L'EXPERIENCE DU SILENCE

 

 

 

"L'esprit français met toujours l'école, la formule, le conventionnel, l'a priori, l'abstraction, le factice. au dessus du réel et préfère la clarté à la vérité, les mots aux choses et la rhétorique à la science... Ils ne comprennent rien quoiqu'ils ergotent sur tout. Habiles à distinguer, à classer, à pérorer, ils s'arrêtent sur le seuil de la philosophie... ils ne sortent de la description que pour s'élancer vers des généralisations précipitées. Ils s'imaginent représenter vraiment l'homme au complet, tandisqu'ils ne peuvent briser la dure coquille de leur personnalité et qu'ils ne comprennent pas un seul peuple en dehors d'eux-mêmes"

Amiel

 

 

I. Pages d'un Journal de Voyage

Zürich, le 7 juillet

J'irai donc passer deux jours à Freiberg im Brisgau avant de continuer sur Paris. Je voudrais encore une fois vibrer aux échos de la voix philosophique la plus puissante de notre siècle, une fois encore m'asseoir sur le seuil de die kleine Hütte à Todtnauberg. Non pas tant pour voir "dispersées dans le fond resserré de la vallée et sur le versant opposé, logées à de larges intervalles des fermes aux larges toits en surplomb", non plus que "plus haut sur la pente, s'étendre prés et pâturages jusqu'à la sombre forêt de sapins, antique et majestueuse", aujourd'hui dévastée par les pluies acides. Non, je ne veux pas voir cela qu'on peut voir dans toutes les petites vallées de la Forêt Noire, mais je voudrais au moins une fois encore, éprouver ce paysage qui fut l'univers d'un travail de la pensée que j'admire et dont je me nourris depuis plus de trente ans. Je souhaiterais y demeurer assez longtemps pour "éprouver son changement d'heure en heure, le jour et la nuit, dans les grands essors et déclins des saisons. La pesanteur des montagnes et leur dure roche immémoriale, la prudente naissance des sapins, la splendeur lumineuse et modeste des prés en fleurs, le mugissement du torrent de montagne dans l'immense nuit d'automne, la rigoureuse simplicité des étendues recouvertes de neige épaisse". Je ne cherche pas la jouissance douteuse d'une identification artificielle, un monde, une langue me séparent de Heidegger, mais à entrer en résonnance avec son travail sans me fier à la seule lecture du texte publié et traduit, imprégné par contre de la puissante certitude que "la marche de ce travail demeure insérée dans ce qui dans cette contrée" - que je ne traverserai qu'en voyageur - "advient". J'en suis à ce point de mon voyage où j'éprouve profondément cette remarque que la tâche philosophique, pour Heidegger, ou la tâche de la pensée psychanalytique en ce qui me concerne, "ne se déroule pas comme l'occupation isolée d'un original".

Pour avoir accès à la tâche philosophique de Heidegger telle qu'elle se déploie dans ses textes et se répercute dans l'espace de la pensée (le Symbolique, dirait Lacan), il ne sert à rien de se précipiter d'emblée sur ses soi-disants engagements politiques, mais il convient d'abord de comprendre qu'"elle entre en plein milieu du travail du paysan". Sans doute pour le mieux comprendre pourrais-je faire appel à ma propre enfance et à mon adolescence paysanne, mais il m'a toujours semblé qu'il me fallait aussi l'éprouver là où ce travail s'était ouvert à la réalité éffective de la montagne. Je veux - ne fut-ce que le temps d'une halte dans ma dérive, dans mon exil sans fin - éprouver ceci qui m'est à la fois si étranger et pourtant si familier: "Quand le garçon de ferme tire en remontant la pente le lourd traîneau, ou le guide chargé d'une haute pile de bûches de hêtre, dans sa périlleuse descente vers la maison, quand le berger, de son pas lent et méditatif, conduit le troupeau vers le haut des pentes, quand le fermier à son établi prépare avec soin les innombrables bardeaux pour son toit, alors mon travail est de la même sorte. Il se trouve enraciné là et appartient de façon immédiate au monde du paysan".

Je tiens que quiconque n'a pas fait le pas d'aller là-bas tenter l'expérience du silence studieux de ce monde toujours au travail, n'a aucun titre à parler du travail de Heidegger et encore moins de la composante essentielle de ce travail, qui est aussi le substratum le plus fondamental de toute production textuelle qui ne serait pas un simple bruit, un pur bavardage: le silence.

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Hinterzarten, le 9 juillet

Pour éviter le bruit de la ville, j'ai pris une chambre dans un hôtel de Hinterzarten à une vigtaine de kilomètres de Freiberg, près du lac Titisee. A vivre dans les villes où, le jour comme la nuit, jamais le bruit des machines ne cesse de battre comme aux tempes une mauvaise fièvre, on oublie le silencieux bruissement des arbres, les chants des animaux. On oublie que dans les villes le bruit a, à jamais, anéanti le silence, tandisque les bruissements du monde montagnard du paysan font encore valoir le silence essentiel, mais pour combien de temps? Car le silence s'installe "Quand dans la profonde nuit d'hiver une furieuse tempête de neige fait rage autour de la petite hutte et donne ses coups de boutoir, recouvrant et dissimulant tout, c'est alors qu'il est grand temps pour la philosophie". C'est alors qu'un grand silence s'impose comme la condition absolue pour que l'élaboration de chaque pensée soit dure et rigoureuse, tandis qu'au dehors les hauts sapins résistent à la tourmente. Je n'ai pas trouvé la neige, mais les lourdes pluies orageuses de l'été.

De la grille du parc de l'hôtel un chemin monte vers le lac à travers la haute et longue futaie de pins, "plaisir des bois de pins: L'on y évolue à l'aise (parmi ces grands fûts dont l'apparence est entre le bronze et le caoutchouc)", l'on y marche silencieusement, "des tapis épais au sol", quelquefois l'affleurement d'une roche grise, licheneuse et lisse. Tout en haut il débouche sur une grande prairie au-delà de laquelle, en contrebas, Titisee scintille sous le soleil de midi. Un banc "tout juste équarri" offre son repos sous un grand chêne. Le chemin poursuit sa voie sinueuse, sans rien dire, et j'ai longuement goûté ses silences: "Quand, dans le silence de l'aube, le ciel peu à peu s'éclaire au-dessus des montagnes..." jusqu'aux onze coups du soir lorsqu'avec "le dernier coup le silence s'approfondit encore. Il s'étend jusqu'à ceux qui ont été sacrifiés prématurément dans deux guerres mondiales".

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Hinterzarten, le 10 juillet

Hinterzarten est un village de villégiature pour des allemands plutôt aisés, déjà âgés et qui ne souhaitent pas quitter l'Allemagne pour leurs vacances. Je ne m'y sens pas à l'aise, français et ne parlant pas très bien l'allemand, je n'ai pas le sentiment d'y être le bienvenu. La librairie du petit village au beau milieu de la rue principale m'a livré ce matin la clé de mon malaise. Une vitrine de libraire nous offre le texte de ce que lisent les habitants de la ville ou ses habitués. Il y a deux vitrines avec chacune leur texte. L'une donne sur la grande rue, elle offre aux regards des ouvrages de voyage, des guides sur la faune et la flore, quelques romans populaires allemands, aucun livre étranger. L'autre, plus discrète, donne sur une petite rue latérale, elle est entièrement remplie de bas en haut de centaines de très beaux livres reliés en pleine toile, tous consacrés au IIIème Reich, à la gloire des troupes allemandes et à ses victoires, à sa marine, à son aviation et, autour d'un gros volume récent sur Hitler dont la photo orne la couverture, placé en plein centre, un collier d'ouvrages sur Rommel, Von Doelnitz, Goering, Goebels, les mémoires de Speer. Sous ce vaste échaffaudage, tout en bas, comme écrasés par la noire pyramide de l'histoire allemande, piétinés par la botte hitlerienne, deux ou trois ouvrages d'Américains, dont le livre de Schirer, posés à plat et comme à plat ventre devant les généraux érigés, ressuscités de leur défaite et de leur mort, tels qu'en eux-mêmes, pour les allemands, l'éternité les change.

Lorsque je suis repassé devant la porte après avoir longuement médité devant la vitrine latérale, le libraire m'a lançé un sourire narquois et silencieux. Il savait que j'étais français car je lui avais demandé plus tôt dans la journée un renseignement et - ayant un peu honte de mon allemand rouillé - je lui ai adressé la parole en français puis en anglais. Il a parfaitement compris, mais il m'a répondu en allemand, comme pour me dire: "Hier, wir sprechen deutsch! und deutsch allein!" Un peu naïvement je me suis dit qu'il n'avait pas tort et qu'il y avait tout de même un peu d'insolence de ma part à m'attendre à ce que tout le monde parlât le français et surtout l'anglais en Allemagne. Toutefois, la lecture de sa seconde vitrine m'a fait voir les choses sous un autre angle, quelque chose comme une déclaration du genre : "non, rien de rien, rien, nous ne regrettons rien!" (la gouaille d'Edith Piaf en moins et l'accent allemand en plus).

