PSYCHIATRIE OU PSYCHANALYSE?

L'un des reproches le plus galvaudé adressé à la psychanalyse tant par certains intellectuels de gauche (que nous ne confondons pas avec les militants de gauche tant l'abîme qui les sépare est immense et bien qu'aujourd'hui il ne soit plus de très bon ton de se dire à gauche0 que par les ordres professionnels régis par la pan-psychiatrie nouvelle (psychologues, travailleurs sociaux, infirmiers psychiatriques, thérapeutes en tous genres voire même bon nombre de psychanalystes - surtout dans la section anglaise de la Société Canadienne de Psychanalyse - tous unis sous la férule du psychiatre et de son administration de la santé mentale) est que la psychanalyse ne s'interesserait qu'à l'individu et qu'elle s'excluerait de ce fait du champ de la science puisqu'ils continuent de croire, toute pensée éteinte, qu'il n'est de science que du général. Cependant qu'aujourd'hui se pose plus que jamais la question d'une sciemce des singularités, voire, par exemple, dans les sciences du langage de la possibilité d'une science de la parole, la linguistique n'étant que science de la langue. Cet individualisme "outrancier" la placerait pour les uns parmi les idéologies bourgeoises (au sens marxiste du terme d'idéologie, le démantèlent des Républiques socialistes n'invalide pas, à nos yeux, la pertinence de la critique marxiste des sociétés capitalistes, bien au contraire) et, pour les autres, parmi des pratiques beaucoup trop ponctuelles pour être d'une part économiquement rentables et, d'autre part, pour participer sur une échelle suffisement vaste à l'asujetissement des peuples à la norme requise pour leur exploitation maximale par notre système capitaliste. Une norme que, non sans une profonde hypocrisie, les psychiatres, voire certains psychanalystes, n'hésitent pas à décrire en termes de "structure normales de la personnalité", dont ils font le but de toute guérison possible au terme d'une quelconque cure psychothérapique, fût-elle psychiatrique, psychologique voire soi-disant psychanalytique. Ces thérapeutes font ainsi état d'une naïveté dont on peut tout de même se demander si elle confine plus au cynisme ou à l'imbecillité, mais une chose reste certaine, c'est que cette attitude et ces croyances témoignent chez ceux qui les professent d'une absence totale de réflexion politique sur leur propre pratique professionnelle, comme si la politique était un domaine totalement étranger à la thérapie, quel qu'en soit l'objet et la méthode.

Ce reproche d'individualisme n'a que très rarement le statut d'une critique en bonne et due forme. Il repose d'une part sur une confusion et de l'autre sur un phénomène proprement idéologique en voie d'expansion dans les sociétés capitalistes avancée que je nommerai : "l'alexie sociale."

La plupart de ceux qui condamnent la psychanalyse confondent l'usage qui en est fait, par exemple ici-même au Québec, avec la pratique théorique qui porte légitimement ce nom. S'il apparait effectivement à l'usage que la pratique de la psychanalyse est, du fait même des psychanalystes, élitiste (de par son coût et sa valorisation idéologique et culturelle -plutôt médiatique que réelle, d'ailleurs), normative (c'est-à-dire psychologisante et visant une bonne adaptation aux normes bourgeoises) et plus ou moins réduite à n'être qu'une variante des thérapies psychia-triques, ce n'est certainement pas à la psychanalyse en tant que pratique théorique, qu'il convient de s'en prendre, mais aux psychanalystes eu-mêmes, à leurs sociétés et aux institutions qu'ils ont engendrées. "Vous y croyez, vous, à la psychanalyse me demandait un jour mi-plaisantin, mi-sérieux un des pontes de la Société Canadienne de Psychanalyse? Moi, je ne m'en sers plus guère que pour écouter les association des patients après un coma insulinique ou des electro-chocs!". Contre le voeu même de Freud, ces psychiatres-psychanalystes sont presque parvenus à réduire la psychanalyse-pratique-théorique à une forme complètement dégénérée, une vulgaire idéologie pratique qui, à la limite, porte assez bien le nom de psychanalysme, bien qu'il reste encore quelque foyers de résistance à cette dégradation.

 

 

Il suffit de lire le chapitre, heureusement fort court qu'Ellenberger consacre à l'histoire de la psychiatrie dans un ouvrage relativement récent Précis de Pratique Psychiatrique (Ellenberger, 1981), pour avoir une idée de ce qu'on entend, dans le monde de la psychiatrie canadienne, par le terme sacro-saint de "méthodologie scientifique", en matière d'histoire des sciences. Il se contente de recenser tout au long du fil continu et linéaire de l'Histoire, des "faits" qui témoigneraient d'un soi-disant "progrès" de la psychiatrie depuis les époques originaires de la grèce antique en passant par l'inévitable "obscurantisme médiéval", le retour aux autorités de l'antiquité avant l'avènneme t de la Raison qui prélude au technicisme positiviste du XIXème siècle pour enfin s'épanouir dans l'expansion montrueuse de la pan-psychiatrie, supposément multidisciplnaire depuis que le terme est à la mode et qu'elle se présente comme une approche "bio-psycho-sociale" de l'homme. Malheureusement pour cette belle fresque historique de la psychiatrie, personne aujourd'hui depuis la révolution scientifique du début du XXème siècle, les travaux de Hegel sur l'Histoire et, plus récemment ceux d'Alexandre Koyré (1962, 1968) et de Gaston Bachelard (1973) sur l'histoire des sciences, ne peut sans afficher autre chose qu'une prise position réactionnaire, en optant pour une vision "continuiste" de l'Histoire qui ne nous offrirait que "le spectacle sans discontinuité et permanent de l'esprit humain à l'oeuvre dans la science". Bien au contraire, depuis les travaux de Marx, après Hegel, sur les déterminismes historiaues, ceux de Koyré, de Bachelart (déja cités) , de Canguilhem (1966,1968) voire même de Thomas Kuhn (1962), l'histoire, et en particulier l'histoire des connaissances humaines, apparait beaucoup plus aujourd'hui, comme une série d'aires et de périodes secouées par des tensions dialectiques et séparées les unes des autres par de profondes "coupures" ou "révolutions" qui traversent non seulement le champ de l'économie et des rapports de force entre les classes sociales, mais aussi les aires scientifiques, les opposant les unes aux autres de façon radicales ainsi que les idéologies et les philosophies qui les entourent. De part et d'autre de ces coupures, on ne pense ni mieux, ni plus mal, on pense autrement dans le même temps que subsistent, indéracinables, d'anciennes conceptions pourtant surannées qui sont autant de résistances aux changements.

