Sa mère Jézabel

C'était en classe de seconde, je crois, que nous étudiions en France les grands classiques : Molière, Corneille et Racine. Sans doute préferrais-je Racine - sans trop d'ailleurs savoir pourquoi -mais ces pièces de théatre qui me semblaient parler d'un monde révolu, faux et artificiel dans une langue dont je ne savais pas encore goûter la puissance et la concision, m'ennuyaient. Je préferais de beaucoup lire La Peau de Malaparte ou Le Mur de Sartre, voire La Recherche du temps perdu (non d'ailleurs sans une certain snobisme), qui me semblaient témoigner de façon infiniment plus actuelle du pourrissement, dans le monde moderne que je commençais à découvrir, de la vie de l'amour et de la mort.

Sans doute Phèdre m'avait intrigué plus que les autres tragédies : cette femme - que j'imaginais de l'âge de ma mère - enflammée d'une passion quasi délirante pour ce veau qu'est son beau-fils, me déroutait parce qu'elle me semblait un peu piquée, mais ce qu'elle a pu faire vibrer en moi de familière étrangeté devait demeurer dans l'ombre. En fait, nous nous amusions surtout à inventer des parodies de Racine dans le genre de celle de Paul Reboux et de Charles Muller que nous déclamions en hurlant de rire sous l'oeil débonnaire de Monsieur Bernard, notre professeur de français ;

Ton coeur, cherre Zoe, garde-t-il la mémoire

.....

D' Alexandre égorgeant l'innocent Cocula

.....

De la triste Didon assise sur les lieux

Où l'avait enfermée Hannibal oublieux

Et de Caton parjure, et d'Achille timide

Qui, tournant vers soy-même un transport homicide

A d'un glaive fatal son propre coeur percé

Et dans son sein vingt fois ce fer a repassé.

Plus tard, avais-je alors une vingtaine d'années? j'ai revu au théatre quelque unes de ces pièces qui m'avaient ennuyées. Ce ne fut pas mieux car j'y allais pour assister à des performances d'acteurs : Maria Casarès dans Phèdre évoquait trop Lady Macbeth ou la Mort de l'Orphée de Jean Cocteau. Quant à Bérénice que je suis allé entendre au Théatre Marigny dans la production de Jean-Louis Barrault, je n'y étai allé que parce que j'avais un abonnement, prêt à rigoler de la grande Marie Bell qui, à près de soixante dix ans, interprètait le rôle de la triste princesse adolescente. En fait, au lieu de ricanner, je fus surpris par un profond mélange de déception, puis d'émotion et enfin d'admiration et par le saisissement que prodiosit sur son audience cette grande tragédienne qui avait su faire lentement surgir en modulant sa voix rauque, l'extraordinaire pouvoir érotique de Bérénice et fait en sorte qu'on oubliât complètement ses mains tavelées de vieillarde, la voussure de son dos et l'empâtement de ses traits. Je retrouvais un peu le sentiment du Narrateur lorsqu'il peut enfin aller écouter La Berma après en avoir tellement rêvé qu'il est d'abord horriblement déçu, et qu'il ne commence à comprendre le grand art de l'actrice que dans l'après-coup de sa déception. C'est ainsi que de déception en déception, j'ai pu finalement commencer à entrevoir ce qu'était véritablement l'art dramatique, un art de la dépossesion de soi et de la plus grande simplicité.

Si la lecture de Sur Racine me permit d'entrevoir une toute autre Phèdre que celle que j'avais jusqu'alors connue, et me précipita dans le cercle des amis de Roland Barthes à qui je dois de m'avoir ouvert à la pensée, je ne pus cependant de longtemps me résoudre à lire Athalie in extenso et encore moins Esther. Je n'y voyais que bigoteries bibliques et si la première me tombait des mains dès le premier acte, je ne pus jamais me résoudre à lire la seconde.

Pour Athalie, je lisais jusqu'au songe au début du deuxième acte, mais arrivé là, c'est la voix de mon père que j'entendais qui - lorsqu'il se trouvait parfois saisi d'un émoi poétique - récitait d'une voix de stentor qu'il croyait être dramatique et nous faisait sourire, les bribes d'alexandrins qui lui restaient de ses études classiques. En fait il n'y en avait que deux :

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit

Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée

Comme au jour de sa mort pompeusement parée...

et il enchaînait presque sans transition sur :

Mon père, ce héros au sourire si doux,

Suivi d'un seul houzard qu'il aimait entre tous,

Parcourait à cheval, au soir d'une bataille,

Un champ couvert de mort où gisaient des blessés...

Quant on sait ce qui est arrivé à "ma mère Jézabel" dévorée par des chiens et au "héros au sourire si doux" à qui le soldat espagnol blessé auquel il vient de donner à boire tire un coup de revolver en pleine tronche en hurlant : "Caramba!", le coup passant si près que le chapeau tomba, on ne peut qu'être perplexe quant aux figures oedipiennes qui hantaient mon père, pourtant si doux et si peu héroïque.

Bien des années plus tard, j'eus à commenter un séminaire de Lacan où il avait présenté à ses auditeurs une admirable lecture d'Athalie. Je décidai donc de lire, en entier la pièce de Racine. Un peu ennuyé au début, je ne tardais pas à me laisser entraîner par l'admirable pulsation des alexandrins pour me être finalement bouleversé par la lecture du songe d'Athalie :

C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit

Ma mère Jèzabel devant moi s'est montrée,

Comme au jour de sa mort, pompeusement parée.

