LE SECOND DEVELOPPEMENT

 

1953 - 1964

 

 

 

I. Première partie 1953-1959

 

I.A. Introduction

 

Nous reprenons donc notre parcours de l'enseignement de Jacques Lacan au point où nous nous sommes arrêtés en juin dernier: 1953, qui constitue une première crise dans le développement en crise et en développement qui caractérise ce qu'on pourrait appeler la mouvance lacanienne. Première crise qui marque véritablement le commencement de cet enseignement: nous avons lu l'an passé les deux textes-manifestes qui le fondent: L'Imaginaire, le Symbolique et le Réel et Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, dans lesquels Lacan a posé les fondements théoriques et épistémologiques qui lui permettront de repenser et de reformuler -après et dans la suite de Freud - la structure divisée du sujet humain sur la base d'une assomption nouvelle dans l'histoire des sciences humaines et sociales: celle du rôle premier du Symbolique sur l'homme et du déterminisme que le Symbolique exerce sur les humains, leur devenir, leurs pensées et leurs comportements.

 

Dans les termes propres à la psychanalyse et à son objet, l'inconscient, c'est poser l'hypothèse fondamentale que le langage est la condition de l'inconscient. Hypothèse dont les presque trente années de travail collectif qui suivront tenteront de tirer toutes les conséquences tant épistémologiques que théoriques, méthodologiques, pratiques et cliniques.

 

Vous savez que cette thèse d'un inconscient structuré comme et par un langage n'est pas énoncée aussi clairement chez Freud, encore que selon Lacan elle soit implicitement présente tout au long du cheminement de la pensée freudienne. C'est ce qu'une lecture critique, une lecture structurale du texte freudien - le "Retour à Freud" - permet de montrer. Dans une lecture de ce genre - fondée sur la conception saussurienne du langage et de la parole - les concepts freudiens ne sont pas à comprendre termes à termes et dans leurs transformations historiques. En fait, pris isolément un concept n'a aucun sens et ne renvoit à rien dans le Réel. Les concepts n'ont de sens que par leur valeur, c'est-à-dire en fonction des relations qui les unissent les uns aux autres et - comme les signes du langage - par la variété des effets de sens qu'ils produisent en fonction des contextes où ils sont utilisés. C'est la logique interne spécifique, la structure, qui organise ce système conceptuel tant synchroniquement que diachroniquement, qu'il s'agit pour Lacan de retrouver, au-delà de l'apparence plus ou moins mythique du discours freudien et de dégager en des termes logiquement clairs. En d'autres termes, il s'agit pour Lacan de reformuler dans les termes scientifiques qui sont ceux empruntés à la linguistique structurale - modèle scientifique des sciences dites de l'homme dans les années '50-60 - la coupure épistémologique opérée par la pensée freudienne avec la découverte de l'inconscient.

 

Bien entendu - et je le répète encore une fois au seuil de cette nouvelle année de notre séminaire - une coupure de cette envergure a "pour effet de rendre impossibles certains discours idéologiques ou philosophiques qui la précèdent ou lui coexistent, c'est-à-dire d'amener la science nouvelle à rompre explicitement avec eux... et également en second lieu, la coupure a pour effet d'opérer des validations, invalidations ou ségrégations, à l'intérieur des philosophies impliquées dans la conjoncture où elle a eu lieu. En un mot, des lignes de démarcation sont tracées à partir d'elle sur le terrain conflictuel de la philosophie."

 

Et, bien sûr, au moment où Lacan entreprend de réactualiser dans tout son tranchant, dans toute sa radicale nouveauté la découverte freudienne - soit au tournant des années '50 - ce n'est plus dans le contexte scientiste du début du siècle, mais au sein des idéologies, des philosophies qui prévalaient en France dans les années '50. Ce n'est plus contre la thermo-dynamique et la psychologie associationiste que la coupure freudienne doit s'affirmer mais contre les philosophies existentialistes, la phénoménologie d'une part, les idéologies organicistes et biologisantes de l'autre, voire le puissant surgissement outre-Atlantique de la pensée behaviorale et d'une médecine au service quasi-exclusif des grandes industries pharmaceutiques, ou encore de ce que Heidegger appelait l'ère de la technique, Jünger l'ère du Travailleur et Ezra Pound l'ère de l'usure - Usura - de l'avarice, des profits exorbitants. Comme le remarque fort judicieusement Anika Lemaire dans sa belle étude sur Lacan - un livre que je vous conseille de lire cette année - "le travail de Lacan comprend aussi un nettoyage, si l'on peut dire, de la philosophie d'aujourd'hui. Afin d'introduire dans la conscience commune un mode nouveau de réflexion en matières humaines, Jacques Lacan s'est vu contraint à des démarches `polémiques' [ce qu'en termes épistémologiques nous nommons des démarquages ou ruptures épistémologiques]. Dénoncer tel présupposé profondément enraciné, déjouer telles orientations prises par la psychanalyse depuis Freud, éliminer les incidences limitatives de la philosophie en matière de psychanalyse, voilà autant d'étapes lentes et fastidieuses de l'oeuvre de Lacan."