C'est au nom de cette conception discontinuiste de l'histoire qu'il est possible de dénoncer les diverses formes de "récupération" et de réductionisme qui ne cessent d'oeuvrer contre la "Révolution Freudienne" et que nous offre ce Précis d'Ellenberger plus précisément dans tous les textes qui présentent la psychanalyse comme une branche de la psychiatrie et ce, au nom, précisément, de la continuité de l'histoire des sciences et de la culture et de leurs "progrès". Qu'on en juge :

"C'est également au tournant du siècle que Simund Freud élabora son système de "psychiatrie dynamique" (sic!) la psychanalyse ... Disons simplement qu'elle fut le point de départ d'une vaste expansion de la psychiatrie dynamique tant par elle-même que par ses dissidents, Alfred Adler et Carl Gustav Jung, qui développèrent, chacun de leur côté, un système dynamique original qui différait radicalement de la psychanalyse. Ces deux systèmes ainsi que la psychanalyse débordent largement des limites traditionnelles de la psychiatrie. C'était là une manifestation d'une tendance nouvelle que l'on pouvait appeler "explosion psychiatrique." (Ellenberger, 1981). Il suffit de lire la correspondance entre Freud et Jung pour ne pas manquer d'être frappé par l'insistance avec laquelle Jung se justifie d'édulcorer et de réduire à de vagues notions les concepts clés élaborés par Freud, par établir des compromis avec les pouvoirs psychiatriques, par souci de respectabilité voire même pour des motifs idéologiques plus obscurs qui devaient rendre Jung plus ou moins favorables aux grands mouvements fascistes de son temps. On comprend, à lire ces lettres que l'amitié et la collaboration des deux hommes ne pouvait pas durer face à la rigueur de la pensée freudienne. Il n'est donc pas possible de penser aux oeuvres d'Adler et de Jung par exemple, mais aussi bien de Janov, Rogers ou Hartman, voire de Brenner ou Arlow, en termes de découvertes originales ou de progrès. Ce sont bien plutôt les formes diverses du déviationisme et du réductionisme qui se sont acharnées sur la découverte freudienne en tentant plus ou moins sournoisement de la ramener à des conceptions pré-psychanalytiques. Ce qu'Ellenberger ignore ou feint d'ignorer, c'est que la découverte Freudienne impliquait un certain nombre de démarcations et de coupures radicales avec les discours qui précèdent son émergence. Coupures que beaucoup sont incapables d'éffectuer ou de soutenir, soit qu'ils en soient intellectuellement incapables, soit par souci de respectabilité au sein de la communauté médicale, l'une des plus conservatrice qui soit.

Il serait tout à fait illusoire de croire que ce qu'Ellenberger nomme ici l'explosion psychiatrique pourrait avoir quoi que ce soit de commun avec l'explosion des révolutions socialistes des XIXe et XXe siècles. Ce n'est pas à une révolution qu'il fait allusion ici, mais bien plutôt à un véritable essor de l'impérialisme psychiatrique dans les champs de la culture (le biologique, le sociologique et la psychanalyse) dont les fondements épistémologiques, logiques et politiques ne sont jamais ni analysés, ni mis en question ni même comparés.

Parler de "psychiatrie dynamique" à propos de Freud est tout simplement faux. Une allégation de ce genre est du même ordre que celle qui faisait annoncer la mort de Jacques Lacan dans Le Devoir en ces termes : "une grande perte pour la psychiatrie française!". C'est non seulement faux, c'est malhonnête puisqu'il apparaît que celui qui énonce de telles remarques ne s'est même pas donné la peine de lire Freud, pas plus que Lacan puisque ce dernier, de toute façon, est réputé illisible. Citons donc Freud ici-même, contre Ellenberger et ses pairs, lorsqu'il eut à prendre la défense de Théodore Reik contre les psychiatres Nord-américains, ceux-là même qui, aujourd'hui, se sont assurés du contrôle de l'Association Psychanalytique Internationale ou leurs héritiers.

"Quel mauvais vent vous a poussé, vous, précisément vous, vers l'Amérique? Vous auriez dû savoir avec quelle amabilité des analystes non-médecins seraient reçus par nos collègues pour qui la psychanalyse n'est qu'une des servantes de la psychiatrie. N'auriez-vous pas pu rester plus longtemps en Hollande?... Naturellement je suis heureux d'écrire n'importe quel certificat qui vous sera utile. Mais je doute fort qu'il vous apporte une aide. Où existe-t-il là-bas une institution qui serait intéressée à protéger la continuation de nos recherches?" (Freud, 1953). La lettre dont je viens de citer un extrait est datée du 3 juillet 1938 et, lorsqu'il pose la question de savoir "quelle institution est intéressée à poursuivre" les recherches de la psychanalyse en Amérique du Nord, tout en laissant clairement entendre qu'il n'en existe aucune, la question est d'autant plus cruelle que la New York Psychoanalytic Society ainsi que l'American Psychoanalytic Association ont été toute deux fondées vingt-six ans auparavant, soit en 1911! La méfiance radicale de Freud à l'endroit de "l'extraordinaire diffusion de la psychanalyse" en Amérique du Nord et, en particulier, dans la psychiatrie qu'elle a effectivement fait "exploser", tient précisément à ce que ce qui se diffuse et que les psychiatres reconnaissent sous le nom de "psychiatrie dynamique de Freud" n'a, en fait, absolument rien à voir avec la recherche psychanalytique telle que son inventeur pouvait encore la concevoir au seuil même de sa mort. La désillusion de Freud et son rejet de l'Amérique devaient se trouver grandement justifiés lorsqu'après sa mort, l'Americian Psychoanalytic Association devait finir par investir et contrôler l'organisme que Freud avait créé pour éviter à la psychanalyse le sort qui devait la frapper en Amérique du Nord, l'Association Psychanalytique Internationale. C'est pourquoi ce n'est pas sans amusement que je peux lire sous la plume de Dufresene et Saucier (1981) que les seuls psychanalystes sont ceux habilités par une Société adhérente à l'Association Internationale alors que cette dernière n'est plus qu'un jouet entre les mains de l'American Psychoanalytic Association désavouée par Freud!!!

Il faut donc avoir côtoyé quelque temps le monde des institutions psychanalytiques pour ne pas manquer de constater que si la psychanalyse doit mourir -- à supposer qu'elle ne soit déjà morte -- ce sera de la main même de ceux qui avaient pour tâche de la faire vivre et de lui conserver toute la virulence subversive qu'elle doit à son statut très particulier dans le champ scientifique d'être, au même titre que le marxisme, une pratique théorique, plutôt qu'une "science" au sens suranné que les psychiatres et les psychologues donnent encore à ce terme.