Je suis allé cet après-midi jusqu'à Todtnauberg, en passant par Todtnau. Route superbe. A Todtnau, une cascade dans la forêt tout à fait digne des peintures romantiques allemandes. A Todtnauberg, complètement noyé dans le brouillard, je n'ai pas retrouvé le chemin de la petite hutte, et une foule compacte de touristes allemands déambulant dans le brouillard et la nuit tombante m'a chassé.

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Fribourg, le 12 juillet

Si l'on entre dans Fribourg par Martinstor, au sud, et qu'on s'engage sur Joseph Strasse, on peut bientôt voir sur la droite la vitrine d'une librairie où la sobre présentation des livres attire tout de suite l'attention et suscite bientôt le goût d'y entrer. Un grand in folio dans un coin contenait des fac-similés des manuscrits de Hölderlin. Dans de belles éditions d'une grande simplicité, Gottfried Benn côtoyait Thomas Mann, Rainer Maria Rilke et Peter Handke, dans l'ombre on pouvait voir luire doucement les reliures de cuir d'une collection ancienne des oeuvres complètes de Goethe, mais aussi dans un autre espace des traductions de Joyce, de Proust, de Tolstoï et parfois même des ouvrages en langue originale dont un rarissime exemplaire du Journal de Voyage en Italie de Michel de Montaigne. Tout dans cette vitrine respirait l'ordre, la beauté et le calme amour des livres et du travail de la pensée. Mais deux photographies accrochées l'une au-dessus de l'autre sur une sorte de pilier qui soutenait l'angle de la vitrine m'ont tout particulièrement touché. Celle du haut représentait Martin Heidegger, dans la cinquantaine, pris de trois-quart et souriant avec beaucoup de tendresse, les yeux baissés comme s'il contemplait la photo en-dessous de lui. Sur celle-ci, le portrait d'Hannah Arendt, elle aussi dans la cinquantaine, le visage empreint d'une remarquable sérénité, les yeux levés comme s'ils étaient noués au regard de Heidegger. Le montage évoquait discètement l'amour passionné et impossible qui les avaient unis pendant un an, plus de trente ans avant que ces photos ne fussent prises, alors que le jeune et brûlant Heidegger rédigeait Sein und Zeit et que Hannah de dix sept ans plus jeune que lui et dans toute la sombre splendeur de ses dix-huit ans, découvrait qu'alors qu'elle pensait êre Allemande, elle était Juive et que plus on reconnaissait la Juive en elle plus l'Allemande devait s'effacer. Heidegger n'en tint aucun compte, il l'aimait avec la même passion févreuse qu'il rédigeait et pensait sa thèse, mais d'un amour qui, curieusement, ne devait laisser aucune trace dans le texte-même de ce livre dont Hannah Arendt devait plus tard déplorer que ce fut un livre sans amour. C'est Hannah qui, au bout d'un an s'est arrachée à lui, ne voulant pas le détourner de sa femme et de ses fils, sentant sans doute qu'il ne le pouvait pas, mais le laissant profondément désemparé par cet arrachement. Martin Heidegger n'a avoué cette grande et impossible passion à sa femme qu'en 1949, après avoir revu Hannah qui lui rendit visite à Freiberg. Hannah fut plus ouverte et elle ne devait pas ménager ses critiques à l'endroit de la pensée de son ancien amant et "maître", mais elle n'a jamais participé contre celui qu'elle appela dans die Schatten "Eine starre Hingegebenheit an ein Einziges", au hallali mondial à propos de son soi-disant nazisme, et elle lui a toujours conservé une profonde affection. Il est intéressant de souligner que peu de temps avant leur mort, ils décidèrent tous les deux que leur correspondance amoureuse ne devrait pas être détruite, qu'elle devrait leur survivre mais qu'elle ne serait jamais rendue publique et que le pur pouvoir des mots échangés du désir serait à jamais protégé par le silence.

J'ai passé une après-midi extraordinaire dans cette librairie où le libraire ayant aussitôt reconnu mon amour des beaux livres en me voyant feuilleter les manuscrits de Hölderlin le regard ébloui, me montra les merveilles qu'il conservait dans son bureau au fond du magasin, dont une copie faite à la main sur parchemin du livre d'heures de Maximilien D'Autriche illustré dans les marges de toute la flore et la faune de l'Allemagne de l'époque, cependant que nous conversions dans un curieux mélange d'allemand, de français et d'anglais (la lingua franca de la nouvelle Europe) sur la littérature européenne mais surtout allemande de l'après-guerre. Nous n'avons pas parlé de l'"affaire Heidegger". Tout ce qu'il avait à en dire était dit dans le choix et la disposition des deux photos dans sa vitrine, et lorsque je le complimentai pour ce montage, il sourit, sans dire... Il témoignait ainsi de la manière la plus discrète d' une profonde connaissance de deux des plus purs joyaux de la pensée allemande, l'une badoise et l'autre juive, et cette déclaration silencieuse disait dans les mots les plus purs, les mots de la tribu, ce que l'immense et infatigable bavardage scandalisé mais scandaleux, le bavardage des professeurs français n'a ni réussi à détruire, ni réussi à atteindre et encore moins réussi à penser.

 

 

II. Récit d'une analyse silencieuse

Bien que la plupart des analystes agissent de la même manière au commencement de la première séance d'analyse et après une ou plusieurs entrevues préliminaires, ils ne semblent pourtant pas s'entendre sur la signification et les implications des termes dont ils se servent pour définir les limites de la mise en scène psychanalytique. Je veux parler des mots mêmes qu'ils profèrent au tout début de cette première séance, comme ceux que j'ai adressés à Karl et à tant d'autres:

- "Allongez-vous sur le divan (sous-entendant devant moi puisque je m'asseyai derrière la tête du divan)".

- "Dites tout ce qui vous vient à l'esprit sans rien choisir ni retenir".

- Pour finir par "Je vous écoute".

On a raconté toutes sortes de choses sur cette curieuse disposition spatiale des protagonistes ainsi que sur l'énoncé de la règle fondamentale. Mais si à l'époque où j'ai pris Karl en analyse, il y a de cela bien des années, on m'avait demandé pourquoi j'agissais de cette manière j'eusse été bien embarassé. J'aurais certainement trouvé quelque chose à dire, du genre: "C'est parce ce que ma propre analyse s'est déroulée de cette façon", ou bien si je n'avais rien trouvé je me serais retranché derrière l'autorité du leg freudien. Mais lorsqu'on tente de dégager les raisons techniques auxquelles Freud se serait rangé on ne trouve que l'injonction d'une de ses patientes hystériques qu'il l'écoutât parler sans l'interrompre et son propre malaise à se sentir dévisagé à journées longues par ses patients.

Lacan se montre-t-il plus explicite lorsqu'il nous rappelle au seuil de son enseignement que la psychanalyse "qu'elle se veuille agent de guérison, de formation ou de sondage, n'a qu'un médium: la parole du patient. L'évidence du fait n'excuse pas qu'on le néglige. Or toute parole appelle réponse.

Nous montrerons qu'il n'est pas de parole sans réponse, même si elle ne rencontre que le silence, pourvu qu'elle ait un auditeur et que c'est là le coeur de sa fonction dans l'analyse"?

Mais que dire des positions respectives de l'analyste assis et de l'analysant allongé devant lui? Nul n'en dit rien qui vaille, Lacan pas plus qu'un autre même lorsqu'il fait allusion à la "cadavérisation" nécéssaire de l'analyste afin de mieux entendre le cliquetis des chaînes signifiantes. Nul ne dit grand chose non plus sur l'autre côté du langage: le silence, fût-il celui de l'analysant ou de l'analyste. C'est pourquoi je souhaite soulever ici la question de la fonction et du champ du silence en psychanalyse avant de l'étendre, en traversant le champ textuel de la littérature et de la philosophie, à la question du silence de Martin Heidegger. Qu'on ne cherche pas ici une quelconque justification d'un parcours aussi apparemment disparate. Je n'ai pas à (me) justifier (de) quoi que ce soit: je suis un voyageur en perpétuel exil et je raconte mes voyages.

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Les implications de l'énoncé de la règle fondamentale et son sens véritable me sont apparus alors que je relisais Qu'appelle-t-on penser? de Martin Heidegger, et qu'une fois encore j'étais frappé par certains points de résonnance entre sa pensée et la pensée psychanalytique pourtant si différente.