 

En d'autres termes - plus épistémologiques - il s'agit, ce faisant, de déterminer le degré d'autonomonie relative de la psychanalyse d'une part, mais aussi d'autre part d'assurer sa propre continuation et non sa reconduction sur un mode répétitif, figé et de plus en plus dogmatique, "continuation à l'égard de laquelle elle est comme en suspens. Cette continuation à laquelle une discipline naissante est suspendue dépend - [nous l'avons déjà vu et je ne fais que le réaffirmer] - de la possibilité d'instituer une procédure expérimentale qui lui soit adéquate. Elle dépend aussi des ruptures intra-scientifiques ou, selon l'expression de François Regnault, des refontes de la problématique théorique qui interviennent dans l'histoire de toute science."

 

Peut-être est-ce la reformulation de la coupure freudienne par Lacan, en des termes beaucoup plus formels, logiques et linguistiques, et beaucoup moins psychologiques voire mythologiques (c'est-à-dire préscientifiques) que dans le discours freudien, qui a pu conduire certains (Jean Allouch et Philippe Julien) à penser que Lacan avait opéré une coupure épistémologique qui lui serait propre. Mais je crois que nous serons à même de montrer cette année qu'il n'en est rien et qu'en fait Allouch et Julien confondent la coupure épistémologique avec les ruptures intra-scientifiques (ou refontes) formulées par Lacan et qui ont permis, du moins en Europe, la continuation de la psychanalyse. En feignant de penser que toute refonte est une nouvelle coupure - et ce, à mon avis, à des fins assez louches de réappropriation de la pensée lacanienne hors du discours psychanalytique - Allouch et Julien "annulent l'efficace même des concepts de coupure et de rupture, et en reviennent à une conception continuiste, pré-bachelardienne du développement de l'histoire des sciences compris comme un progrès continu. Rien n'est plus éloigné de nos positions épistémologiques ainsi que de celles qui fondent tout le travail de Lacan, rien ne nous semble constituer un contre-sens plus colossal en ce qui concerne la compréhension de la pensée et du travail de Lacan."

 

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I.B. La Scission de 1953

 

La Scission de 1953 puis les premières années de l'enseignement de Lacan témoignent de la façon la plus spectaculaire du sens des remarques épistémologiques que je viens de faire en guise d'introduction et que j'ai reprises des années précédentes.

 

La scission de 1953 peut être analysée selon deux axes simultanés et distincts:

 

1) à la fois comme la manifestation d'une rupture avec une certaine idéologie qui s'était infiltrée dans l'institution psychanalytique jusqu'au point d'en contrôler les rouages à tous les niveaux de son fonctionnement;

 

2) en termes de ruptures épistémologiques avec une tentative de réduction de la pensée freudienne à des discours théoriques qui lui sont fondamentalement étrangers - nommément en ce qui concerne certains des motifs de cette scission de 1953, ceux de la biologie et de la médecine.

 

 

I.B.1) La rupture idéologique

 

Les faits de cette première scission sont en eux-mêmes de peu d'importance et leur enchaînement n'est guère significatif voire plutôt quelque peu incohérent. Il a existé de 1934 à 1940 un petit Institut de psychanalyse - chargé de la formation des analystes et de la transmission de la psychanalyse - au sein de la Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.), qui était subventionné grâce au mécennat de Marie Bonaparte. Dès 1949, il est question de rouvrir l'Institut mais la Princesse n'étant plus pourvoyeuse, compte tenu de l'augmentation importante des candidats, un appel de fonds est lancé auquel il est généreusement répondu, entre autres, par la fondation Rockfeller. Nacht, qui est président de la S.P.P. depuis 1947 met au pont un projet de statuts pour cet Institut dont il se nomme directeur avec Serge Lebovici et Marcel Bénassy comme secrétaires scientifiques. Mais la réaction très vive d'une partie des titulaires à la conception Nachtienne de la formation l'oblige à démissioner fin '52. Lacan, qui a proposé d'intéressants amendements aux statuts de Nacht et ce afin de viser à un "accord" de l'ensemble des titulaires de la S.P.P., est élu directeur de l'Institut, puis début 1953, il est élu président de la S.P.P. Nacht et son groupe, du fait du changement de camp de la Princesse qui avait d'abord soutenu Lacan, se retrouvent à nouveau élus à la direction de l'Institut. Les statuts de Nacht sont votés et l'Institut ouvre ses portes en mars 1953.