Il faut bien reconnaître, hélas! que la formation linguistique, anthropologique, socio-économique voire mythologique et littéraire que Freud exigeait pour tout psychanalyste (il n'a jamais recommandé la formation médicale qui ne lui fut utile, comme il ne cesse de le rappeler au début de sa vie professionnelle, que comme gagne-pain!), fait totalement défaut à la plupart et que cette absence de culture réelle, dont d'occasion de penser, se trouve, comme il se doit, comblée par la masse des préjugés idéologiques et des préjugés de classe. Au Québec, comme un peu partout ailleurs, la plupart des psychanalystes appartiennent aux classes bourgeoises et petites-bourgeoises, ce qu'ils ne manquent pas de manifester lorsque, d'aventure, il leur arrive de prendre position sur tel ou tel sujet. Je ne peux m'empêcher de penser ici à la seule réunion scientifique qui ait jamais fait salle comble à la Société Psychanalytique de Montréal et qui date de quelques années déjà; elle avait pour objet de définir les recours juridiques qu'avaient les psychanalystes lorsque leurs analysants ne les payaient pas...!

Disons-le d'emblée, il n'y a rien à attendre des institutions psychanalytiques d'autre que la mort de la psychanalyse à plus ou moins brève échéance. Nous voyons déjà se manifester les symptômes de son agonie dans des signes périphériques :

1) La contrôle de ses instances de formation et de la question de la transmission, en Europe tout au moins, par l'Etat;

2) la réduction médicale et psychologique de son discours;

3) sa transformation en une chose littéraire pour mass media;

4) la désaffection croissante de ses instituts de formation (surtout aux Etats-Unis), par les jeunes intellectuels;

5) le tarissement de toute forme de créativité au sein des instituts et sociétés tout autant que dans l'ensemble des publications officielles.

6) Ce tarissement de la créativité n'est d'ailleurs, en grande partie, que le résultat de l'édulcoration, voire la mutilation pure et simple, par les "didacticiens", du texte même qui constitue le fondement de la psychanalyse : le texte de Freud.

J'en reviens par ce biais à cette alexie sociale qui consiste en ceci : que "nos contemporains ne savent pas lire". C'était dans ces termes que Stéphane Mallarmé répondait, il y a près d'un siècle, à l'agression dont sa poésie, jugée trop obscure, était l'objet de la part des critiques littéraires. C'est également dans ces termes qu'il convient de juger la plupart des opinions, des prises de position, des controverses et des pétitions de principe, voire des prises à parti, autour de la pensée et du texte de Freud.

Dire, par exemple, de la psychanalyse, qu'elle ne s'intéresse qu'à l'individu ne dit strictement rien qui vaille de la pratique théorique psychanalytique, mais indique par contre, de la façon la plus claire que le sujet d'un tel énoncé ne s'est même pas donné la peine de lire Freud. Par "lire Freud", nous entendons : dégager sous le jeu excessivement complexe des métaphores (physiques, neurologiques, biologiques, littéraires, mythologiques etc.), des paradoxes, des contradictions, des discontinuités discursives, des signes propres au sujet de l'énonciation, les lignes de force de la structuration de cette pensée autour de certains termes clés, de noyaux intangibles qui, plus que des concepts, sont de véritables "dits fondamentaux" (Grundworte), les piliers fondateurs d'une nouvelle manière de penser l'homme. Non seulement des concepts, mais des concepts qui dévoilent des lieux inexplorés du réel, des concepts qui font apparaître de nouveaux faits, ou des faits déjà connus, sous un éclairage tout à fait autre, des concepts qui annoncent l'à-penser. Indiquons tout de même que c'est ce travail que, depuis des années, poursuit Jean Imbeault et qui l'a amené à publier L'Evennement et l'inconscient (Triptyqyes, 1990) Et c'et si vrai, que la révolution scientifique du début du siècle a contraint au renversement des positions positivistes et objectivantes qui ont pu faire dire à Claude Bernard que devant la vérité des faits la théorie venait en second, ce que n'a pas manqué de citer l'un des psychiatres du Précis. Tous deux ont tort. Chez Freud, comme dans la physique contemporaine, comme dans la biologie (celle de François Jacob et non celle des psychiatres biologisants voire d'un Le Vay avec son nodule sexuel), comme chez Marx, c'est la théorie qui permet de se dégager du terrorisme immobilisateur des faits, c'est elle qui permet leur déplacement, c'est à partir d'elle que s'effectue le plus grand essor du nouvel esprit scientifique, lorsque le savant réussit à s'apervoir, contre l'empirisme harcelant du sens commun, qu'avant d'être un fait, le phénomène physique est une équation. La psychanalyse naît véritablement non pas de la psychopathologie, mais à l'occasion d'études sur la psychopathologie, de brusques élans théoriques, qu'il nomme prudemment :"spéculations" et dans lesquels Freud met en place la structure du sujet de l'inconscient. Une structure qui n'est que théorique, qui est présente dès 1895 dans les lettres à Fliess ainsi que dans l'Esquisse pour une psychologie scientifique, une structure purement théorique sans laquelle ni l'Interprétation des rêves, ni la Psychopathologie de la vie quotidienne ni Le mot d'esprit n'auraient jamais vu le jour, ni l'ensemble de la théorie psychanalytique. On ne le répètera jamais assez : l'inconscient est un concept. Cette structure n'a son pareil nulle part dans les diverses conceptions que depuis Platon, si l'on tient à remonter jusqu'aux Grecs, depuis Descartes, si l'on veut êre plus rigoureux, les sciences de l'homme se sont faites du sujet, mais c'est une structure qui apparaît curieusement, presque simultanément, donc à un moment bien particulier de l'histoire (celui des révolutions du XIXe siècle), chez Marx, chez Nietzhce et chez Freud. Cette nouvelle manière de penser l'homme, ce "nouvel esprit scientifique" comme l'appelle Bachelard, est totalement étranger au rationalisme positiviste et empirique qui règne en maître au sein de la psychiatrie et de la psychologie d'aujourd'hui et qui, après avoir été essentiel à un certain moment du développement des sciences au siècle de la raison, en constitue aujourd'hui la limite et l'un des obstacles le plus redoutable à la formation du nouvel esprit scientifique, donc de la psychanalyse.