Ses malheurs n'avaient pas abattu sa fierté;

Même elle avait encore cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,

Pour réparer des ans l'irréparable outrage.

Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi;

Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.

Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,

Ma fille. En achevant ces mots épouvantables,

Son ombre vers mon lit a paru se baisser;

Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser.

Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange

D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,

Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux

Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

Ce n'est là que la première moitié du songe, dans la seconde un enfant de lumière surgit qui la poignerde. Je n'en parlerai pas ici, mais seulement de ce qui - après bien des années de travail analytique sur les relations complexes des filles avec leur mère - m'est apparu dans son extraordinaire concision comme le fantasme fondamental qui sous-tend la relation fille/mère.

C'est un fantasme qui se situe au-delà de toutes les images de bonnes ou de mauvaises mères égrennées par des générations successives d'analystes. Freud voyait dans la relation mère-fils une relation de parfaite jouissance et de totale satisfaction que rien jamais ne parviendra à égaler par la suite. Il demeura beaucoup plus discret sur la relation mère-fille. En plongeant plus avant dans l'analyse de ces relations primordiales les successeurs de Freud ont découvert des images de la mère infiniment plus diversifiées que celles évoquées par Freud et - parfois - beaucoup plus troublantes, voire inquiétantes. Je ne parle pas seulement des mères phalliques qui réduiraient leur fils aussi bien que leur fille à n'être que l'incarnation du phallus imaginaire qui leur fait défaut, leur interdisant, pour satisfaire à leur propre jouissance, une quelconque sexualité qui leur serait propre; ni de ces mères à la vorace bouche d'ombre qui terroriseraient secrètement la plupart des hommes que les femmes attirent. Il s'agit d'ailleurs là d'un fantasme de réabsoprtion par la mère que j'ai le plus souvent entendu évoquer, non sans d'amers sarcasmes, par des femmes qui ne parviennent ni à aimer ni à être aimées ou qui ne jouissent vraiment, comme on peut parfois le leur entendre dire, que lorsque l'homme qui les interesse rampe à leurs pieds comme une larve, complètement défait.

Lacan a épuré l'opposition masculinité/féminité en la ramenant à une question non pas seulement de phallus, mais de structure articulée autour des deux catégories du Symbolique et du Réel. Dans les formules de la sexuation qu'il proposait dans Encore, il oppose la "part femme" qu'il définit d'être "pas-toute", à la "part homme" qui, par la fonction phallique prend comme "tout" son inscription. Qu'est-ce à dire? Que celui (ou celle) qui est "tout entier structuré autour de la fonction phallique est totalement pris - dans son être même, comme l'insecte dans l'ambre immémorial - dans le registre du Symbolique, à jamais coupé du Réel primordial vers quoi il ne saurait retourner sans s'affronter à de terribles destructurations. Par contre, celle (ou celui) qui est en position féminine, n'est "pas-tout(e)" entièr(e) saisie dans et par le Symbolique. Il existe un lieu de sa structure attenant au Réel, un lieu insymbolisable, inimaginarisable, mais un lieu auquel elle (ou il ) se heurte et/ou vers lequel elle (ou il) peut faire signe, sans jamais pouvoir pour autant le nommer. Marguerite Duras a superbement cerné ce lieu du Réel pour chacun des deux protagonistes, l'homme et une femme de La Maladie de la mort, mais on sait par Yann Andréa le prix exorbitant qu'elle aura dû payer pour s'y tenir le temps de dicter ce texte halluciné.

C'est ce lieu du Réel qui, partagé par une mère et sa fille, constitue ce qu'il y a d'inanlysable, d'innomable dans toute relation mère-fille et qui fait qu'on peut dire de l'une qu'elle ne va pas sans l'autre, toutes les deux aux prises l'une avec l'autre dans un véritable corps à corps. Mères et filles, de génération en génération forment un continuum dans le Réel qui échappe au primat du Symbolique et à la loi du Père mais en est la porte d'accès, se dérobe à la saisie du langage, mais en est la condition première et où règne un principe de répétition muet comme la mort, irrésistible comme la pulsion de mort.

La rencontre avec le Réel de la mère n'est pas sans précipiter chez la fille, et inversement, des visions d'horreur qui ne constituent pas le Réel mais - comme le fait l'angoisse pour l'objet du désir inconscient qu'elle voile en en désignant la présence à fleur de parole - signalent sa proximité, son imminence, son rapport à la mort et à d'effroyables jouissances cannibaliques ou autres, ainsi qu'aux visions terrifiantes du corps morcellé. Telle est, je crois, la nature de ce fantasme si magistralement condensé par le songe d'Athalie où les mains tendues de l'amour filial ne rencontrent que le Réel des chairs décomposées - ou pire, pas encore composées - et dévorées par des chiens. Pourquoi des chiens? parce que nous sommes là au seuil de l'humain, là où ça commencera à parler, mais où le tout de l'être humain n'est pas encore pris dans le langage. Là où il s'avère qu'en son essence fondamentale, l'homme est un monstre.

Que ce soit un homme qui ait tenté de "monstrer" ce lieu d'horreur où se profile la présence du Réel à quoi la femme est attenante, tient sans doute à la prévalence pour l`homme Racine du phallus, c'est-à-dire du Texte, mais il tient certainement aussi à ce que Racine fut sans doute l'un de ces rares hommes qui put se placer également en position de "pas-tout" et, par conséquent, aura pu se tenir parfois dans la proximité du Réel et, de surcroît, en laisser entrevoir l'effroyable attrait originaire dans une parole d'une concision admirable, à la limite où les mots et les images défaillent.

François Peraldi

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