 

Mais l'ouverture de l'Institut et les engagements ainsi que les frais d'inscription exhorbitants qui sont exigés des étudiants soulèvent leur fureur et ils exigent des explications. Le groupe Nacht, refusant de façon extrêmement autoritaire et hautaine de fournir la moindre explication sur les modalités de formation à des élèves en formation, accuse Lacan de soutenir la révolte étudiante et de déviation quant à sa technique pour les analyses didactiques (ou de formation) ce qui en invaliderait la valeur. C'est tout le débat autour des séances courtes qui commence.

 

En juin 1953, Lacan démissionne de ses fonctions de président de la S.P.P. et avec Lagache, Dolto et Favez-Boutonnier il quitte la S.P.P. et le petit groupe annonce la création de la nouvelle Société Française de Psychanalyse (S. F. P.), bientôt suivis par Blanche Raverchon-Jouve, Hesnard, Laforgue et une quarantaine d'étudiants. En démissionnant de la S.P.P. le groupe des titulaires s'était trouvé d'office, et peut-être sans le savoir, rayés de leur appartenance à l'Association Psychanalytique Internationale (A.P.I.). Sans doute crurent-ils que ce ne serait qu'une simple formalité que d'inscrire la S.F.P. à l'A.P.I., mais leur demande fut rejetée et une Commission d'enquête, créée pour examiner le fonctionnement de la S.F.P., devait confirmer ce refus un an plus tard.

 

Lorsqu'on regarde attentivement les prises de positions de chaque groupe sur les statuts concernant la formation des analystes, ce à quoi ils devraient être formés et dans quel contexte, on est immédiatement frappé, au-delà des querelles et des conflits de personnalité qui n'expliquent rien, par les profondes divergences idéologiques qui, dès 1949, opposent, en fait, non pas deux orientations, mais trois: Nacht, Lagache et - mais cela apparaîtra plus clairement un peu plus tard - Lacan, car pendant un temps Lacan fera alliance avec Lagache.

 

Ainsi Nacht, pour commencer par lui, préconise-t-il la création d'un institut très hiérarchisé avec un cursus de formation rigide (où la durée des séances, de l'analyse didactique, les supervisions et séminaires obligatoires voire les présences sont définis et sévèrement contrôlés) en fait exactement comme l'étaient les études de médecine à l'époque. Car Nacht ne visait rien moins, et ce explicitement, qu'une intégration de la psychanalyse à la médecine. Mais, pour pouvoir conserver une apparence d'autonomie juridique et morale par rapport à l'énorme Appareil de Pouvoir Médical tout en bénéficiant de son soutien, il crée, avec l'Institut, un véritable Appareil de Pouvoir "Psychanalytique" identique dans son fonctionnement et ses visées à l'Appareil de Pouvoir Médical.

 

Vous savez que sous le nom d'Appareil de Pouvoir je désigne la même réalité institutionnelle que ce que Louis Althusser a nommé Appareils Idéologiques d'Etat. Ce sont des appareils qui, au sein d'institutions plus ou moins privées, comme l'est le corps médical, fonctionnent à l'idéologie et, à un degré moindre, sont des instances répressives. C'est-à-dire que parallèlement à l'institution médicale dont le but est le traitement des maladies, l'Appareil de Pouvoir Médical ou l'Appareil Idéologique d'Etat Médical prouvent une représentation idéologique de l'homme en tant que patient/soins et des rapports qui doivent exister entre les hommes malades ou sains au sein d'une société donnée. Dans ce sens la voie offerte par l'Appareil de Pouvoir Psychanalytique promu par Nacht allait vers "une médicalisation de l'analyse, tant dans sa formalisation que dans sa visée essentiellement thérapeutique, normative et adaptatrice, contenant en germe une image de l'analyste-médecin modèle auquel l'analysant devrait finalement s'identifier et s'aliéner" ainsi qu'à l'édifice extrêmement hiérarchisé et autoritaire que représentait le monde médical d'alors.

 

En fait si Nacht et ses amis revendiquaient un semblant d'autonomie, c'est parce qu'ils savaient que les grands patrons de l'industrie médico-pharmaceutique d'alors (les Pasteur-Valery- Radot, les Degène, les Delay, etc.) se méfiaient beaucoup de la psychanalyse et des analystes dont les traitements peu axés sur la médication étaient si peu rentables, et dont l'assujettissement au pouvoir médical et à ses idéaux était - comme en témoignèrent les événements de 1953 - si peu sûrs. Pensez à la violence répressive dont dispose l'appareil de pouvoir médical: on l'a vu récemment à l'oeuvre en France lors de l'affaire Schwarzenberg à propos de l'euthanasie; mais on le voit au jour le jour ici même où les médecins sont constamment contrôlés, harcellés par les instances répressives de leur Ordre, pour un oui pour un non.