Cette alexie sociale autour de laquelle nous tournons, se manifeste suivant deux axes qui sont :

1) la réduction de ces dits fondamentaux à de simples notions psychologiques ou médicales, voire du sens commun;

2) la suppression, l'élision pure et simple d'un certain nombre de ces dits fondamentaux (qui ne valent qu'en tant qu'ils sont eux-mêmes pris dans un système qui fait qu'ils ne valent que l'un par l'autre et chacun par l'ensemble du système dans lequel ils apparaissent) lorsqu'ils résistent plus fortement que d'autres à toute forme de réductionsisme. Je pense évidemment aux pulsions de mort (Todes Triebe) que Jean Laplanche -- assurément meilleur viticulteur que théoricien de la psychanalyse -- peut, dans les premiers chapitres de son cours sur l'Angoisse dans la théorie freudienne (Laplanche, 1980), balayer d'un revers de main, en déclarant tout uniment qu'à la différence de Freud, il considérait que le pulsionnel ne pouvait être que sexuel. Alors que Freud, quant à lui et sans doute pour des raisons théoriques plus essentielles que celles de Laplanche, a maintenu ces pulsions de mort au coeur de son élaboration théorique, envers et contre tous, dès leur introduction en 1923 dans le Moi et le Cà, jusqu'à sa propre mort. Sans doute Laplanche tranche-t-il ainsi le noeud gordien qu'elles constituent au sein de la théorie, mais en simplifiant ainsi les choses, il participe aussi allègrement au meurtre de la psychanalyse que d'aucuns ont participé en leur temps (1963-1964), aux tentatives de destruction de l'enseignement de Jacques Lacan, qu'il ne s'agissait pas seulement d'exclure de la Société Française de Psychanalyse, mais surtout de réduire au silence.

Ce dont nous sommes tous redevables à Lacan et ce, à des degrés fort divers, c'est de nous avoir montré, en nous apprenant à lire Freud, que la psychanalyse n'est absolument pas une théorie de l'individu, fut-il malade ou sain, mais la science de l'homme comme sujet, c'est-à-dire en tant qu'il parle et que, de ce fait, il se trouve être dans un rapport au monde qui l'entoure, aux autres et à lui-même, à nul autre pareil et, en tout cas, irréductible à son animalité voire à son organicité. C'est vers une conception de plus en plus collective et sociale du sujet que, tout au long du développement de sa pensée, Freud s'oriente et qui, si elle ne se trouve pas pleinement développée dans son oeuvre même, y trouve néanmoins dès Totem et Tabou en passant par Psychologie collective et analyse du moi, L'avenir d'une illusion pour aboutir à Malaise dans la civilisation (soit de 1913 à 1929), un certain nombre de repères, de traits, de remarques incidentes qui rapprochent la psychanalyse de cette autre grande pratique théorique qu'est le marxisme.

Louis Althusser, ce grand lecteur de Marx, a bien montré qu'il n'y avait aucune incompatibilité entre la pratique théorique marxiste et la pratique théorique psychanalytique. La psychanalyse et le marxisme se déploient dans une même aire épistémologique dont ils ont tous deux contribué à ouvrir l'espace et à fixer les limites. On ne saurait impunément condamner ces deux grandes pratiques théoriques de notre temps sous prétexte que certains psychanalystes, voire certains marxistes, de par leur appartenance à des institutions plus ou moins étatiques (hôpitaux, université, etc.) se sont avérés incapables d'opérer l'ensemble des ruptures idéologiques et épistémologiques qu'exigent respectivement la psychanalyse et le marxisme avec les disciplines, les idéologies pratiques et les philosophies qui les entouraient, déjà, telles des fées ambiguës, lors de leur naissance. A défaut d'avoir effectué ces ruptures, ils se sont faits les agents de la récupération et de la réduction de la psychanalyse et du marxisme, dans et par l'idéologie dominante et ses formes pratiques comme, par exemple, la psychologie et la psychiatrie, fut-elle bio-psychosociale.

Lorsque certains psychologues, définissent la psychologie, par sa méthodologie (c'et-à-dire tout l'arsenal des groupes témoins, le contrôle des falsifications, des échantillonnages, etc.), et qu'ils font de cette méthodologie le critère de reconnaissance de toute science, ils manifestent tout d'abord une compréhension singulièrement restreinte et datée de la science. Nous pourrions leur opposer l'exemple de la physique à qui l'on ne saurait dénier le titre de science et qui, pourtant, ne se définit absolument pas par sa méthode (si elle l'a d'ailleurs jamais fait), mais par son objet et ses modes de théorisation de cet objet. Lorsqu'ils concoctent leurs petits plats cuisinés, les psychologues ne font guère que mettre en application des modes de vérification d'un savoir présupposé, en d'autres termes ils n'inventent rien que ce qu'ils savaient déjà devoir être là, non parce que cela s'y trouvait effectivement, mais parce que cela doit y être. Ce "doit" n'étant pas celui de l'éthique, mais celui d'une vision normative et "normativante" du monde.

C'est tout à fait dans l' ordre du passage d'un état à un autre (de la maladie à la santé psychique) que nous est présentée la cure psychanalytique dans ce Précis qui, ici, me sert de cible. Un peu comme s'il fallait aux auteurs, rassurer leurs collègues psychiatres sur la bonne tenue morale, à défaut d'être "scientifique", de cette cousine un peu folle de la psychiatrie. Voici un homme qui souffre de toutes sortes de symptômes que l'on nous décrit dans la bonne radition psychiarique, il se noue à l'intérieur de la cure analytique une relation d'un tout autre ordre qu'avec le psychiare ou le psychologue traditionnels, puisque ce qui fonde cette relation au thérapeute est le transfert, cette mise en acte de l'inconscient, mais qui semble se réduire ici à la réactivation d'anciens modes relationnels au papa et à la maman. Ce qui paraît tout de même mystérieux dans le récit de cette cure témoin, c'est qu'il aura suffi à ce monsieur de retrouver, tant dans ses souvenirs que grâce aux judicieuses interprétations du et dans le transfert, ce qu'étaient effectivement ces modes relationnels oubliés, refoulés, mais qui le contraignaient à une répétition épuisante de comportements avortés, pour que son moi, qui ressemble fort à la norme bourgeoise, prenne le dessus de l'enfant incorrigible et monstrueux qu'il fut dans la réalité ou le fantasme, et qu'il puisse enfin mener la vie qui convient à tout bourgeois. Ce n'est certes pas le conditionnement qui aura joué, mais quelque chose de beaucoup plus pernicieux que les auteurs nous laissent entrevoir dans la conclusion de cette cure : l'identification au moi fort de l'analyste que l'analysé quitte dans une gratitude ambivalente, certes, mais comme on quitte un "père spirituel" (sic). Je suis désolé, mais je dois avouer que je ne connais aucun analyste, et Dieu sait si j'en connais des tas, que je considérerais comme un "père spirituel", Lacan le premier. Et si c'est sur "l'identification au moi de l'analyste" que doit se terminer une cure, je ne vois pas en quoi cette fin d'analyse diffère en quoi que ce soit, en fin de compte, de ce à quoi aboutit une thérapie behaviorale de la pire espèce : l'aliénation du moi du sujet à une norme comportementale, dans la plus complète méconnaissance de ce qu'il est comme sujet.