Dans Qu'appelle-t-on penser? mais également dans Logos, Heidegger a tenté de cerner la signification fondamentale du terme "penser" et de ce que nous faisons lorsque nous pensons. Il s'agit de déconstruire la réduction de la pensée à cette raison née avec Aristote, sinistrement triomphante à l'ère de la technique et dans quoi Heidegger reconnait la contradiction la plus acharnée de la pensée.

Pour ce faire, Heidegger a dû remonter au-delà d'Aristote, à la source même de la pensée grecque et retrouver la signification originelle de deux verbes chers aux présocratiques: "legein" et "noein" qui tous deux, dissymétriquement, réfèrent à l'acte de pensée.

Le sens premier, originel de legein est "poser, étendre, placer dans une position de repos sur le sol ou toute autre surface". C'est aussi "rassembler, réunir, disposer ou arranger convenablement sur une surface".

Le sens second, le sens courant est, bien sûr: "dire, parler", qu'on trouve encore en français dans "lais": petit poème lyrique ou narratif destiné à être chanté, entendu et écouté. "Legein", signifie donc originellement pour Heidegger "laisser - être - étendre - ensemble - devant" à quoi il convient d'ajouter ce qui est rendu présent d'avoir été nommé ou parce qu'il en a été parlé.

Ce faisceau de significations est très précisément ce que je mets en acte (ou en scène) lorsque je demande à Karl, par exemple, de s'étendre devant moi sur le divan et de parler. Je lui demande de legein mais je lui signifie également de noein lorsque j'ajoute: "je vous écoute", en d'autres termes: "je vais prendre soin non pas de vous, mais de votre legein; je vais le recueillir, l'engranger et le mettre à l'abri". La mise en scène analytique n'est en fait rien d'autre que la mise en acte de l'ensemble des significations originelles de l'un des termes les plus fondamentaux de la philosophie grecque et de la pensée occidentale en général, et l'un des objets premiers du travail de pensée de Heidegger. La pensée heideggenienne et la pensée psychanalytique entrent en résonnance autour du concept de Logos qui subsume nos concepts plus restreints de parole et de langage.

Sans doute, à la différence du Penseur, le psychanalyste au travail sera-t-il surtout attentif à la récurrence de certains phonèmes ou de certains signifiants dans la parole de l'analysant, aux trébuchements, aux blancs qui marquent tout ce qui est ainsi "laissé - être - étendu - ensemble - devant" l'analyste par l'analysant. Blancs ou silences qui ne sont pas tant le signe de la dissimulation que de l'oubli, ou du refoulement voire de la forclusion dans l'univers ténébreux des psychoses.

Dans la mesure où le Penseur lui-même a établi une distinction tranchée entre ce qu'il nomme le bavardage - bavardage quant à la vérité de l'Etre sans cesse dénoncé par Heidegger - et ce que dans Bâtir, Habiter, Penser, il nomme le "simple et haut parler", comme lorsque la vérité de l'Etre vient au langage; je suis tenté de juxtaposer à la distinction heidegerienne du bavardage et du haut-parler, l'opposition lacanienne entre la parole vide (la doxa, le discours courant, le disque ourcourant) et la parole pleine (lorsque "ça" parle dans ce qui s'énonce).

Lorsqu'il définit la fonction de la parole et le champ du langage, Lacan ne dit pas grand chose quant au silence comme condition de l'émergence de la parole vraie et de la possibilité de récolter, d'ordonner et d'engranger le legein de l'analysant, lorsque vient le temps de séparer la parole vraie de la parole vide. Heidegger quant à lui, en dit un peu plus dans Sein und Zeit, nous verrons plus en détail ce qu'il a à en dire dans la troisième partie, mais signalons tout de même ici que pour lui "Le faire silence est une autre possibilité essentielle de la parole et il a le même fondement existentiel. Celui qui fait silence dans l'être l'un avec l'autre peut donner plus véritablement à comprendre, autrement dit mieux configurer que celui qui ne se défait jamais de la parole". Ainsi s'oppose nettement au bavardage surabondant qui ne dit rien, le silence qui, replacé dans un contexte de langage, parle d'une parole essentielle et silencieuse.

Cette présentation philosophique de la fonction du silence me semble parfaitement adéquate pour décrire certains silences de l'analysant qu'on ne saurait toujours interpréter en termes de résistance due au sentiment soudainement trop intense de la présence de l'analyste. Parallèlement, s'il est véridique, c'est-à-dire s'il soutient la parole de l'analysant, le silence de l'analyste peut très bien indiquer cette voie du silence le long de laquelle, dans son effort pour penser comme un sujet là où auparavant "ça pensait", l'analysant chemine vers la parole pleine, vers la parole vraie, vers l'essence même de sa subjectivité.

Dans le séminaire - non encore publié - qu'il a tenu en 1966-1967 sur la Logique du Fantasme, Lacan, revenant sur sa définition du sujet (de l'inconscient) dans son rapport au langage, remarquait que se taire (du latin tacere) et un attribut du sujet au même titre que la parole. Et que c'est même dans le fait de ne rien dire que culmine l'essence du sujet "c'est lorsque la demande s'interrompt que s'ouvre le monde des pulsions". Nous illustrerons la portée clinique de cette remarque un peu plus loin.

En fait, Lacan fait une distinction intéressante entre "se taire" et le "silence", qu'il reprend de l'opposition, en latin, entre tacere et silere. Tacere signifie éviter de parler, taire quelque chose qui bien qu'il existe n'est pas encore revenu dans le langage. Silere signifie l'absence de quelque chose qui n'a pas encore été symbolisé, qui est forclos. Malgré les risques de confusion et d'ambuiguité je nommerai "mutité" plutôt que silence cette manifestation de la forclusion au sein de la prole et je réserverai le terme de silence pour désigner le fait de taire ou de se taire.

 

II.A. L'Analyse de Karl: Les entretiens préliminaires.

Les motifs que Karl a invoqué pour entreprendre une analyse furent les suivants:

1) Une inhibition à parler et à écrire, ou - dans des termes heideggeniens - à accéder à "l'artisanat de l'écriture".

2) L'impossibilité de faire face à des personnes en position d'autorité. En particulier le directeur de son département, dans la compagnie d'ordinateurs où il travaille, un certain monsieur Ferrat. Qu'un conflit se manifestât et Karl figeait sur place incapable de parler et de penser.

3) L'impossibilité d'accepter le monde des pulsions: "Tout - devait-il déclarer lors de la première séance - plutôt que de faire face à la petitesse des pulsions et d'ajouter après un long silence - leur petitesse ou leur morbidité. Chaque pensée, chaque action qui pourrait avoir de près ou de loin un rapport au monde des pulsions doit être sévèrement contrôlée afin de ne pas être mortelle".

4) Le sentiment d'être piégé dans une relation à la fois aimante et oppressive avec sa mère, une femme autoritaire qui bavarde constamment alors que le père, devenu infirme du fait du développement lent d'une sclérose en plaque, se caractérise par un mutisme presque complet. Karl, pendant les premières années de son analyse, interprétait le mutisme de son père comme la manifestation d'un refoulement intense de son monde pulsionnel. Pendant toute son enfance, puis son adolescence, il avait attendu que celui-ci sorte de son mutisme et lui révèle enfin que lui - Karl - avait toujours été l'objet de son amour silencieux. Il en était arrivé à considérer que ce mutisme était le symptôme chronique et irréversible de la névrose paternelle tout autant que le signe du mépris qu'il ressentait pour son fils en particulier et son entourage en général.

5) Un échec à un concours qui aurait dû lui permettre de gravir quelques échelons dans la hiérarchie de sa compagnie. Il en avait été d'autant plus mortifié qu'il avait toujours été un étudiant particulièrement brillant en informatique. Il avait déjà interprété son échec comme un acte de révolte contre l'autorité de ses patrons (ainsi que celle de sa mère qui rêvait de le voir devenir PDG de la sous-branche locale de sa compagnie).