 

Si Nacht tente une intégration parallèle de l'Appareil de Pouvoir Psychanalytique à l'Appareil de Pouvoir Médical autoritariste et rigoureusement hiérarchisé, Daniel Lagache et ses amis - universitaires et pychologues de formation, même si certains avaient cru devoir faire médecine pour pouvoir pratiquer la psychanalyse, ce qui effectivement pouvait leur éviter bien des tracasseries judiciaires - espéraient plutôt effectuer une intégration de l'Appareil de Pouvoir Psychanalytique dans l'Appareil de Pouvoir Universitaire beaucoup moins rigidement hiérarchisé que le monde médical et ce, pour des raisons historiques et politiques que j'ai exposées il y a deux ans ici même.

 

Lagache fut avec Juliette Boutonnier et plus tard Jean Laplanche, le promoteur d'une intégration démocratique de la psychanalyse à la psychologie universitaire et à son idéologie for libérale que Elizabeth Roudinesco décrit ainsi: "Respect de l'ordre établi, culte de l'adaptation, soumission à des modèles institutionnels étrangers à l'éthique freudienne. ...Lagache pratique une politique de tolérance fondée -[non pas sur le dressage autoritaire et lasujettissement moral aux "patrons" comme en médecine] - mais sur la communication entre maîtres et élèves. Il a soutenu au sein de la Société Psychanalytique de Paris un courant libéral hostile à l'autoritarisme médical de Nacht. Il a voulu institutionnaliser la psychanalyse sur le mode universitaire." Son voeu ne sera en fait pleinement réalisé qu'après sa mort par Jean Laplanche à Paris VII.

 

Jenny Aubry - la mère de Roudinesco - qui a joué un rôle important dans la révolte des élèves lors de cette scission de 1953, et a bien connu Lagache, décrit ainsi, 25 ans plus tard, sa position idéologique: "le recul du temps permet de situer idéologiquement la démission de Daniel Lagache et de Juliette Boutonnier: marqués par les traditions libérales et humanistes de l'Université française, ils manifestaient ainsi leur opposition à un autoritarisme répressif. Il faut ajouter que la médicalisation de l'analyse, mettant les non-médecins en tutelle, freinait le développement de la psychanalyse dans le cadre universitaire des `Sciences Humaines' où eux-mêmes enseignaient."

 

Dans un sens c'est à Lagache et ceux qui partagèrent cette idéologie libérale, humaniste et universitaire, qu'on peut attribuer ce qu'Althusser dans son article sur Freud et Lacan, nommait "la retombée en enfance" de la psychanalyse. Il entendait par là la retombée dans des préjugés de ceux qui assistèrent à la naissance de la psychanalyse et en constituèrent les origines. "Cette retombée en enfance porte un nom, que les phénoménologues comprendront d'emblée: psychologisme, - ou un autre nom, que les marxistes entendront d'emblée: pragmatisme. ...La Raison Occidentale (raison juridique, religieuse, morale et politique autant que scientifique) ne consentit en effet, après des années de méconnaissance, mépris et injures - [moyens d'ailleurs toujours disponibles le cas échéant] - à conclure un pacte de coexistence pacifique avec la psychanalyse, que sous la condition de l'amener à ses propres sciences ou à ses propres mythes: à la psychologie, qu'elle soit behavioriste (avec Dalbiez en France) ou existentialiste (Sartre)... à la sociologie de type `culturaliste' ou `anthropologique' (dominant aux U.S.A.: Kardiner, M. Mead) et à la philosophie (cf. la psychanalyse existentielle de Sartre, la `Daseinanalyse' de Binswanger, etc.)." A ces confusions, à cette mythification de la psychanalyse, discipline reconnue officiellement, au prix d'alliances-compromis scellées avec des lignées imaginaires d'adoption, mais de très réels pouvoirs [ici, universitaires] des psychanalystes [Lagache et ses amis] voulurent souscrire, "trop heureux de sortir enfin de leur ghetto théorique, d'être `reconnus' comme membres de plein droit de la grande famille [universitaire] de la psychologie... de la sociologie, de l'anthropologie, de la philsophie, - trop heureuse d'afficher sur leur succès pratique le label de cette reconnaissance `théorique' qui leur conférait enfin, après des décades d'injures et d'éveil, droit de cité dans le monde": celui des sciences dites humaines et sociales et de la philosophie, les deux piliers de l'Université. "Ils n'avaient pas pris garde - précise Althusser - au tour suspect de cet accord, croyant que le monde se rendait à leurs raisons - quand eux-mêmes se rendaient, sous les honneurs, aux raisons de ce monde - préférant ses honneurs à ses injures." Je formulerai les choses un peu autrement en disant qu'ils n'ont pas pris garde qu'au sein de toute institution de savoir, quel que soit le prestige intellectuel des disciplines enseignées, au sein de toute université, fonctionne aussi, dans l'ombre, un appareil de pouvoir dont la tâche est d'assujettir - au nom de pragmatisme - tout nouvelle discipline à l'idéologie de la classe dominante dans notre société de classes.