C'est dans la problématique entièrement nouvelle du statut du sujet que le dit fondamental du transfert, par exemple, doit être saisi. Une problématique qui tend à penser le sujet (c'est-à-dire, répétons-le, l'homme dans son rapport au langage et à l'usage qu'il en fait et qui, en retour, le structure), par l'élaboration d'un système de concepts-questions. "Concepts-questions qu'en psychanalyse il ne faut jamais prendre pour des concepts-réponses : dire pour nous référer d'une simple indication à ce cas paradigmatique, que le rêve a un sens, et même qu'il accomplit un désir inconscient, sexuel, infantile, c'est ouvrir une recherche plutôt que clore une question; une recherche qui devra chaque fois se préciser en fonction de chaque cas comme une fonction de tous, bien plutôt qu'une question temporairement posée et qui se serait trouvée résolue pour un certain nombre d'entre eux" (Schotte, 1964).

A la différence de la psychologie et de la psychiatrie, fut-elle "psychanalytique", la psychanalyse n'opère pas par ses méthodes et ses techniques le passage d'un état 1 (par exemple : névrosé ou malade) à un état 2 (normal ou guéri); elle ouvre pour le sujet qui s'engage dans l'expérience analytique -- et devient de ce fait un analysant -- l'espace d'un devenir illimité. Elle ré-ouvre un espace de questions, de désirs inscrits effectivement dans l'histoire du sujet, et plus précisément dans son histoire infantile. Là il a été nié, refoulé voire même forclos et cet espace ré-ouvert lui restitue son statut de sujet-en-devenir, un sujet pluriel, un sujet infiniment adaptable, et non pas adapté au seul ordre bourgeois, et ce aussi longtemps qu'il ne sera pas refermé par une réponse, une interprétation "normativante", un "tu dois" qui l'assujettirait de nouveau (ne fut-ce que sous la forme de l'identification) à une unicité factice, à un état dont la stabilité aveugle est la garantie même de l'exploitation dont, dans notre système capitaliste, il est à la fois l'agent et la victime.

Le transfert est effectivement ce qui permet la ré-ouverture de ce qui était refoulé, clos voire forclos, et contraignait le sujet à la répétition. Plutôt qu'un espace de questions ou de désirs qui ne seraient tels qu'à toujours viser un manque radical, disons que le transfert, en psychanalyse, est de l'ordre de ce qu'il y a à reconnaître. A la place des questions "mais qu'est-ce que j'ai, docteur? qu'est-ce que je suis?", à quoi un spécialiste sera toujours prêt à répondre : "une névrose", ou "un schizophrène incurable", doit pouvoir être substitué un "qui suis-je?", à savoir : "quelle combinatoire pulsionnelle détermine mon statut, mon mouvement en tant que sujet et mon inscription dans un procès qui me dépasse?" (et non un ordre qui m'assujettit).

En d'autres termes le transfert, si essentiel au dévoilement de la structure du sujet, n'est pas seulement le simple déplacement sur l'analyste des sentiments vécus par le sujet dans sa prime enfance à l'endroit de ses parents, sentiments refoulés puis réactivés dans la relation thérapeute/patient (ce qui constitue une définition plutôt psychologisante). Le transfert est bien plutôt "la mise en acte de l'inconscient", en tant que cette mise en acte constitue la relation psychanalytique proprement dite. C'est parce qu'il y a transfert à reconnaître que la psychanalyse est possible, c'est parce que du transfert est reconnu comme mise en acte, démasquage d'un inconscient qui n'est tel que d'avoir été refoulé, qu'il y a effectivement analyse. Que ce repérage s'effectue sous la forme d'une reconnaissance plutôt métaphorique de situations affectives antérieurement vécues dans l'espace oedipianisé de la famille importe peu si toutefois ces métaphores familiales ne sont jamais prises que comme de véritables mises en scène, de véritables représentations théâtrales et théâtralisantes d'un sujet agi par des déterminismes pulsionnels qui ne se réduisent pas à ces petites pulsions des familles, à ces petits émois sexuels à quoi Laplanche réduit le pulsionnel, mais sont plutôt cachées par elles et sont en fait "quelque chose de grave et de formidable, dont nous voudrions nous approcher avec circonspection" (Freud).

Par son silence, son attention soutenue et égale à l'usage que l'analysant fait du langage, l'analyste favorise la lente émergence d'une parole à la fois plurielle et questionnante, la parole pleine, la parole vraie du sujet, un "qui suis-je?" modulé de mille manières possibles, à quoi, contrairement au psychologue, au médecin ou au spécialiste normatifs qui savent toujours déjà la réponse, il ne répondra jamais qu'un "che vuoi?", un "que veux-tu?", lui aussi modulé de mille et une manières : du grognement inarticulé, à la phrase la plus alambiquée dans laquelle il se retrouve parfois pris à son grand dam, mais qu'il n'émettra, en fin de compte, que pour maintenir la tension de l'interogation, par la relance du discours de l'analysant hors du camp d'une compréhension immédiate, d'une prise dans le sens, afin que le moi du sujet (l'image qu'il s'est construite de lui-même par le jeu des identifications spéculaires successives aux autres, ceux qui ont tour à tour secoué ses amours et ses haines s'effrite devant ce miroir continuellement changeant et pourtant immuable qui ne lui renvoie jamais la même image de lui-même, et qu'advienne enfin le sujet de l'inconscient envers et contre tous les mécanismes de défense du moi.

 

C'est la possibilité même de cet avènement qu'on nomme transfert, de cet avènement d'un sujet pulsionnel "qui ne fait signe, comme l'écrivirent Serge Leclaire et Jean Laplanche (1963) (en un temps où il était mieux inspiré), ni à la première, ni à la troisième personne, mais en personne". Ce sera, par exemple, un "Wutze!" for malsonnant qui, brusquement, déchirera le discours autrement poli et bien organisé de tel analysant, injure où toute la violence contenue, refoulée mais qui, de ce fait, le constitue comme sujet de l'inconscient, le manifeste par son incongruité et sa non-appartenance aux énoncés qui en entourent l'apparition. Le transfert est constitué de l'irrépressibilité même de l'émergence de ces signifiants qui, malgré la force colossale des mécanismes de refoulement, a tout de même produit la psychanalyse tout autant qu'elle produit le sujet humain en devenir.

Nous sommes loin, avec cette conception proprement freudienne du transfert, des élucubrations paternalisantes du psychanalyste qui ne voit, dans le tranfert, sa propre position que comme celle du substitut du père ou de la mère et risque d'en arriver à croire, de ce fait, aux vertus de la bonté, comme Sacha Nacht (1963), ou, ce qui n'est guère mieux, à sa fonction d'objet d'identification pour ses analysants.

Si le transfert peut, à la rigueur, commencer à se métaphoriser par ce biais, c'est bien au-delà de la contemplation de son papa et de sa maman voire de son psychanalyste sur la scène de son petit théâtre imaginaire et personnel qu'il mène le sujet embarqué "sur le chemin qui ne mène nulle part" de la psychanalyse, ainsi que Freud devait le constater dans l'un de ses grands textes : Analyse terminée, analyse interminable.