Karl, dès le début de ses études universitaires, s'était intéressé à la psychanalyse après avoir lu un curieux petit texte ronéoté d'une conférence de Lacan: Psychanalyse et cybernétique ou de la nature du langage. Il avait acquis une certaine culture psychanalytique et considérait son échec comme ce que Winnicott a nommé "un acte anti-social" ou la manifestation d'une "tendance anti-sociale". Il évoquait volontiers, à l'appui de son hypothèse, une remarque qu'il avait glanée lors d'une de ses lectures en anglais (Karl, originaire de Genève, avait poursuivi des études dans des collèges internationaux et il parlait et lisait couramment le français, l'allemand et l'anglais):

"When there is an anti-social tendancy, there has been a time deprivation... That is to say, there has been a loss of something good that has been positive in the child's experience up to a certain date, and that has been withdrawn; the withdrawal has extended over a period of time longer than that over which the child can keep the memory of the experience alive"

Pendant ces entrevues préliminaires j'ai été particulièrement frappé par le contraste entre d'une part la rigidité, la raideur de son corps, l'absence de gestes, l'expression figée de son visage et, d'autre part, l'extrême préciosité de son langage et la subtilité de la rhétorique qu'il avait employée pour présenter son auto-portrait. Son français était impeccable mais l'élégance de son style était plutôt celle d'un texte écrit que d'une parole vive. Il parlait comme on écrit - ce qui ne laissait pas de surprendre puisqu'il ne cessait de se lamenter sur son incapacité à écrire. Mais j'avais également senti une tentative discrète de séduction dans l'aspect littéraire et scriptural de sa parole qui me parut étrangement familier sans que je puisse l'identifier sur le moment.

Il termina ses entrevues préliminaires en déclarant qu'il lui semblait qu'une analyse de trois ans au rythme de quatre séances par semaine suffirait amplement et que de toute façon il n'avait fait des arrangements financiers que pour cette durée. Je ne dis rien, pensant que l'affrontement narcissique liminaire d'ego à ego sur cette question vers quoi il tentait ainsi de m'entraîner était inutile.

 

II.B. Le travail analytique de Karl

II.B.1 Première phase: le monde Imaginaire

Je me suis tu pendant les trois premières années de l'analyse de Karl.

Pour Karl, mon silence était du même ordre que celui de son père. Il le comprenait comme un refus obstiné et méprisant de le considérer comme un objet possible de désir voire même un être humain digne de mon attention. Mais dans le même temps son désir de me faire parler, de me faire lui parler de lui se trouva rapidement ré-activé dans le transfert. La frustration provoquée par mon silence était toutefois certainement moins dangereuse que celle que n'aurait pas manqué de produire toute réponse de ma part à sa demande ou au déploiement de son univers Imaginaire.

Pourquoi Karl crut-il qu'au contraire de son père je finirais bien par parler et par le reconnaître pour ce qu'il voulait qu'on le reconnaisse?

- Parce que d'une part Karl avait lu certains de mes textes avant de demander à me rencontrer. Ces textes parlaient d'auteurs qui lui étaient chers: Montaigue, Amiel, Valery et Butor.

- Dans le même temps qu'il avait poursuivi ses études en informatique, Karl avait étudié la littérature à l'Université de Genève où il avait suivi les cours de Starobinski et nourri le rêve de devenir professeur de lettres et écrivain. Parmi les essayistes français contemporains il admirait tout particulièrement Roland Barthes dont il aimait à croire que, parce que j'avais fait un doctorat sous sa direction et que je n'étais pas marié, j'en avais été l'amant, tout autant que de Lacan d'ailleurs dont il avait entendu dire qu'on avait pu le voir dans les années folles danser nu au `Bal Nègre' en compagnie du "cher Crevel". Entreprendre une analyse avec moi en me supposant sinon homosexuel du moins polysexuel pouvait également être considéré dans le contexte provincial français où cette analyse eût lieu comme un acte anti-social.

Quoi qu'il en soit, tout ce contexte de ragots et de rumeurs avait créé à priori et avant même que l'analyse ne commençât un transfert Imaginaire où Karl me voyait à la fois comme son alter-ego et son idéal du moi, celui-là même qu'il soupçonnait que son père refoulait au plus profond de son silence.

Karl, qui avait alors 32 ans, était homosexuel et au moment de commencer son analyse il venait d'emménager avec son amant, Roland, dont le prénom lui rappelant celui de Barthes le faisait fissonner de plaisir chaque fois qu'il y pensait, d'autant qu'il était d'origine arabe tout comme le furent certains des amants de Barthes.

Karl appartenait à une famille bourgeoise suisse et calviniste. Ses deux parents vivaient encore. Ils étaient déjà âgés à la naissance de Karl. Karl avait un frère de huit ans plus âgé que lui, marié et père de deux enfants, qui n'a pas joué un rôle important dans l'analyse. Une cousine de sa mère, Bertha, vint s'installer dans la famille alors que Karl avait quatre ans. Elle devait mourir d'un cancer de l'utérus alors que Karl avait 28 ans.

Pendant les trois premières années de son analyse, Karl n'a pratiquement jamais parlé de la branche paternelle de la famille, originaire de la Suisse française, non plus que de son père sauf pour faire allusion de temps à autre à sa frustration de ne pas pouvoir communiquer avec lui.

Il parlait par contre volontiers de la branche maternelle. C'étaient des Allemands qui étaient venus s'installer en Suisse juste avant la guerre. Sa grand-mère maternelle était morte lorsque sa mère avait 18 ans. Sa mère aidée par la cousine Bertha dut alors prendre soin du père et de son jeune frère - qui se prénommait aussi Karl - et qui devait mourir à l'âge de 17 ans d'un cancer des testicules pendant que les deux jeunes femmes s'occupaient encore de lui.

La seule chose que Karl savait au sujet de son grand-père maternel est que sa mère l'idolâtrait. Il avait été éleveur de bétail et - pour une raison inconnue - avait fait faillite pendant que sa fille (Irma, la mère de Karl) était encore petite, puis il serait devenu sénile après la mort de sa femme. Irma en avait toujours parlé à Karl comme d'un idéal de force et de masculinité, aux antipodes de son propre mari malade et silencieux.

Pendant les trois premières années de son analyse, Karl a d'abord exploré le monde Imaginaire et les souvenirs partagés avec sa mère et la cousine Bertha dans le même temps qu'il faisait étalage de ses goûts, de ses connaissances dans tous les domaines qu'il supposait pouvoir m'intéresser, guettant le moindre signe d'approbation voire d'intérêt qui aurait pu lui donner à croire que je m'intéressais tant soit peu à l'image de lui-même et au monde maternel qu'il reconstruisit devant moi, pour moi comme une véritable mise en sène de théâtre ou du cinéma baroque à la Sternberg ou à la Von Stroheim. Bien des années plus tard, Karl en pensant aux débuts de son analyse devait me dire: "Lorsque je suis venu vous voir je croyais que j'allais mettre en scène pour vous la relation d'ouverture/fermeture avec `mutty'. J'étais totalement inconscient de ce que je refoulais alors".

Karl adorait sa mère dont le bavardage constant le fascinait. Dès qu'elle rentrait à la maison (elle tenait un commerce d'épicerie fine avec son mari), elle tissait autour de Karl émerveillé un monde Imaginaire de fantaisie et de contes de fées. Chaque soir jusqu'à ce qu'il ait 13 ou 14 ans il s'installait sur ses genoux sur un rocking-chair près du grand poêle de faïence et elle lui racontait des histoires.

Lorsque Karl se sentait déprimé ou anxieux, il hurlait en allemand "Die Stuhl, die Stuhl!" bien qu'elle lui racontât les histoires en français, ne parlant allemand avec lui qu'occasionnellement et pour des choses de la vie courante. Sa mère finissait toujours par le prendre sur ses genoux pour le bercer. Mais très tôt dans son enfance, il avait aussi commencé à sentir le poids de ce caractère dominateur et savait chercher refuge auprès de la cousine Bertha dont la présence était plus discrète et l'amour moins envahissant. Elle avait pris soin de lui, l'avait nourri, soigné, protégé, rassuré lorsqu'il se sentait écrasé par la présence trop stimulante de la mère ou déprimé par le silence et l'inaccessibilité du père; et plus tard, lorsqu'il eut à affronter la dureté du monde extérieur elle fut là pour l'entendre. Sans doute Bertha était-elle d'autant plus attentive au bien-être de Karl qu'elle n'avait pas su empêcher le jeune frère d'Irma, l'autre Karl, de mourir.

Très tôt dans son enfance, Karl apprit également à se réfugier dans le monde fictif des romans, de la poésie, de la musique et des films. Il devait également développer un don d'imitation tout à fait remarquable - du moins par sa parole - de ses héros littéraires, en particulier Roland Barthes. C'est pourquoi j'avais senti quelque chose d'étrangement familier dans sa manière de parler sans pour autant pouvoir le reconnaître aussitôt.