 

Et non seulement ces psychanalystes ont oublié - en visant leur intégration dans le champ universitaire des sciences humaines et sociales - qu'une science (la psychanalyse) "n'est telle que si elle peut, de plein droit, prétendre à la propriété d'un objet propre - qui soit le sien, et ne soit que le sien - et non à la portion conquise d'un objet prêté, concédé, abandonné par une autre science, à l'un de ses `aspects', de ses restes, qu'on peut toujours accomoder dans les cuisines à sa manière, une fois le patron repu"; mais ils ont également oublié avant de tenter de s'intégrer dans les institutions tant médicales qu'universitaires, d'amorcer ne serait-ce qu'un début d'analyse politique de ces institutions, c'est-à-dire d'y distinguer la fonction institutionnelle de transmission de savoir de la fonction idéologique d'aliénation de ses usagers aux idéaux de la classe dominante assurés par les Appareils de Pouvoir qui régissent politiquement ces institutions.

 

 

I.B.2) La rupture théorique

 

Or, précisément, si Lacan a peut-être toujours royalement ignoré toute forme d'analyse politique d'une conjoncture ou d'une institution donnée ce qui, à mon avis ne pouvait que condamner à plus ou moins brève échéance toute tentative de créer une institution psychanalytique viable et authentiquement psychanalytique, il n'a pas oublié, par contre, à la différence de Nacht et de Lagache, qu'une science ne pouvait exister qu'aussi longtemps qu'elle pouvait "s'assurer d'un objet propre - qui soit le sien, et ne soit que le sien". Non seulement il ne l'a pas oublié mais tout son enseignement repose sur la définition de cet objet, de sa spécificité et sur l'étude des implications méthodologiques et pratiques du maniement de cet objet.

 

En fait les positions idéologiques de Nacht et de Lagache ne sont pas le reflet sur la scène sociale de leur choix théorique et de la définition qu'ils proposent de l'objet de la psychanalyse. On dirait beaucoup plus que leurs choix théoriques sont la conséquence obligée de leur position idéologique; c'est-à-dire de leur appartenance de classe. C'est un point crucial pour comprendre ce dérapage et le malaise de ceux qui veulent s'intéresser à la théorie lacanienne sans même songer à questionner leurs propres positions politiques et idéologiques.

 

Ainsi, pour Nacht, le médecin autoritaire, épris d'ordre national, de hiérarchisation sociale rigoureuse et d'obéissance à des idéaux d'un scientisme encore très positiviste et très proche des exigences expérimentales formulées par Claude Bernard pour les sciences médicales, l'inconscient tient-il peu de place dans sa définition de l'objet de la psychanalyse qui est plutôt centré par la notion de Moi. Il s'en explique très clairement dans un article écrit en 1951: "Les nouvelles théories psychanalytiques sur le Moi et leurs répercussions sur l'orientation méthodologique."

 

"Il n'y a pas d'entité psychique, il n'existe que des processus psychiques. Ce que nous appelons le Moi est l'un de ces processus qui se déclenchent et fonctionnent lorsque l'organisme se trouve dans des conditions où jouent tels stimuli qu'il nous est donné d'observer et que Freud a défini dans le Moi et le Ca: d'une part les besoins intenses qui pour se satisfaire déclenchent des mouvements énergétiques que nous désignons sous le terme de pulsion, d'autre part un environnement où se situe l'objet désigné pour leurs satisfactions. Ce sont ces deux sources de stimuli qui déclenchent les processus constituant les fonctions du Moi" (p. 30).

 

C'est donc le substratum des besoins biologiques qui, pour Nacht, est le fondement même de toute activité humaine qui ne saurait viser qu'à la satisfaction de ces besoins en cherchant dans l'Umwelt, l'objet réel propre à satisfaire ces besoins. Le langage ne jouit donc pas pour lui d'un statut différent du comportement car "qu'il s'agisse de motricité volontaire, de langage ou de tout autre apprentissage, n'oublions pas que la source énergétique qui les meuvent reste fonction des besoins de l'organicisme. Ce serait une lourde erreur que de leur attribuer une autonomie énergétique ou fonctionnelle par rapport aux pulsions." Ce sont les pulsions mais peu sinon pas différenciées des besoins de l'organisme voire des instincts, si ce n'est par leur caractère sexuel ou agressif qui constituent, toujours pour Nacht, les sources du langage, de la pensée et du comportement et c'est en dernière analyse la physiologie, branche de la neurobiologie qui peut nous apprendre quelque chose sur le substratum énergétique de notre être et de notre Moi à quoi il réduit l'inconscient freudien.