S'il répond à la question de l'amour, ou de la mort ou de la volonté de maîtrise (la grande trilogie pulsionnelle), ce n'est pas pour dévoiler au sujet comment il a aimé (et/ou haï) sa mère et/ou son père, mais comment il aime, tout court, fût-ce aimer à en crever.

Si l'on peut assez rapidement décourrir que l'analysant aime son psychanalyste (bien qu'il ne cesse parfois de lui répéter qu'il s'étonne de ne pas ressentir cet amour insensé dont il croyait que tout analysant idolâtrait son analyste, mais plutôt une sorte d'indifférence brumeuse), comme il aimait ou croyait aimer sa mère, son père, etc. Il reste à savoir -- et c'est à partir de ce moment-là que le transfert s'ouvre sur "les espaces graves et formidables des pulsions" -- comment il aimait. C'est-à-dire dans quels faisceaux, dans quelle combinatoire pulsionnelle qui le constitue comme sujet, sa mère, mais ça aurait pu être n'importe qui d'autre, fut appelée à jouer tel rôle hier et à occuper telle place (comme le pion sur le jeu d'échec ou le signifiant dans la parole) que le psychanalyste occupe aujourd'hui et qu'entre temps tel, et tel, et tel autre auront tour à tour ou simultanément occupée.

En fait, un pas considérable fut accompli par Freud hors du familialisme où il pataugeait, lorsqu'il s'aperçut que le statut du sujet s'élaborait de façon plus rigoureuse avec l'introduction du narcissisme (S. Freud, 1914). Le premier objet d'amour du sujet n'est pas (comme pour la petite oie de Konrad Lorenz) le premier objet venu à s'occuper de lui, comme on se plaît à le croire, en fait ce premier objet, en général sa mère, il aurait plutôt de bonnes raisons de s'en méfier dans la mesure où c'est elle qui, la première, le contraint à renoncer aux satisfactions auto-érotiques puis aux satisfactions objectales primitives et immédiates de la prime enfance (qui suffisent à la petite oie de Lorenz), pour y substituer des satisfactions différées d'ordre symbolique, c'est-à-dire médiatisées par le langage (ce que n'était pas l'échange de petits couinements qui unissaient Lorenz à son oie) (Lorenz, 1969).

Le premier amour du sujet, c'est le sujet lui-même, et il est tout à fait extraordinaire d'avoir à constater que c'est cette découverte qui, apparemment de façon paradoxale, devait amener Freud à s'orienter de plus en plus décisivement vers une compréhension de l'homme, non pas en tant que sujet individuel, mais en tant que sujet social. C'est en effet à partir de l'introduction du narcissisme dans la théorie, qu'il substitue de plus en plus aux instances objectales individuelles, le père, la mère etc., des instances purement sociales qui vont piéger le sujet, l'assujettir, participer aux mécanismes du refoulement, de la culpabilité et de la conscience morale qui en font ce légume intellectuel que nous reconnaissons aujourd'hui un peu partout, cette copie conforme, ce clone des temps modernes. Ces instances sont le moi idéal, l'idéal du moi et le surmoi. Elles sont explicitement décrites par Freud comme le résultat de l'intériorisation par le sujet d'instances aliénantes et répressives socialement. Cette intériorisation se fait au terme de certains mécanismes d'assujetissement : l'identification, l'idéalisation et la sublimation.

Lorsque Freud indique au début de Psychologie collective et analyse du moi, où sont développés ces concepts, qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre la structure du sujet telle qu'elle nous est révélée par l'analyse d'un individu et telle qu'elle nous apparaît au sein des groupes, ce n'est absolument pas pour nous dire que les groupes sont analogiques aux individus, mais afin de nous indiquer qu'en fin de compte l'opposition traditionnelle individu/société n'est pas pertinente en psychanalyse (pas plus d'ailleurs qu'elle ne l'est pour le marxisme) dans le cadre d'une élaboration rigoureuse du statut du sujet. C'est une toute autre opposition qu'il met à la place, celle du narcissisme/idéal social. Si le sujet se définit dans son rapport au langage et à l'usage qu'il en fait et qui, en retour, le structure, comment peut-on penser une seule seconde (à moins de réduire le langage à un comportement comme un autre), que Freud situe le satut du sujet et le problème de son assujettissement, en d'autres termes que sociaux?

Pris sous cet angle, le sujet de l'inconscient, apparaît comme refoulé, ligoté par un moi (d'où s'origine le refoulement) qui n'est rien d'autre lui-même que le résultat de l'intériorisation, de l'identification imaginaire à des objets (peut-êre le père et/ou la mère) qui ne sont absolument pas reconnus pour ce qu'ils sont effectivement, mais pour ce qui en est dit et ce qu'ils disent d'eux-mêmes et des autres à l'enfant. Eux-mêmes, d'ailleurs, et le marxisme nous est ici d'un apport précieux, bien avant de pouvoir être des sujets au sens psychanalytique du terme (y parviendront-ils jamais?, sont avant tout des agents du social, d'un social articulé en Appareils de Pouvoir extrêmement diversifiés? D'un social, d'une société dont la structure a été analysée par Marx, certes, plus que par Freud, mais dont Freud a tout de même parfaitement compris, à l'encontre de l'opinion commune toujours prévalente, qu'elle ne se comprenait qu'en fonction de la manière dont elle assurait la répartition des richesses et organisait les rapports de production (Freud, 1927). De ce point de vue, la société dans laquelle il vivait lui-même, et dans laquelle nous vivons, la société capitaliste, se caractérisait par un système d'exploitation des masses si radical et si inégalitaire qu'il fallait bien admettre, écrit-il incidemment, qu'une telle société n'avait aucun droit à l'existence et que ses pratiques justifiaient certainement la révolution des masses laborieuses.

Comment être à ce point aveugle pour ne pas voir dans ces remarques incidentes qui jalonnent L'avenir d'une illusion et Malaise dans la civilisation, les points d'une articulation possible et nécessaire de la psychanalyse au marxisme?

Ainsi donc, dans le transfert, ce ne sont pas seulement les déterminismes pulsionnels qui, dans leur articulation aux structures et aux éléments fondamentaux du langage, définissent le sujet (Peraldi, 1978) et qui vont se trouver mis en acte et, éventuellement, écoutés voire, dans les meilleurs des cas, entendus, mais également l'ensemble de ces instances qui ont participé à l'aliénation du sujet et résultent de l'intériorisation des instances sociales de répression, médiatisées par les agents des Appareils de Pouvoir (le père ou la mère de famille, le professeur d'école, le curé de la paroisse, le médecin de famille, etc.) dont la fonction d'agent, qu'ils le veuillent ou non, qu'ils le sachent ou non, est surdéterminée par leur appartenance à telle ou telle des institutions qui découpent le champs social : qu'il s'agisse de l'institution familiale, scolaire, paroissiale ou médicale... Définissons ici, momentanément, l'institution comme un regroupement social codé qui fonctionne selon certaines normes et poursuit certaines fins d'encodage spécifique des sujets qui leur sont soumis : encodage oedipien des enfants dans la famille, encodage scriptural et professionnel des élèves dans l'institution scolaire, encodage idéologico-moral à l'église, etc. (Peraldi, 1976-1978).