Pendans ces premières années, il devait également me confier que les filles ne l'avaient jamais attiré. Il avait été un enfant solitaire (le frère aîné avait été mis très tôt en pension), n'avait eu que très peu d'amis et avait commencé à nourrir des fantasmes homosexuels durant son adolescence mais il ne les actualisa que lorsqu'il quitta la maison familiale et le village de son enfance pour poursuivre ses études à l'Université de Genève. Il oscilla alors entre des périodes de promiscuité sexuelle intense et violente qu'il allait satisfaire dans des bars mal famés de Zürich et des périodes plus calmes de liaisons amoureuses durables avec des hommes plus jeunes que lui. Le Sida n'avait pas encore fait son apparition sur la scène sexuelle à cette époque.

Pendant la quasi-totalité des trois premières années de son analyse, séance après séance, Karl reconstruisit et mit en scène le monde flamboyant et baroque des images maternelles. Je me taisais et n'intervenais que par des remarques occasionnelles qui relançaient ses "fomentations mythiques". Je pensais alors qu'aucune "interprétation révélante" ne devait être tentée avant que la reconstruction et la mise en scène de son monde Imaginaire, de son monde d'images, d'imagos, de son monde d'indentification narcissique ne soit complétée. Il est possible que Karl ait interprété mon silence tandis que je l'écoutais comme l'équivalent de son propre silence lorsqu'il écoutait sa mère lui raconter des histoires ou bavarder: autre manifestation d'une identification en miroir.

De mon point de vue, mon silence - pendant cette période - eut trois fonctions:

1) Tout d'abord j'évitais de me laisser prendre dans la relation spéculaire que Karl tenta par tous les moyens d'établir avec moi. Bien qu'en silence, je répondais néanmoins à sa parole en l'écoutant attentivement et en analysant par devers moi les imagos qui sont venues prendre place l'une après l'autre dans l'espace Imaginaire qu'il mettait en scène pour me séduire. Je pars de l'hypothèse que dans la plupart des analyses - quelle que soit leur durée - la première phase est vouée à la construction du monde Imaginaire de l'analysant ainsi qu'à l'établissement du transfert Imaginaire au sein duquel une interprétation révélante, un transfert Symbolique pourra finalement s'opérer. Pendant cette première phase on peut voir se déployer comme dans la ville d'Orsena, tous les mécanismes de défense constitutifs de l'ego contre une attaque qui comme dans ce beau roman demeure perpétuellement à l'horizon, de l'autre côté de la mer qui borde la ville. Il ne me semble pas que pendant ces préparatifs il soit nécessaire de beaucoup parler pour tenter d'analyser le transfert Imaginaire, voire pour répondre aux demandes de l'analysant ou encore pour tenter de démanteler ces défenses en les dénonçant, encore que ce travail doive être poursuivi par l'analyste, mais en silence car ce n'est pas dans ce registre qu'il a à intervenir et que ses interprétations s'avèreront efficaces.

 

Lacan: "L'analyste doit aspirer à telle maîtrise de sa parole qu'elle soit identique à son être. Car il n'aura pas besoin d'en prononcer beaucoup dans le traitement, voire si peu que c'est à croire qu'il n'en aura besoin d'aucune pour entendre, chaque fois qu'avec l'aide de Dieu, c'est-à-dire du sujet lui-même, il aura mené un traitement à son terme, le sujet lui sortir les paroles mêmes dans lesquelles il reconnaît la loi de son être"

2) La seconde fonction de mon silence était de soutenir les demandes de Karl sans y répondre mais en les écoutant attentivement car je ne souhaitais nullement frustrer Karl en me taisant dans le fallacieux espoir qu'il répondrait à la frustration par une agressivité qui lui permettrait de réactualiser dans l'analyse des moments logiques plus archaïques de sa structuration subjective. Je visais en fait à permettre aux signifiants auxquels la frustration de Karl était liée (à savoir les signifiants maternels de la demande primaire ) de réapparaître à l'appel de mon silence. Comme Lacan eut pu le dire s'il avait fait usage de ce vocabulaire: c'est pour autant que l'analyste fait taire en lui le discours intermédiaire (le discours dont l'émergence est induite par les demandes et la parole vide de l'analysant) qu'il se met en position de récolter et d'engranger la parole vraie de l'analysant et de produire une interprétation révélante.

3) Enfin en me taisant je voulais permettre à Karl, lorsqu'il serait prêt, de sentir ma présence, lorsque - par exemple - le flot de sa parole viendrait à se tarir.

Lacan : "Le sentiment le plus aigu de la présence de l'analyste est lié à un moment où le sujet ne peut que se taire, c'est-à-dire où il recule même devant l'ombre de la demande" Ce n'est certes pas ce que l'analyste pourrait alors dire qui constituerait le support de la parole et des silences de l'analysant, mais ce qu'il est. Si l'être de l'analyste agit lorsqu'il se tait, "c'est à l'étiage de la vérité qui le soutient que le sujet proferera sa parole".

En d'autres termes, si j'avais cru comprendre trop rapidement la véritable signification du discours Imaginaire de Karl au lieu de sa fonction, j'aurais parlé mais, ce faisant, j'aurais cessé de soutenir sa parole et son inconscient serait resté clos. Ceci apparait très clairement dans la rêve de l'Impératrice Rouge.

Tandis que j' écoutais Karl en silence, je gardais à l'esprit certains traits comme autant d'avertissements :

1) son échec au concours que je considérais comme un signal, l'un de ces actes anti-sociaux dont Winnicott disait qu'on peut les attribuer à une privation authentique, à la perte de quelque chose qui, jusqu'à un certain moment de l'enfance fut bon et positif et qui fut brusquement retiré sans qu'il en restât de trace dans le souvenir. Dans ce sens, je rejoignai l'interprétation que Karl lui-même avait trouvée de cet échec en lisant Masud Khan.

2) Les silences pendant certaines séances, lourds et tendus, qui ne ressemblaient pas aux silences du père, mais plutôt au silence de quelqu'un dont Karl eut intensément dépendu à une période précoce de son existence. Etait-ce sa mère? ou la cousine Bertha? Ces silences étaient d'autant plus remarquables qu'ils contrastaient vivement avec l'élégance brillante du monde Imaginaire que ses mots invoquaient pour moi.

3) Un rêve qu'il raconta au cours de la deuxième séance de son analyse devait - bien des années plus tard - me donner la clé de ses silences : c'était sa mère. Mais était-ce la seule?

Le rêve : "je suis à table avec mutty. Elle est devenue folle et sa folie est intensément dépressive. Je ne vois que son visage fermé et je me dis : "cette fois ça y est, on n'a pas pu empêcher ça."" Quel qu'ait pu être ce `ça', nous dûmes attendre plus de trois ans avant que cet aspect dépressif et mutique de la mère puisse être ré-évoqué (encore qu'il ait été constamment présent dans le signifiant "mutty") et analysé.

4) Un autre rêve, fait la nuit précédant la première séance me tenait sur mes gardes : Karl est en voiture avec un compagnon inconnu. Il a enfin trouvé une amitié véritable avec cet homme qui, bien qu'assis à l'arrière, conduit la voiture. Plus tard, Karl est emmené dans un pays où deux super-puissances sont en guerre. Karl n'est qu'un témoin du conflit mais au moment où il va être pris à partie, un vieil homme lui donne un document qui porte son nom et qu'il doit signer. Karl fait semblant d'accepter le contrat tout en pensant par devers lui qu'il pourra s'en tirer sans avoir à prendre parti.

 

Parmi les associations, il mentionnera qu'au contraire de certains de ses amis en analyse, il n'avait nullement l'intention - quant à lui - d'être la dupe de son analyste.

 

Cette première période devait trouver son apothéose dans un rêve qu'il fit vers la fin de la troisième année : Nous regardions tous les deux le couronnement de l'Impératrice Rouge, avec Marlène Dietrich dans le rôle de l'Impératrice. Suivit une description extrêmement détaillée de la salle du couronnement qui ressemblait à celle du film de Josef Von Sternberg et qui etait comme l'hypostase baroque du monde Imaginaire que Karl avait reconstruit pendant trois ans. La hallebarde tranchante d'un garde ou d 'un courtisan, entraperçue dans l'ombre, derrière l'une des somptueuses torchères qui entouraient le trône impérial, préfigurait la mort violente de l'impératrice qui - dans le rêve - devait, après avoir fait décapiter ses sujets par milliers, avoir également la tête tranchée. Nous regardions donc tous les deux la somptueuse cérémonie et le triomphe de l'Impératrice amorçant sa marche vers la mort, mais Karl était également l'Impératrice Rouge, paré de la pourpre impériale et couvert de bijoux d'une infinie richesse.

Dans son commentaire du rêve, Karl insista sur le réseau extrêmement complexe des regards qui se croisaient à travers la salle du couronnement.

Puis il se tut et resta longuement silencieux. Je me dis qu'il venait d'atteindre ce moment "où le sujet recule même devant l'ombre de sa demande", moment où la pulsion surgit pour accomplir sa boucle.

