36 Variations sur un thème de Freud

Il ne m'est pas facile de parler du livre de Jean Imbeault L'inconscient et l'évènnement. Je l'ai vu naître et se déployer lentement, prudemment, puissamment. Nous avons parlé maintes fois de son objet, l'inconscient, qui ne cesse de fuir dans l'espèce de terrain vague qu'on nomme encore - Dieu sait pourquoi - la psychanalyse, comme s'il n'y en avait qu'une, nettement identifiée. Il s'agit d'un texte qui fut parlé devant quelques psychanalystes, dont nous avons parlé entre analystes et quelques autres qui s'intéressent encore à la pensée. Mais d'avoir été parlé - d'une parole qui sonne juste - ne l'empêche pas pour autant d'être écrit. Ecrit comme une série de petits contes fantastiques. Ecrit comme le furent les partitions de Bach, de Schubert ou de Mozart : d'un seul trait et sans repentir mais non sans reprises.

De la parole, ce texte possède la vivacité, le Witz et l'effet de vérité (Dans ce sens il convient de bien distinguer la parole vraie, qui est rare, du bavardage qui est généralisé), de l'écriture il possède la concision, la réserve et une structure que je dirai harmonique (au sens musical du terme). L'entrelacs de la parole vraie et de l'écriture atténue ce que l'écriture peut avoir de faux, de mensonger et l'élève à la dignité du récit lorsqu'il possède la structure du fantasme qui, lui, ne ment pas. Chaîne tissée sur une trame, ce texte ne peut commencer à vivre que s'il est lu. Mais comment le lire et d'abord savons-nous lire, savons-nous même ce qu'on appelle lire?

L'inconscient et l'évènnement rassemble la transcription de 36 conférences prononcées dans le cadre d'un séminaire qui s'employait à retracer les échos de la première théorie freudienne sur l'origine des névroses. Mais il convient de souligner qu'on ne trouvera pas chez Freud, ni chez Jean Imbeault, un exposé des soi-disant trois théories successives qu'on a l'habitude d'attribuer à Freud, l'ultérieure étant un corrigé des `erreurs' de l'antérieure. Freud n'a pas pensé de cette façon et Jean Imbeault qui sait le lire comme il sied à un psychanalyste, l'a bien vu. C'est pourquoi il s'empresse de détruire cette assertion ressassée ad nauseam que la théorie du fantasme aurait remplacé l'antique théorie de la séduction. Une lecture attentive de L'homme aux loups lui permettra de montrer qu'il n'en a jamais été ainsi.

L'inconscient et l'évennement se présente à la lecture - du moins la mienne - comme une suite de 36 variations sur un thème de Freud. La structure basale de ce texte est musicale et sa lecture n'est possible qu'à ceux qui connaissant la musique. Conseil de lecture : avant de vous jeter sur le livre comme sur un Big Mac, écoutez les Variations Goldberg, les Variations Diabelli ou encore les Variations sur "Ah vous dirais-je maman?". Comme celles-ci, je crois que les variations de Jean Imbeault sont en fait "dirigées vers l'Autre, mais par-dessus tout, vers l'Autre préhistorique, inoubliable, que personne n'égalera jamais" (Freud). Comme toute variation, ce texte est construit en perlaborant (si j'ose dire) toutes les combinaisons et les développements possibles des harmonies d'un thème qui constitue le coeur vide de l'oeuvre de pensée de Freud. "Ce que Freud appelait dans L'homme aux loups, l'antique théorie traumatique, est véritablement le noyau de son oeuvre. Tous les concepts qui font la substance de la psychanalyse en procèdent, à commencer par l'inconscient, forgé sur la trace de ce qui, pour la constitution du sujet, revient toujours comme impensable évènnement". Un évènnement qui n'aura eu d'existence que par le vide qui en sera la trace et où se constituera la pensée.

Ici n'est pas le lieu pour entrer dans la problèmatique théorique posée et développée dans ce livre auquel un séminaire de lecture devrait être consacré. Je voudrais surtout attirer l'attention sur quelques particularités qui doivent être soulignées - une fois de plus - et méditées avant même que de le lire ou de relire Freud à quoi il nous invite.

Bien qu'il n'en ait pas l'air, ce texte est d'une violence polémique inouïe, une véritable déclaration de guerre contre la bêtise et l'ignorance crasse, la suffisance voire l'auto-suffisance qui dominent les institutions psychanalytiques et qui déterminent le `disque ourcourant' (Lacan) qu'elles ne cessent de (re)produire. Bêtise qui culmine autour de la fausse question de la scientificité, de l'efficacité et de l'utilité de la psychanalyse. Bêtise rammassée toute entière dans une citation qui dessine la cible dans laquelle Jean Imbeault frappe en plein coeur du faux débat qu'elle suppose : " entre la psychanalyse `art-création', donnant lieu à une activité de reconstruction intense, où l'imaginaire psychanalytique pouvait s'adonner à une activité créatrice, "littéraire", souvent très abstraite, et la psychanalyse `science naturelle' où l'observation naturaliste apporte la possibilité d'une systématisation moins abstraite, mieux fondée dans les faits" (Yvon Gauthier). Cette dernière option est celle d'une tendance généralisée à réduire la pensée aux comportements, l'appareil psychique à l'encéphale, l'éthique à la politique de la banane et du coup de pied au cul, et l'homme au chimpanzé dont il est supposé descendre afin de mieux l'aliéner à la terrible figure du Travailleur (Jünger).