Lorsque Freud décrit l'idéal du moi comme une sorte de modèle composite et sommaire d'une part, une sorte de "personnage baclé à la six-quatre-deux", comme disait Schréber, au nom duquel le moi refoule le sujet de l'inconscient et auquel, dans le même temps, il tente de s'identifier sous les espèces du moi idéal et d'autre part comme résultant de l'identification au père, il ne pense pas au père réel, mais au père plus ou moins mythique, à l'image du père telle que, dans son discours, l'institution familiale ne cesse, de génération en génération, de la reproduire, de la reconduire sous les espèces du mythe oedipien. Dans ce sens l'idéal du moi est une pure fiction idéologique et il faut toute la violence menaçante du surmoi, qui résulte de l'intériorisation des menaces de castration, elles aussi d'origine sociale (et dont Freud rend plus ou moins heureusement compte avec son mythe de la horde primitive [Freud, 1913]), pour contraindre le moi à renoncer non seulement à satisfaire, mais même à reconnaître les motions pulsionnelles du sujet de l'inconscient, au profit d'une identification aliénante à l'idéal du moi.

Cet idéal du moi n'est d'ailleurs même pas là pour élever le sujet au-dessus de sa médiocrité native et l'amener par le biais de ce renoncement et de la sublimation de ses pulsions, à réaliser des choses sublimes, comme a pu complaisamment le penser Freud, mais bien plutôt pour satisfaire la structure narcissique de son désir en lui offrant une image idéalisée de lui-même (le moi idéal) en place de ce qu'il est réellement (un sujet divisé), et pour l'astreindre à des structures de comportement et à un monde de représentations idéologiques qui n'ont d'autre but que de satisfaire aux fins inégalitaires de l'exploitation des masses propres à notre société.

C'est cette structure d'aliénation du sujet par le moi en tant que reflet de ces fantoches idéologiques que sont toutes les formes de l'idéal du moi (le bon père, la bonne mère, le bon employé, le bon citoyne, le bon médecin, etc.) que le psychanalyste a pour tâche d'analyser, c'est-à-dire de rendre accessible, de par sa présence au sujet dans le transfert, beaucoup plus que par ses "interprétations", afin qu'il puisse assouplir les blocages, les refoulements, les défenses, l'ensemble des illusions qui constituent l'idéal du moi tout autant que son moi idéal et l'aliènent à des degrés divers et sous des formes diverses. Non pas pour tendre vers une quelconque Norme, bien au contraire, mais afin que s'ouvrent à lui les voies innombrables du devenir et du changement, fut-ce le changement du monde préconisé par Marx mais auquel Freud, déçu, n'osait guère croire.

S'il peut sembler ici que cette conception freudienne du sujet tend un peu trop vers le social, c'est parce que la psychanalyse n'a pas pu rencontrer à ce jour une biologie qui rendrait compte de ce que Freud désignait sous le terme de pulsions. C'est-à-dire une biologie dont les fondements épistémologiques seraient plus ou moins homologues à ceux de la psychanalyse et du marxisme. Une biologie qui aurait elle aussi rompu avec cette biologie positiviste que l'on voit fleurir dans les conceptions organicistes de la psychiatrie, voire génétiques. Ce n'est pas ici le lieu d'entreprendre une critique serrée de l'usage qui est actuellement fait par la psychiatrie pour justifier ses hypothèses sur le caractère héréditaire de certaines "maladies mentales" et dont un exemple nous est offert dans le Précis. Je renverrai le lecteur intéressé au chapitre consacré à ces questions et me contenterai ici de citer quelqu'un qui n'est peut-être pas l'un des pontes du Collège Canadien de Médecine, mais qui a tout de même reçu pour ses travaux une récompense qui en souligne la valeur : Le Prix Nobel de médecine, il s'agit de François Jacob qui a publié un petit livre (Jacob, 1981) qui vient à point en ce qu'il nous offre une réponse que les auteurs du Précis auraient tout avantage à méditer. Critiquant ce qui lui semble l'extrême du réductionisme biologique, le caractère héréditaire du Q.I. Jacob manifeste son étonnement de biologiste devant toute tentative de quantification de l'intelligence et des aspects extrêmement diversifiés de son fonctionnement selon les circonstances. "En fait, conclut-il, sur le comportement de l'être humaine et sur les composantes génétiques de ses aptitudes mentales, la biologie d'aujourd'hui n'a guère à dire. La méthode de la génétique consiste, à partir de ce qu'on voit, des caractères observables, de ce qu'on appelle le phénotype, à déduire ce qui est caché, l'état des gènes, ce qu'on appelle le génotype. Cette méthode fonctionne parfaitement lorsque le phénotype reflète plus ou moins le génotype" Si une telle étude est possible pour des malformations héréditaires que l'on peut suivre de génération en génération, ou de caractères comme le groupe sanguin, voire de certaines maladies organiques connues, "en revanche, les méthodes de la génétiques s'appliquent mal à l'étude du cerveau humain et de ses performances"... en effet "les performances intellectuelles telles qu'on peut les observer chez un individu ne reflètent pas directement l'état de ses gènes. Elles reflètent l'état de nombreuses structures cachées au plus profond du cerveau, fonctionnant à de multiples niveaux d'intégration. Ces structures, nous en ignorons totalement la relation avec les gènes et nous n'y avons aucun accès expérimental". De par le fait même que certains sujets dits psychotiques aient pu atteindre les formes les plus redoutables de l'autisme ou du délire pour revenir à des formes de comportement qui leur permettaient de retrouver une place satisfaisante au milieu des hommes et des femmes, devrait suffire à nous indiquer qu'il ne s'agit en aucune façon de "maladie", au sens par exemple, où l'hémophilie est une maladie qui se transmet génétiquement, donc, en quelque sorte inguérissable. Ce que soutiennent certains des auteurs de ce Précis dès qu'il est question de psychose. "Comme tout organisme, rappelle Jacob, l'être humain est génétiquement programmé, mais il est programmé pour apprendre. Tout un éventail de possibilités est offert par la nature au moment de la naissance. Ce qui est actualisé (ce peut être une psychose, ou une névrose voire une perversion) se construit peu à peu pendant la vie par l'interaction avec le milieu". Or c'est précisément à une interaction lui permettant de retrouver comment il s'est construit, à la différence de tous les autres, dans son interaction avec beaucoup d'autres, que la psychanalyse invite l'analysant et l'analyste dans le temps d'une analyse; non pas pour ramener cette diversité et réduire la différence à une seule Norme et ses variantes admises, mais au contraire, pour redonner à cette diversité tout son éclat, son foisonnement et sa richesse.