La "castration" de la mère castratrice et l'ombre du bourreau avec sa hallebarde, me semblaient être des indices un peu trop flagrants pour ne pas être trompeurs. En fait, l'élément le plus remarquable des associations de Karl sur ce rêve me parut être l'intrication complexe du jeu des regards, la monstration dans l'éclat des torchères et le scintillement des lustres, mais aussi l'ombre dissimulatrice des tentures. Je pensai aux pulsions scopiques et je demandai à Karl ce qu'il y avait sous la pourpre impériale. "Un corps malingre", répondit-il sans hésiter. Nous allons voir que "malingre" fut le premier signifiant maternel à franchir la barrière du refoulement. Il nous conduira à une version ou une imago de la mère que Karl avait fortement refoulée et qu'elle avait tout fait pour cacher à son fils mais aussi à elle-même.

 

II. B. 2. Le premier renversement.

Peu de temps après le rêve de l'Impératrice Rouge, Karl, au tout début d'une séance déclara : "Eh bien, je suis venu très réguliérement à mes séances pendant trois ans, c'est le temps que j'avais prévu de consacrer à mon analyse. J'ai terminé. Je me sens beaucoup mieux. Je pense que maintenant je vais pouvoir écrire (mais en fait il n'avait pas encore essayé). Je terminerai donc à la fin du mois."

-" Vous avez éffectivement terminé quelque chose, lui répondis-je aussitôt, mais vous aviez décidé du terme de votre analyse avant même qu'elle ne fut commencée. Maintenant que votre terme est atteint, votre analyse peut commencer."

Karl fut sidéré par ma réponse et, après quelques séances entièrement silencieuses, il décida de continuer son analyse sans en prévoir le terme et en dépit du fardeau financier qu'elle représenterait car il venait de s'acheter une petite ferme où il espérait pouvoir se retirer quelques annèes plus tard pour se livrer au seul plaisir d'écrire et à l'élevage des animaux, comme l'avaient fait ses ancêtres.

 

II. B. 3. La seconde phase de l'analyse : Les Agirs-du-Père.

Après que Karl eût décidé de poursuivre ou - pour utiliser une expression évocatrice de Lacan - de reprendre un nouveau tour, l'atmosphère analytique changea du tout au tout. Karl cessa d'interprèter mon silence comme un silence Imaginaire, méprisant et hautain. Il se sentait beaucoup plus à l'aise et commença à considérer mon silence comme un support pour ce qu'il pourrait avoir à dire. Un silence Symbolique en quelque sorte. Lorsqu'il recommença à parler, il me dit qu'il pouvait désormais s'avancer vers moi "dans la nudité de son corps malingre". D'une certaine manière nos silences étaient entrés en résonnance, même s'ils n'avaient pas la même fonction.

La scène où se déployaient les imagos maternelles de Karl disparut brusquement ainsi que son élocution élégante et poétique, presque barthesienne. A la monotonie mélodieuse et basse de sa voix se substituèrent des tonalités plus rauques, un rythme plus haché.

Karl commença à (re)découvrir, non sans renâcler et à travers de nombreux méandres, une version entièrement nouvelle du père. Si le père de Karl avait effectivement toujours été une homme taciturne. devenu avec les années presque complètement infirme, il avait pourtant été, alors que Karl était encore très jeune, un homme industrieux et très actif. Dans la maison familiale , il avait presque tout fait de ses mains: les meubles, les placards, les constructions intérieures. Et Karl, qui commençait à restaurer sa petite ferme, se souvint, non sans réticences et dans des mots embarassés, souvent interrompus par de longs silences, que lorsqu'il était très jeune son père lui avait appris à faire beaucoup de choses de ses mains. Il surveillait attentivement les accomplissements de son fils et approuvait en silence à ses succès.

En lieu et place des Noms-du-Père, Karl reconstruisit et nomma les Agirs-du-Père. Agirs auxquels il avait pu s'identifier et qui, bien que sous forme d'agirs, faisaient partie de la parole silencieuse du père. La reconstruction et la verbalisation des Agirs-du-Père qui avaient incontestablement contribué à instaurer une limite entre Karl et la mère primaire en agissant en quelque sorte comme un interdit primaire, un "Non-du-Père", permirent à Karl de poursuivre l'analyse des imagos maternelles au lieu d'y rester pris dans la fascination des regards partagés. Mais avant d'aborder la troisième phase de l'analyse de Karl, je voudrais introduire ici un passage tout à fait extraordinaire d'un texte de Heidegger que j'avais lu bien des années avant de commencer l'analyse de Karl et qui m'avait laissé une impression très vive. Le souvenir que j'en avais conservé ressurgit lorsque Karl commença à me parler des Agirs-du-Père, il me permit alors de penser que les Noms-du-Père, si essentiels à la structuration du sujet, pouvaient très bien être tout autre chose que des mots, qu'ils pouvaient très bien être des actes manuels par exemple, mais qui, toutefois, ne devaient leur existence, comme actes manuels, qu'à l'existence préalable du langage.

"Seul un être qui parle, c'est-à-dire pense, peut avoir une main et accomplir dans un maniement le travail de la main.

Mais l'oeuvre de la main est plus riche que nous ne le pensons habituellement. La main ne fait pas que saisir et attraper, ne fait pas que serrer et pousser. La main offre et reçoit, et non seulement des choses, car elle-même s'offre et se reçoit dans l'autre. La main garde, la main porte. La main trace des signes, elle montre, probablement parce que l'homme est un monstre. Les mains se joignent quand ce geste doit conduire l'homme à la grande simplicité. Tout cela, c'est la main, c'est le travail propre de la main. En celui-ci repose tout ce que nous connaissons pour être un travail artisanal, et à quoi nous nous arrêtons habituellement. Mais les gestes de la main transparaissent partout dans le langage, et cela avec la plus grande pureté lorsque l'homme parle en se taisant. Cependant, ce n'est qu'autant que l'homme parle qu'il pense et non l'inverse, comme la Métaphysique le croit encore. Chaque mouvement de la main dans chacune de ses oeuvres est porté par l'élément de la pensée, il se comporte dans cet élément. Toute oeuvre de la main repose dans la pensée. C'est pourquoi la pensée elle-même est pour l'homme le plus simple, et partant le plus difficile travail de la main, lorsque vient l'heure où il doit être expressément accompli"

Non seulement Karl redécouvrit-il l'usage de ses mains en tant qu'être parlant, que "parlêtre" eut dit Lacan, mais il se prit également à verbaliser les Agirs-du-Père et, plus encore, il commença à mettre en mots les maux du Père. C'est à cette époque que son inhibition devant l'écriture fut levée.

Pendant cette période de son analyse, Karl prit mon silence pour ce qu'il était, un silence portant qui lui permit d'une part de redécouvrir le langage silencieux du père qu'il avait partagé très tôt dans sa vie et qui, d'autre part et parallèlement à la réactivation des Agirs-du-Père, devait le soutenir lorsqu'il s'est agi de dévoiler, de démasquer la mutité fondamentale et mortifère de la mère.

 

II. B. 4. Le deuxième renversement.

Un rêve constitue le point de renversement qui marqua l'entrée dans la troisième phase de l'analyse de Karl : Karl pénètre dans une crypte sous-terrainne de la cathédrale de Sienne. La crypte se nomme : la crypte de la mystique. La cousine Bertha est la mystique. Elle est enfermée dans une chasse opaque. Irma, la mère de Karl, est assise près de la châsse, elle est muette et complètement figée. Sa mutité protège le secret de la mystique.

La mystique n'était pas tant la cousine Bertha que, par le biais de l'association : mystique - Catherine de Sienne - Katarina, la grand-mère maternelle de Karl qui se nommait Katarina. Par ailleurs le nom de Catherine de Sienne, devait également rappeler le film de Von Sternberg, l'Impératrice Rouge, où l'Impératrice incarnée par Marlène Dietrich aurait pu être une représentation fictive de la Grande Catherine de Russie. Cette association qui fit resurgir le signifiant "malingre", le corps malingre sous la pourpre impériale.

 

II. B. 5. La troisième phase de l'analyse : la mère muette.

C'est autour de l'analyse du signifiant "malingre" que se déroula la troisième phase de l'analyse. Karl avait reconnu dans "malingre" la condensation de deux autres signifiants : "malin" et "ingrat". Ces deux signifiants constituaient chacun l'amorce de deux chaînes signifiantes distinctes dont la reconstruction permit le dévoilement du secret de la mystique.