 

"Les travaux de la physiologie moderne démontrent en effet avec une vigueur accrue l'interdépendance de la vie émotionnelle et psychique d'une part, et des fonctions neuro-végétatives et endocriniennes d'autre part" (ibid). Si ce sont donc les sciences médicales qui nous forniront une connaissance de base des fondements organiques de la subjectivité humaine à quoi pour Nacht se réduit l'inconscient, la psychanalyse ne serait qu'une technique qui permettrait par son action formative et transformative sur les processus psychiques de sujets physiologiquement perturbés d'opérer des modifications physiologiques qui tendraient vers un équilibre physiologique sain, théorie qui se fonde sur le mythe d'un homo physiologicus.

 

On comprend mieux comment la psychanalyse dépendrait ainsi totalement de la médecine et le sens de l'exergue placé par Nacht au début des statuts pour le nouvel Institut de Psychanalyse:

 

"En particulier, il ne faudra pas oublier que la séparation en embryologie, anatomie, physiologie, psychologie, sociologie, clinique n'existe pas dans la nature, et qu'il n'y a qu'une discipline: la neurobiologie, à laquelle l'observation nous oblige d'ajouter l'épithète d'humaine en ce qui nous concerne." Mais épithète qui - soulignons-le - n'implique aucune spécificité au regard du monde animal, du monde naturel.

 

Ce thème sera perpétuellement ressassé par Nacht qui en fera le motif de l'enseignement qu'il prévoit pour les analystes: "Les fonctions du Moi - précise-t-il dans un article de 1952 - sont plus ou moins hiérarchisées dans l'évolution du psychisme et reposent sur des assises physiologiques que l'on peut sans risque d'erreur situer dans l'ensemble fonctionnel de la vie affective et de relation, constitué par le cortex, les noyaux sous-corticaux, l'hypophyse, le système neuro-végétatif et la surrénale." Un Moi malade, névrotique, angoissé, un moi faible n'est en fait que la manifestation superficielle d'une perturbation biologique. L'hypothèse clinique de Nacht est que le renforcement du Moi ne peut qu'entraîner une amélioration de l'équilibre biologique, en attendant d'agir directement sur le biologique pour fortifier le Moi. Un espoir repris actuellement, vous le savez, par la toute nouvelle Gene Therapy et divers courants au sein de la recherche en neurophysiologie et en biologie du cerveau.

 

Toute autre est la position théorique de Daniel Lagache dont les positions idéologiques, beaucoup plus libérales et démocratiques, sont également très différentes de l'autocratisme de Nacht. Toutefois c'est également davantage le Moi que l'inconscient qui constitue pour Lagache l'essentiel de l'objet de la psychanalyse.

 

J'insisterai moins - pour l'instant - sur la position de Lagache dans la mesure où une grande part du travail de Lacan de 1953 à 1957 sera centré par une polémique théorique contre Lagache et les "professeurs" au sujet, justement, du Moi dans son rapport à l'inconscient. Toutefois on peut repérer quelle était sans doute déjà la position théorique de Lagache au moment de la scission dans un article qui ne paraîtra qu'en 1957.

 

"Dans le registre de l'expérience subjective et intersubjective, le Moi est conceptualisé comme la représentation, explicite et implicite que le sujet se donne de la personne. La relation conscience-Moi est décrite comme une relation d'objet. Par suite elle peut prendre la forme soit de l'identification (la conscience devient subjectivement le Moi), soit de l'objectivation (le sujet-conscience distingué de l'objet-Moi)... La position narcissique est définie comme la fascination de la conscience par le Moi... Le rôle de l'analyse est de permettre à la conscience d'objectiver le Moi et de s'en dégager... D'où la formule applicable à ce genre de cas et à cette partie du travail analytique: là où était le Moi doit être la conscience."