Malheureusement notre société n'accepte pas, et de moins en moins, cette diversification infinie des sujets, au contraire. "Chaque jour, remarque encore Jacob, s'amenuise cette extraordinaire variété qu'ont mis les hommes dans leurs croyances, leurs coutumes, leurs institutions. Que les peuples eux-mêmes s'éteignent physiquement ou qu'ils se transforment sous l'influence du modèle qu'impose la civilisation industrielle, bien des cultures sont en passe de disparaître. Si nous ne voulons pas vivre dans un monde envahi par un seul et unique mode de vie, par une seule culture technologique..., il nous faut faire très attention." Je ne sais si, comme le pense Jacob, il suffit de mieux utiliser notre imagination pour parer à cette formidable menace, mais ce qui me semble certain, c'est que ceux-là mêmes qui affrontent la question du sujet en tant que, ce faisant, c'est leur statut même de sujet qu'ils mettent en jeu lorsqu'ils s'offrent à écouter un autre sujet tenter de leur parler de lui-même. Ils ne peuvent alors éviter de questionner de la manière la plus vigilante les conditions sociales de leur pratique. On chercherait en vain, dans l'ensemble des articles du Précis, une quelconque réflexion sur les conditions socio-économiques du fonctionnement de la psychiatrie d'une part et du statut social de ses clients d'autre part. La notion même de la classe sociale semble totalement absente du chapitre consacré à l'épidémiologie. Je n'en suis guère étonné car je me souviens de l'expression de totale stupéfaction qui s'est peinte sur le visage de H. Murphy lorsqu'après une conférence faite à l'Institut Albert-Prévost je lui demandai s'il avait repéré comment la répartition des troubles psychologiques qu'il avait étudiés dans divers quartiers de Montréal, recoupait la répartition des diverses classes sociales dans ces quartiers. Qu'une telle question puisse même se poser lui paraissait sans doute beaucoup plus la manifestation de mon délire ou d'un penchant à la contestation que quelque chose qu'il lui serait possible d'envisager un seul instant. Peut-être même crut-il y apercevoir, l'espace d'un éclair, le spectre menaçant de l'antipsychiatrie. Ce qui, pourtant, si l'on en croit Ellenberger, aurait peut-être pu lui ouvrir quelques voies nouvelles : "Quelle que soit l'explication que l'on puisse donner à la vague récente de l'antipsychiatrie, celle-ci aura du moins été utile à la psychiatrie en l'obligeant à une révision de ses bases philosophiques et de ses principes fondamentaux".

Il est vrai, en effet, qu'il faut que l'Etat et ses appareils soient de temps à autre secoués par quelque vague de contestation et de protestation qui semble sourdre de la masse populaire. L'Etat a besoin de ses criminels pour justifier l'accroissement de son appareil policier et de ses machines de surveillance. L'Etat a besoin de ses terroristes pour justifier la mise en place de réseaux d'espionnage externe autant qu'interne (je pense à la légalisation de l'intervention de la C.I.A. au sein même des Etats-Unis, par l'administration Reagan). L'Etat a besoin de se dire agressé pour déployer son armement sur le monde. Et l'Etat avait en effet sans doute besoin de l'antipsychiatrie pour organiser le contrôle pan-psychiatrique de la masse des travailleurs. En vérité l'antipsychiatrie aura permis à la psychiatrie de jeter sur le peuple son filet, de rejeter le masque de la médecine dont elle se paraît pour enfin dévoiler les "bases philosophiques" sur lesquelles, désormais, elle fonctionne et prétend, par la même occasion, faire fonctionner, entre autres, la psychanalyse. Il suffit de penser à la loi de la Protection de la jeunesse article 39, et aux lois récentes abolissant le secret professionnel.

Nous ne nous en mêlerions pas et nous laisserions l'ordre pan-psychiatrique bio-psychosocial gérer la folie comme les industries pétrolières gèrent les gisements de pétrole, c'est-à-dire en en tirant un profit maximal et nous nous contenterions d'attaquer la psychiatrie sur le plan politique, comme nous pourrions le faire pour la C.I.A. ou les grands appareils répressifs d'Etat, afin de la contraindre à avouer les ressorts sociaux, économiques et politiques de son fonctionnement dans le cadre du système capitaliste canadien, si elle ne tentait pas dans le même temps, à la manière des grands groupements financiers, d'annexer quelque chose qui, en son essence, lui est absolument étranger : la psychanalyse et si, ce faisant et en légiférant sur les conditions légales de sa pratique, elle ne la détruisait en la réduisant à un simple diverticule (ô très honoré, certes) du monstre tricéphale qu'elle prétend être, au service de l'ordre policier beaucoup plus que de la vérité du sujet.

Il serait injuste d'en rester sur cette constatation morose du sort fait à la psychanalyse. Si elle semble d'une façon générale prise dans une impasse, coincés dans les rêts d'un dogmatisme institutionnel rigide du côté anglais de la Société Canadienne de Psychanalyse, il existe tout de même au Québec un effort pour revenir à la lettre de Freud et s'offrir, O! très prudemment, aux effets de l'enseignement de Lacan qui a profondément bouleversé le monde européen de la psychanalyse. Cet effort ne se poursuit pas seulement au sein de la Société Psychanalytique de Montréal, mais également dans ce que j'ai nommé la "marge analytique". Depuis près de 20 ans, je me suis efforcé de faire passer les effets du grands travail de critique des lacaniens dans un séminaire où a défilé, toutes appartenances confondues, ceux qu'on pourrait appeler les jeunes analystes de Montréal. D'aucuns, membres de la S. P. M. se sont appuyés sur cet enseignement pour s'opposer à la mainmise sur la formation, l'enseignement et la pratique de la psychanalyse par l'Association Psychanalytique Internationale; d'autres, refusant la voie institutionnelle ont constitué cette marge floue en se situant hors institution et en se dérobant aux forces à l'oeuvre dans n'importe quel type possible d'institution. Ils se sont donnés une formation bricolée, ce que Freud préférait de beaucoup à l'embrigadement imposé par le groupe de Berlin. Pour être incertain, l'avenir de cette marge analytique dependra de la constance avec laquelle elle saura maintenir ses positions contre toute forme d'institution et les tentatives d'arraisonnement par les Appareils de Pouvoir Psychiatriques.

 

 

François Peraldi

Psychanalyste

Professeur à l'Université de Montréal.

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