Ce secret comportait deux volets:

1) Le nom de Katarina fit resurgir un souvenir. Karl avait entendu dire que la grand-mère maternelle avait donné naissance à douze enfants dont dix devaient mourir en moins d'une semaine lors de la terrible épidémie de grippe espagnole qui, en 1918, fit des millions de victimes en quelques semaine à la fin de la première guerre mondiale. Ne survécut qu'Irma, son jeune frère Karl ne devant naître qu'après l'épidémie. Peut-être est-ce cette terrible tragédie qui précipita cette femme extrêmement pieuse dans un profond mysticisme.

Mais une malédiction semblait s'être attachée sur cette famille car Katarina devait mourir d'une tumeur maligne (Cancer du sein) ainsi que son fils Karl (cancer du testicule). Etrangement, c'est pendant cette période de l'analyse de Karl, que son frère aîné découvrit qu'il était atteint, lui aussi, d'un cancer du testicule. Karl devait alors se rappeler que la mère de Bertha, la soeur de Katarina était également morte, comme sa soeur, d'un cancer du sein. Bertha, quant à elle était morte d'un cancer à l'utérus. La malédiction semblait s'attacher à tout ce qui était organe de la reproduction et de la sexualité aussi bien chez les femmes que chez les hommes. Toutefois on ne parlait jamais de ces morts dont Karl ne découvrit le secret qu'après une enquète minutieuse dans les archives de la famille et en dépit du mécontentement de sa mère de le voir fouiller dans ces vieilles histoires de la saga familiale. Il ferait mieux, lui disait-elle, de laisser les morts dormir en paix. On peut penser que ce silence sur la malédiction maternelle, qui me semble être plutôt de l'ordre du refoulement, permettait à cette famille d'éliminer toute confrontation avec la pensée de la mort. "Nous tendons de toutes nos forces à écarter la mort, à l'éliminer de notre vie, écrivait Freud. Nous avons essayé de jeter sur elle le voile du silence" Ce silence peut également être compris comme le contexte dans lequel la pulsion de mort oeuvrait dans le phyllum maternel. Freud : "Aussi longtemps que cette pulsion agit intérieurement en tant que pulsion de mort, elle reste muette et elle ne se manifeste à nous qu'au moment où, en tant que pulsion de destruction, elle se tourne vers l'extérieur."

Mais en fait ce silence devait s'avérer n'être que la couverture d'une mutité beaucoup plus complexe qui ne livra son mystère que dans le second volet du secret de la Mystique.

2° ) Karl décrypta le second volet du secret de la Mystique en reconstruisant un réseau extrêmement complexe de chaînes signifiantes (anneaux de signifiants dans un collier fait d'anneaux, lui-même anneau d'un autre collier d'anneaux...) dont je ne reconstituerai pas ici le détail puisque mon but est essentiellement de présenter l'expérience des diverses fonctions du silence au cours de cette analyse. Ce réseau de chaînes signifiantes s'accrochait à la seconde partie du signifiant "malingre" : "ingrat", ainsi qu'à la hallebarde tranchante du rêve où Karl avait reconnu le signe de la décapitation future de l'Impératrice Rouge, et de l'ingratitude de ses courtisans.

A propos de cette hallebarde, Karl remarqua qu'elle lui faisait penser à la hache du bourreau. De la hache, Karl passa à l'idée d'équarissoir et d'équarisseur, puis à ce qu'on disait du grand-père maternel qui tuait son propre bétail pour en vendre la viande aux boucheries de la région, avant de faire faillite et de sombrer dans la démence.

Une autre chaîne associative entremêlée à des souvenirs d'enfance devait mener d'"ingrat" à "rat". Le signifiant "rat" se retrouva aux points d'articulation de plusieurs chaînes importantes :

a) l'une fit resurgir le souvenir de son père essayant de tuer un rat avec une fourche dans l'escalier de la cave. Karl avait été terrorisé par la fureur agressive de cette bête acculée et par la férocité de ses petits yeux ensanglantés;

b) ce souvenir amena Karl à commenter - non sans humour - sa peur incontrôlable mais qui lui parut soudain complètement ridicule, de son patron Monsieur Ferrat...;

c) il en vint également à évoquer les Rattenloch de Zürich, des bars homosexuels sordides où, dans des toilettes sans lumière et silencieuses, il pouvait se livrer à des orgies brutales et intenses. Il évoqua plus précisément qu'il ne l'avait jamais fait auparavant quelques pratiques sado-masochistes passablement violentes. En particulier lors d'un grand rallye sado-masochiste qui avait eu lieu dans une forêt à quelques kilomètres de Zürich où des milliers de motards et de "cuirs" venus des quatre coins d'Europe s'étaient réunis pour une immense orgie en plein air de quatre jours et trois nuits, Karl avait copieusement frappé le dos d'un masochiste avec une planche garnie de clous, ce qui l'avait beaucoup amusé lorsqu'il s'était soudain rendu compte que, sur un mode artisanal, il rééditait la torture décrite par Kafka dans La colonie pénitentiaire.

d) enfin il se souvint que sa mère lui avait raconté que lorsqu'elle était jeune et travaillait dans la ferme du père, il y avait dans l'équarissoir d'énormes rats que le père tuait à coups de haches avec une jubilation féroce qui la terrorisait. En fait, Karl avait suscité cette confidence en lui lisant un passage d'un roman qui l'avait étrangement troublé, mais qui devait troubler sa mère encore bien davantage. Il lui avait demandé avec une espèce d'innocence un peu sournoise si l'équarissoir du grand-père ressemblait à celui que le roman décrivait : "L'intérieur de la grange n'était presque qu'obscurité, et nous ne pouvions apercevoir, tout près de l'entrée, qu'une table d'équarisseur sur laquelle une peau était étalée. Par derrière, se détachaient encore sur le fond des ténèbres des masses pâles et comme spongieuses. Nous voyions voler vers elles dans la grange des essaims de mouches gris d'acier ou couleur d'or comme un rucher. Puis l'ombre d'un grand oiseau tomba sur la clairière. C'était celle d'un vautour qui, écartant ses ailes hérissées, s'abattait sur le champ de cardères. Ce ne fut que lorsque nous le vîmes fouiller lentement la terre remuée, enfonçant son bec jusqu'au cou rougeâtre que nous reconnûmes qu'il y avait là un petit personnage en train de travailler avec une pioche, et que l'oiseau accompagnait son travail comme le corbeau suit la charrue.

Le petit personnage posa là sa pioche et sifflant un refrain, se dirigea vers la grange. Il était vêtu d'un justaucorps gris, et nous le vîmes qui se frottait les mains comme après une bonne besogne. Lorsqu'il fut dans la grange, nous entendîmes frapper et racler sur la table d'équarissage, et le refrain siffloté sans cesse accompagnait ces bruits avec sa funèbre gaieté. Puis nous entendîmes, comme s'il voulait l'accompagner, le vent s'agiter dans la futaie, éveillant le cliquetis des crânes blanchis qui heurtaient ensemble les arbres. Et dans son souffle se mêlait aussi le choc des crochets et le froissement des mains desséchées contre le mur du hangar. Ce bruit d'os et de bois heurté faisait songer à quelque jeu de marionnettes dans le royaume des morts. En même temps arrivait dans le vent un souffle de décomposition pénétrant, pesant et douceâtre, qui nous fit frissonner jusqu'à la moelle."

"Mon père n'était pas petit, mais grand et fort" avait immédiatement rétorqué la mére de Karl extrêmement troublée par ce que son fils venait de lui lire. D'autant plus qu'à l'équarissoir de Köppels-Bleek, ce n'étaient pas des boeufs, des moutons ou des porcs que le petit homme au justaucorps gris équarissait, mais des corps humains, anticipant de quelque années sur les grands équarissoirs de Dachau, Auschwitz, Bergen-Belsen, etc, de terrible mémoire.

Lorsque Karl tenta de faire parler sa mère sur le grand-père, sa ruine et son éffondrement physique et moral. il fut très surpris du vague des réponses qu'elle lui fit, voire du silence fermé et hostile qu'elle lui opposa. Cette mutité tout à fait extraordinaire de la part de cette femme qui n'était jamais à cours d'histoires ou de souvenirs, le frappa comme le retour dans le Réel de sa mutité dans le rêve du secret de la Mystique. Pour la première fois de sa vie, Karl eut alors l'idée que sa mère cachait quelque chose dont elle n'était peut-être même pas consciente, une souffrance terrible, et peut-être pire. Il entreprit une véritable enquète policiére sur l'éffondrement du grand-père, très aidé par la méticulosité légendaire des Suisses dans la conservation des dossiers. A l'hopital psychiatrique où le grand-père avait été interné pendant quelques mois en 1940, peu de temps après la mort de sa femme Katarina, Karl découvrit qu'il avait été l'objet d'un internement d'office. Des voisins avaient fini par alerter la police en raison de l'extrême violence et de la dangerosité de ses comportements. Sans doute ces paysans tranquilles craignaient-ils pour leur sécurité et pour celle des enfants qui vivaient seuls avec cet homme qui venait de perdre sa femme et semblait perdre la raison, mais c'est surtout la cruauté avec laquelle il équarissait ses bêtes qui hurlaient pendant des heures, qui les avait décidé à intervenir. Dans la vie des paysans on ne torture pas les bêtes, pour ce qui est des hommes, c'est moins grave.