 

En fait, Lagache est bien embarassé par l'inconscient et c'est plutôt la personnalité qu'il tente d'ériger en objet de la psychanalyse: "Au total, si nous débarassons la personnalité de son appareil ésotérique - [à savoir, la dimension proprement inconsciente] - nous pouvons dire provisoirement que la psychanalyse a pour objet la personnalité totale dans ses rapports avec le monde et avec elle-même. Ces rapports n'étant pas autre chose que des conduites, on peut en conclure que, par son esprit, cette définition inclut la psychanalyse dans la psychologie conçue comme science du comportement des êtres vivants." Une définition qui - effectivement - ne pouvait guère inquiéter les psychologues et les philosophes qui régnaient alors sur l'université, et qui promouvait le mythe d'un homo psychologicus. C'est aussi ce qui amène Lagache à substituer le terme de psychologie clinique plus proche de la pensée de Janet à celui de psychanalyse qui sent tout de même toujours un peu trop le souffre, et à conseiller aux postulants-analystes de ne pas faire médecine mais bien plutôt des études universitaires de psychologie générale avant de faire une formation psychanalytique. Lacan n'avait pas peur de l'odeur de souffre mais en 1953 ce n'est pas encore contre Lagache et la réduction de la psychanalyse à la psychologie des comportements humains qu'il s'attaque, mais à Nacht et à sa médicalisation de la psychanalyse. Toutefois au moment de la scission il n'attaque pas Nacht de front. Rappelons-le: il souhaite un accord. Accord d'ailleurs tout à fait impossible, on est surpris qu'il ait mis tant de temps à s'en rendre compte, il y a peut-être chez Lacan plus de naïveté qu'on ne penserait a priori. C'est aussi pour maintenir un "accord" qu'il s'alliera à Lagache en pensant sans doute que le libéralisme de celui-ci et de ses amis ainsi que leur souci de la démocratie lui permettront - à lui Lacan - de développer librement sa relecture de Freud dans toutes les conséquences et les implications du postulat de départ. Erreur qui lui sera fatale car les "libéraux" s'avéreront plus tard plus acharnés à sa perte pour le profit de leur alliance avec les Etats-Unis (qui contrôlent alors l'I.P.A.) que ne le fut Nacht et son groupe. C'est d'ailleurs d'un marchandage dans le plus pur style de la libre entreprise américaine que Lacan, en 1963-1964, sera l'enjeu et dont la S.F.P., Leclaire en tête, seront les dindons de la farce: ils donneront Lacan pour une reconnaissance qui ne leur apportera strictement rien.

 

Dans son projet d'amendement aux statuts proposés par Nacht, Lacan indique toutefois ses couleurs théoriques: "Ce n'est pas ici le lieu de rechercher la place de la psychanalyse dans le système des sciences. On provoque autant de résistances à souligner ce qu'elle n'est pas (sous-entendu: médecine et psychologie) qu'à formuler ce qu'elle est (ce qu'il va tout de même faire sur le mode allusif). Mais le mode d'enseignement ici prôné pour cette discipline, pour restaurer dans l'exercice de la maîtrise la primauté de la parole [c'est bien là le coeur de ce qu'elle est] et reconnaître dans ses effets sur l'auditeur, l'institution, même à la muette, d'un dialogue, montre avec l'expérience de l'analyse didactique une symétrie trop frappante pour ne pas toucher au coeur du problème. Si l'on peut dire en effet que l'un et l'autre de ces échanges transforment leurs sujets par leur seule médiation, c'est que le fait humain du don reste latent dans tout usage de la parole, et ce ressort jamais saisi situe l'analyse au centre de toutes les sciences humaines." Mais placer la psychanalyse au centre des sciences humaines ne fait pas pour autant d'elle une branche de l'une ou l'autre de ces sciences, bien au contraire et, ajoute Lacan: "c'est pourquoi la psychanalyse n'est réductible ni à la neurobiologie, ni à la médecine, ni à la pédagogie, ni à la psychologie, ni à la sociologie, ni à la science des institutions, ni à l'ethnologie, ni à la mythologie, ni à la science des communications, non plus qu'à la linguistique: et ses formes dissidentes se désignent d'elles-mêmes en ce qu'elles la font tout cela qu'elle n'est pas.

 

A toutes pourtant elle a donné une inflexion décisive et c'est de toutes qu'elle doit tirer son information."

 

C'est pourquoi l'Institut proposé par Lacan, "loin d'enfermer la psychanalyse dans un isolement doctrinal, se considérera comme l'hôte désigné de toute confrontation avec les disciplines affines."

 

D'où en exergue aux statuts qu'il propose en amendement à ceux de Nacht, ce texte très célèbre de Freud mais si célèbre que le souhait qu'il énonce n'a jamais été pris au sérieux par quiconque.