Pourtant, il suffit de lire Freud pour entrevoir que la psychanalyse est autre chose que de la littérature, un art ou une science d'observation. A ce sujet, Jean Imbeault cite un texte de Freud absolument crucial pour mieux comprendre la méthode et l'irréductible singularité de la pensée psychanalytique : "Le véritable commencement de toute activité scientifique consiste... dans la description des phénomènes qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déja, on ne peut éviter d'appliquer au matériel certaines idées abstraites que l'on puise ici ou là et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées - qui deviendront les concepts fondamentaux de la science - sont dans l'élaboration ultérieure des matériaux encore plus indispensables. Elles comportent d'abord un certain degré d'indétermination; il ne peut être question de cerner clairement leur contenu. Aussi longtemps qu'elles sont dans cet état, on se met d'accord sur leur signification en multipliant les références au matériel de l'expérience, auquel elles semblent être empruntées mais qui, en réalité, leur est soumis".

Texte effectivement crucial en ce qui concerne l'épistémologie freudienne. Je crois que le `point de vertige' auquel Jean Imbeault fait allusion (p. 31), ce centre "dont le propre est de se dérober" - qui est à proprement parler l'objet en et de la psychanalyse - est la pensée en acte, la pensée en tant qu'à un moment donné de l'Histoire, elle se saisit d'un certain nombre de penseurs (qui en sont les premiers surpris, voire anéantis) et leur impose à chacun et au sein de leur discours respectifs, un certain nombre d'idées qui tranchent avec les idées reçues, opèrent une coupure au sein des disciplines existantes et créent un nouvel espace épistémologique, une nouvelle manière de penser, où elles co-existent et s'affrontent, ouvrant ainsi un nouvel espace de connaissance.

Ce n'est pas en tant que science qu'on peut et qu'on doit interpeller la psychanalyse, mais en tant que pensée, en tant qu'elle est un acte de pensée, mais une pensée qu'il s'agit de comprendre a contrario par ceci que la raison en est la contradiction la plus acharnée (Heidegger). La science ne pense pas (sauf en de très rares moments qui peuvent être d'une atroce intensité, comme le fut pour Max Planck l'invention de la théorie des quantas), c'est aussi un discours sans sujet (saudf en physique quantique), mais il n'y a rien là qui doive lui conférer une supériorité particulière.

Plus qu'un nouveau savoir sur un objet nouveau, l'inconscient, la psychanalyse est une pensée en acte qui prend la pensée pour objet et - plus particulièrement - la pensée inconsciente, celle qui écrit notre mémoire et ne cesse de la ré-écrire, celle qui divise l'être humain en un sujet qui ne sait pas ce qu'il pense (ni ce qu'il dit) et un moi qui méconnait ce qu'il est en se prenant pour un autre. Cette pensée a choisi Freud pour naître après - peut-être - avoir essayé Nietzsche, mais trop tard. Il appartient à chacun d'entre ceux à qui - certainement pas pour leur bonheur - il aura échu d'être saisi par cette pensée, de s'y laisser transporter, de s'y transformer et de la transmettre.

Dans un sens, lire Freud, comme oncques le fit Jean Imbeault, n'est pas accumuler un savoir qu'on aura tôt fait de réduire à ce qu'on sait déja, mais c'est commencer à entrapercevoir que penser n'est pas savoir; c'est ensuite dans le temps de l'expérience de l'analyse que peut - parfois, mais rarement - s'effectuer le saut du savoir à la pensée; dans un troisième temps, on peut relire Freud (ce que fait Jean Imbeault dans son livre) afin de le perdre et de commencer à penser la psychanalyse seul et douloureusement. La pensée est une douleur.

L'expérience psychanalytique ne rapporte rien, ne satisfait aucun besoin, ne mène pas au bonheur, ne soulage pas la souffrance d'être, mais elle peut parfois faire advenir la pensée sans quoi la vie n'est qu'un interminable tourment névrotique, psychotique ou pervers, non sans bénéfices secondaires.

Quel est alors le but de cette lecture de Freud que nous offre Jean Imbeault? C'est "d'encourager ceux que cela interesse à s'engager dans le travail de lire Freud. Car ce travail est une nécéssité pour quiconque se propose de rendre compte sous quelque forme que ce soit de l'expérience de la psychanalyse", à quoi j'ajouterai : et de l'expérience de la pensée.

Comment lire Jean Imbeault, `lectécriteur' de Freud ? : "en s'employant à retracer ce mouvement de déplacement interminable, spiralé et pluriel qui caractérise l'écriture de Freud...". Il ne s'agit pas de comprendre les concepts freudiens dans la synchronie de 2 ou 3 grands systèmes théoriques, mais comme se mouvant diachroniquement le long d'une spirale illimitée, en un perpétuel mouvement de réarrangement scandé par des moments et des exigences logiques différents. D'où cette écriture musicale en thème et variations où j'espère que le lecteur découvrira que la pensée psychanalytique inventée par Freud est un double travail de reprise et d'affinnements logiques dans l'après-coup d'un évènnement à jamais éffacé.

François Peraldi

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