la fois dernière - l'acte de séparer le ciel et la terre en traçant ce signifiant, en traçant cette inscription, on accomplit à la fois un signifiant, qui est le signifiant de la pure différence, et en même temps un acte, car à partir où ce signifiant peut être tracé, il sépare en actes le ciel et la terre. Donc on peut prédire qu'au commencement il y aurait simultanément l'acte et le verbe dans la mesure où le plus fondamental de tous les verbes, si l'on peut dire, c'est justement l'acte de la séparation. C'est-à-dire que le verbe le plus fondamental, c'est le verbe qui actualise la pure différence.

Alors on a quelque chose qui est intéressant chez les Chinois parce que les Chinois placent ce signifiant de la pure différence comme étant le premier des signifiants sur lequel, vous vous rappelez, tous les autres se construisent, en tout cas qui sert de support à la construction de tous les autres idéogrammes. Ce qui est tout à fait extraordinaire, c'est qu'on retrouve, dans la définition saussurienne de la langue la même position puisque l'élément fondamental du langage tel que le conçoit Saussure, à savoir le signifiant, lui aussi quand il est réduit à ses composantes ultimes ou à ses composantes premières n'est composé que de pure différence. Au niveau des phonèmes qui sont le substratum matériel du langage, les phonèmes ne sont rien d'autre que de pures différences. Alors si les Chinois représentent la pure différence par un trait horizontal dont le tracé est l'acte de séparation de la terre et du ciel, on retrouve - pas exactement - cette même pensée fondamentale dans la conception saussurienne de la langue quand on pense qu'au niveau des phonèmes, c'est-à-dire au niveau premier de la langue, le signifiant ce n'est pas une unité phonétique que l'on peut isoler sonore de type B ou P, ou bien O ou A, en fait le signifiant, dans la langue c'est qui fait que B n'est pas P, c'est ce qui fait que O n'est pas A. C'est-à-dire c'est la différence qui permet d'opposer ces termes l'un à l'autre. Donc on a là quelque chose où Lacan va jouer beaucoup plus tard en revenant sur cette idée du trait lunaire, sur cette idée du signifiant de la pure différence.

Je ne vais pas reprende non plus le fait que Freud, lorsqu'il montre dans les essais de psychanalyse, montre que l'accès se fait justement quand l'enfant - mais il ne fait pas que ça - mobilise en première différence comme signifiant de quelque chose qui est absent. C'est comme exemple l'opposition vocalique fondamentale O/A. Un enfant, lorsqu'il acquiert le langage, n'acquiert pas O qui est une voyelle fermée sans acquérir simultanément A qui est une voyelle ouverte. En fait ce que l'enfant acquiert quand il acquiert les sons du langage, c'est le fait de pouvoir jouer sur l'opposition O/A A/O. Ca c'est un signifiant et non pas de simples bruits.

(En réponse à des commentaires: Ce qui est important là-dedans ce n'est pas tellement les sons eux-mêmes que l'opposition ouverte/fermée. A/O ou A/E, deux pôles différents. Ce qui est important de repérer c'est comment ils s'en servent comme opposition, quelle que soit l'opposition. La première opposition c'est ouvert/fermé. C'est comme pour P/B, c'est une des premières oppositions consononnantiques, ce n'est pas P à B, c'est voisé, non-voisé, c'est la possibilité de faire vibrer le labylanial ou pas. Le faire claquer dans P et le faire vibrer dans B. Ce qui est important, c'est de ne pas se laisser séduire par le son lui-même comme O/A ou A/E mais par le fait que le manipuler c'est simplement manipuler une opposition ouverte/fermée. C'est-à-dire la différence qu'il y a entre les deux. C'est une espèce de jeu d'opposition.)

Ce que je trouvais intéressant en relisant "Fonctions et champs du langage et de la parole" c'est précisément comment, dans ce texte même si ce n'est pas nécessairement en fait un argument acquis, Lacan construit par étapes le langage dans sa complexité croissante en partant même du langage animal. On l'a vu dans son histoire de petit poisson dans les becs des hirondelles.

Le troisième trait qui caractérise le passage du symbole au langage, c'est que le symbole apparaît comme combinatoire à plusieurs niveaux. Je vous en avais donné deux exemples de ces combinatoires: notamment l'exemple de la manière dont se construisent des idéogrammes qui sont comme combinatoires gestuels et graphiques. Lacan insistera beaucoup dans les années qui viennent sur le caractère de combinatoire des phonèmes et sur les lois mathématiques qui président la combination des phonèmes entre eux pour faire cet espèce de substratum phonologique de la langue. On pourrait simplement indiquer en passant la combinatoire syntaxique ou bien, comme il le fait dans "Fonctions et champs du langage et de la parole", la combinatoire rhétorique dont je vous ai donné quelques exemples. C'est-à-dire que, quel que soit le niveau où la langue se saisit comme combinatoire, elle est toujours définie à chaque niveau par un certain nombre de lois combinatoires qui sont isolables et que, d'une certaine manière, il demande à l'analyste de connaître.