 

"Si l'on avait - idée qui semble aujourd'hui fantastique - à fonder une faculté analytique, on y enseignerait certes bien des matières que l'Ecole de médecine enseigne aussi: à côté de la `psychologie des profondeurs', celle de l'inconscient qui resterait toujours la pièce de résistance, il faudrait y apprendre, dans une mesure aussi large que possible, la science de la vie sexuelle, et y familiariser les élèves avec les tableaux cliniques de la psychiatrie. Par ailleurs l'enseignement analytique embrasserait des branches fort étrangères au médecin et dont il n'entrevoit même pas l'ombre au cours de l'exercice de sa profession: l'histoire de la civilisation, la mythologie, la psychologie des religions, l'histoire et la critique littéraires..."

 

Certes, si les études médicales peuvent être recommandées par Lacan, ce n'est nullement parce que la neurobiologie fonderait la compréhension de l'inconscient mais bien plutôt parce qu'elles témoigneraient de l'assimilation du sujet à la réalité humaine et que, comme Lacan l'indiquait dans le Règlement de la commission de l'enseignement qu'il avait rédigé pour la S.P.P. en 1949, "L'esprit dit clinique en est une forme éminente et que c'est pour la produire que la pratique de l'hôpital, mieux encore que celle de l'internat, sont ici appréciées au premier chef."

 

Mais il n'en reste pas moins que ce qui doit centrer cette autre forme d'enseignement de la psychanalyse, c'est ce qui en est l'objet et constitue le coeur de la découverte freudienne, quelque chose qui n'est ni le substratum biologique du Moi (Nacht) ni la personnalité totale telle qu'elle se révèle dans les conduites humaines (Lagache), mais ceci que 20 ans plus tard - en 1973 - Lacan peut rappeler à ses anciens pairs venus en Congrès International à Paris mais qu'il a toujours déjà dit:

 

"Ce que Freud a découvert et qu'il a épinglé comme il a pu du terme d'inconscient, ça ne peut en aucun cas, rejoindre d'aucune manière ce que lui-même se trouve avoir mis en avant: les tendances de vie, par exemple, ou les pulsions de mort; ça ne peut en aucun cas y être identifié; ce que Freud a découvert c'est ceci: c'est que l'être parlant ne sait pas les pensées - il a employé ce terme - les pensées mêmes qui le guident: il insiste sur ce que ce sont des pensées et, quand on le lit, on s'aperçoit que ces pensées, comme toutes les autres, se caractérisent par ceci qu'il n'y a pas de pensée qui ne fonctionne comme la parole, qui n'appartienne au champ du langage."

 

C'est sur cet objet-là et celui-là seulement que doit se régler la formation des analystes et c'est en raison de la nature même de cet objet "des pensées inconscientes", que la connaissance et l'exercice de la psychanalyse exigent une expérience de sa matière propre, à savoir des résistances (non pas résistance à l'analyste ou défense d'un Moi psychologique, mais résistance à la signification inconsciente mais vraie du discours), et du transfert (qui est l'actualisation de cette signification inconsciente dans la relation analytique), qui ne s'acquiert au premier chef que dans la position du psychanalysé. "C'est pourquoi - précise Lacan dans le Règlement de la Commission de l'enseignement de 1949 - la psychanalyse dite didactique est la porte d'entrée d'un enseignement où la formation technique commande l'intelligence théorique elle-même."

 

Et c'est aussi pourquoi avec un sens aigu de la cohérence de son propos, Lacan commencera son enseignement - après en avoir énoncé les fondements théoriques et épistémologiques dans Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse - par un premier séminaire sur les écrits techniques de Freud. Il centrera sa lecture de ces écrits techniques sur les deux pôles qu'y constituent "le moment de la résistance" et "la parole dans le transfert", tout en revenant sur la structure narcissique du Moi et en précisant la structure topique de son registre: l'Imaginaire (il substitue au stade du miroir le schéma du bouquet renversé plus complexe, plus rigoureux en termes topologiques); et en analysant minutieusement le mécanisme privilégié du Moi pour s'opposer à la reconnaissance des pensées inconscientes tout en les énonçant sous la rubrique de la dénégation.

 

 

 

Nous ferons, dans quinze jours, un résumé de ce premier séminaire et de l'intervention de Jean Hyppolite sur ce beau texte de Freud: Die Verneinung.

 

 

 

Mais avant que nous ne nous quittions je voudrais ajouter ceci à l'adresse de ceux d'entre vous qui sauront l'entendre. Ce que je vous ai raconté de la scission de 1953, je l'ai fait pour l'intérêt historique de notre cheminement mais aussi et avant tout pour que vous regardiez du côté de vos institutions. Si l'enseignement de Lacan est aussi mode de formation des analystes il vous faudra aussi vous demander - et j'adresse cela directement aux analystes - si le mode de transfert qui vous lie entre vous et à vos institutions ne constitue pas votre résistance majeure à la signification du discours de Lacan.

 

 

 

 

 

NOTES

 

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