Et c'est cette combinatoire dans sa structure ultimement mathématique qui fonde non seulement le langage à différents niveaux de stratification et de complexification progressive mais qui fonde - on l'a répété maintes fois en parlant de Lévis-Strauss - aussi la structure sociale à son niveau le plus élémentaire qui est celui de ce qu'on appelle en anthropologie l'échange des femmes, qui est régi non pas par les goûts et les dégoûts que l'on peut avoir vis-à-vis de tel ou tel partenaire sexuel, mais qui en fait est régi par des lois qui sont complètement ignorées des protagonismes qui vivents leurs admirables histoires d'amour mais qui ne peuvent pas les vivre en dehors de la combinatoire de caractère langagier qui leur permet ou leur interdit l'accès à tel ou tel partenaire sexuel. D'où bien sûr la structure de l'Oedipe qui décrit le noyau de la structure sociale fondée précisément sur le nom du père comme support de la loi, c'est-à-dire que ce que fait Lacan quand il repose la structure sociale comme régie par des lois du langage et qu'il réintroduit au noyau-même au fondement-même de la structure sociale, la structure oedipienne. C'est en termes là encore symboliques qu'il va penser l'Oedipe dans la mesure où, sous sa forme la plus caricaturalement lacanienne, l'Oedipe peut se décrire non pas par les termes classiques du mythe de l'enfant qui veut coucher avec sa mère et tuer son père, ce n'est pas du tout dans ces termes-là qu'il le reprend, mais l'Oedipe c'est ce qui met en place une structure dans laquelle une instance - qui n'existe pas véritablement dans la réalité ou tout au moins dont la valeur oedipienne ne tient pas dans la réalité caractérielle ou familiale qu'il a - paternelle va imposer à l'enfant, quel que soit son sexe, une médiation par le langage dans son rapport à l'autre.

Au fond, l'Oedipe dans sa forme structurale la plus simple, la plus réduite, ce serait ça. C'est le moment où il est imposé à l'enfant, quel que soit son sexe, de passer, de médiatiser son rapport à l'autre par le langage, donc de renoncer, si vous voulez, au rapport duel, de renoncer à ce que je décrivais tout à l'heure, que le symbole comme pacte est là pour empêcher à savoir ce qui serait une espèce d'empoignade réciproque qui peut décrire un certain moment du rapport de la mère à l'enfant. Mais en fait sans réintroduire la maman ou le papa, il est plus riche de penser justement l'Oedipe dans ces termes-là. C'est-à-dire la nécessité, l'obligation de renoncer à l'empoignade avec l'autre, le petit autre, pour médiatiser ce rapport à l'autre par le langage. C'est ça la loi. Et c'est là que le père trouve sa fonction, non pas tant parce que c'est lui qui impose la loi, mais parce que la mère introduit le non du père dans sa relation à l'enfant, à la fois le non sous sa forme négative: non pas ou non plus d'empoignage entre nous quelle que soit la nature sexuelle ou mortifaire de l'empoignade, mais le passage par la parole et le langage. Autrement dit, non seulement ce qui se constitue comme rapport à l'autre doit être médiatisé par le langage mais dans le même temps, ce qui soustend le rapport à l'autre, nommément le désir, se trouve lui-même - c'est ce qu'on verra déployé de façon extraordinairement complexe l'année dans les cinq premiers séminaires - lui aussi devient désir symbolique et interprétable à partir du moment où, au lieu de se satisfaire par une empoignade immédiate quelle qu'elle puisse être, le désir se trouve lui aussi noué à la parole et au langage.

Et alors ça amène un quatrième trait concernant la nature du synmbole et du langage, c'est le rapport du langage à la mort. Et précisément ce qui est intéressant, c'est que cette loi absolue qui assujettit l'être humain à médiatiser l'ensemble de ses rapports par le langage, va se trouver d'une certaine manière caractérisée par le fait que le langage suppose, dans son exercice, la mort de la chose. D'où le fait que, par exemple, si le non du père est ce qui vient contraindre en quelque sorte la relation d'un sujet à l'autre à passer par la médiation du langage, le père n'existant que comme non, que comme mot, que comme symbole, suppose que pour qu'il existe que comme tel, que le père comme être réel puisse être pensé mort. Alors c'est peut-être là le trait le plus caractéristique du langage humain, c'est celui qui fait du mot ou du concept la mort de la chose. Et c'est quelque chose que dans des termes moins grandiloquents qu'on trouve chez Saussure quand il insiste sur la question de l'arbitraire du signe... (fin de premier côté de cassette et rien sur la face B)

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