Une note dans le dossier psychiatrique détermina Karl à poursuivre ses recherches plus loin dans le passé. Grâce à l'intervention d'un de ses amis homosexuels, haut fonctionnaire, il eut accès à un dossier de police qui lui révèla à sa grande stupeur et à son profond malaise, que pendant les années vingt et trente, le grand-père avait rejoint des groupements nazis en Bavière et il n'était pas exclu qu'il ait participé à certains massacres politiques. Un savoir qui, dans l'après-coup confirmait le savoir anticipé qui l'avait poussé à lire à sa mère l'étrange et terrifiante description de l'équarissoir fictif de Köppels-Bleek. Où l'on voit que la fiction précède, si elle ne l'engendre pas, la réalité.

Tel était le secret que recouvrait la mutité de la mère. Mais un secret qui n'avait pas tant été refoulé que frappé par la forclusion, car il est fort probable que la mère n'a jamais rien su des activités criminelles de son père, mais que d'une certaine manière elle avait tout de même dû s'y heurter, comme l'enfant se heurte à la Chose, sans véritablement les Symboliser comme telles. La forclusion, on le sait, est tout autre chose que le refoulement, et elle a certainement creusé dans la structure psychique de la mère de Karl un noyau psychotique extrêmement dépressif, enkysté dans une structure hystériforme, si je puis me permettre d'employer un vocabulaire aussi lourd. Telle était la nature de la dépression mortifère dont Karl, le fils préféré, avait dû la protéger en demeurant son fétiche en quelque sorte. Mais il avait été contraint pour pouvoir demeurer à cette place à un refoulement extrêmement sévère des manifestations d'agressivité et de sadisme normales chez le jeune enfant. Refoulement qui ne pouvait qu'entraîner Karl adulte sur les voies de la sexualité sado-masochiste qui devait être la sienne.

De cette mutité de la mère, que dire? si ce n'est qu'elle rejoignait ce qu'on pourrait appeler le silence du Réel où oeuvrent les pulsions de mort. Non sans raison, Karl décida de garder pour lui ce qu'il avait découvert et, tout en tolérant plus facilement peut-être l'intarissable bavardage de sa mère, d'accepter ainsi d'une part de participer à la protection de sa mutité forclusive et du secret mortifère que celle-ci enkystait, afin de lui éviter de sombrer dans une horreur psychotique si elle venait à découvrir la vérité de la folie criminelle de son père. Mais d'autre part il commença à prendre progressivement ses distances et à cesser d'être l' objet fétiche de la mère, d'être son phallus. Encore que ce mouvement ne prit absolument pas dans l'analyse de Karl cette allure décidée et volontariste. En fait le processus fut lent , en grande partie inconscient et il ne fut rendu possible que grâce à la redécouverte des Agirs-du-Père qui étaient venus triangulariser, Symboliser la relation Imaginaire à la mère. En s`appuyant sur mon silence, Karl parvint à Symboliser de nouvelles versions des imagos parentales et, à la suite d'un rêve oedipien - le premier qu'il eut jamais fait - d'aborder la quatrième et dernière phase de son analyse et de s'avancer vers une crise et une amorce de structuration oedipienne.

 

III. Le silence de Martin Heidegger.

On sait qu'après la dernière guerre mondiale, lorsque l'horreur des grands équarissoirs nazis fut montrée au monde entier, Paul Celan pressa Heidegger de dire quelque chose à propos de ces équarissages humains que des soldats allemands avaient accompli dans le secret des camps. "Ja, aurait répondu Heidegger, aber was?" Lorsque Celan revint à la charge, Heidegger lui répondit clairement qu'il garderait le silence sur ce poiunt précis de l'histoire du monde. Il tint parole et n'en parla jamais ni en public, ni en privé... du moins en termes directs.

Au sein de l'inflation phénomènale des livres, des documents, des films, des témoignages sur ce qu'on devait appeler d'un terme un peu douteux: "l'holocauste", au point d'en arriver à oublier parfois que si l'holocauste avait fait six millions de mort, la deuxième guerre mondiale en aura fait en tout près de quarante millions (c'est-à-dire l'équivalent de la population de la France à cette époque); dans ce concert de dénonciations, de protestations, de jugements, de lamentations, le silence de Heidegger a pesé d'un poids de plus en plus lourd, mais dans le brouhaha orchestré par les Appareils de Pouvoir Médiatiques et Editoriaux de tous genres pendant près de quarante ans, il passa en partie inaperçu jusqu'à ce que paraisse le libel de Viktor Farias qui, une fois de plus, a relancé sur le mode sensationnaliste des articles d'Allo police! ou du National Enquirer, la question du nazisme de Martin Heidegger.

On connait la suite et surtout la manière dont certains intellectuels parisiens se sont précipités sur la question en poussant des cris de pintade pour en faire l'objet de leur moralisme scandalisé, en profiter pour règler entre eux quelques comptes de prestige restés en suspens et surtout faire parler d'eux tout en se distinguant plus que jamais cette fois par la sottise de leurs arguments et la vacuité précipitée de leurs hurlements offusqués. Quelles que furent les prises de position vis à vis de l'engagement de Heidegger dans le mouvement National-Socialiste lors de l'année de son rectorat (1933) voire jusqu'en 1945, comme le prétend Farias en s'appuyant sur des documents douteux dont il ne fait même pas la critique historique, lorsqu'il ne s'agit pas de documents dont il suppose l'existence!!! tous ces représentants indignés de la morale publique semblent s'entendre sur un point : Heidegger aurait dû dire quelque chose à propos des camps d'extermination et de l'extermination des juifs.

Les interprétations de ce silence varient selon les interêts privés de chacun :

- d'aucuns y voient la preuve que Heidegger serait resté fidèle au National-Socialisme jusqu'à la fin de ses jours;

- d'autres (tenant pour lettre morte ce qu'Hannah Arendt a pu en dire et en écrire) y ont reconnu le signe de son antisémistisme;

- d'autres encore y ont vu la marque de sa lâcheté, voire d'une sorte de psychose larvée, enkystée par l'exercice de la pensée et protégée par sa femme, qui l'aurait toujours rendu complètement indifférent à ce qui se passait autour de lui et aux malheurs de l'humanité souffrante;

- d'autres enfin y reconnurent l'absence de toute forme de jugement politique.

Il est navrant de constater que dans le tollé général des protestations et des dénonciations où il s'est agi pour beaucoup de se faire entendre au bon moment plutôt que de faire entendre quelque chose de vrai sur la question, nul n'ait songé à suspendre son jugement assez longtemps pour tenter de penser ce silence. On pourrait sans doute m'objecter qu'il s'agit là de sujets trop graves pour pouvoir suspendre son jugement et que devant le mas-sacre organisé de six millions de juifs, on ne suspend pas son jugement. Toutefois, en y regardant d'un peu près, on remarque que les détracteurs les plus virulents de Heidegger n'étaient même pas nés ou étaient encore au berceau au moment de la seconde guerre mondiale, alors que ceux-là même qui ont traversé l'époque des fascismes européens et la guerre en tant qu'adultes, qui en ont fait l'expérience dans leur corps et dans leur vie quotidienne, sont infiniment plus mesurés, plus précautionneux dans leurs opinions et leurs jugements. Je pense à Hannah Arendt, certes, mais aussi à des penseurs comme Jaspers ou René Char, et je pourrais multiplier les exemples.

Il ne m'est pas possible d'essayer de donner un sens au silence de Heidegger en fonction du contenu de son oeuvre et du mouvement de sa pensée, ni même en fonction d'une analyse minutieuse du rapport entre l'évolution de son oeuvre et ce qu'on peut savoir de son attitude politique sur une période de près d'un demi-siècle, ce dernier travail a d'ailleurs été fait de façon admirable par Jean-Michel Palmier, l'un des rares à ne pas s'être mis à hurler avec les chiens et à ne pas pouvoir être soupçonné de complaisance pro-fasciste. Je souhaiterais plutôt m'appuyer sur l'expérience du ou des silences dont j'ai témoigné dans ma présentation clinique et indiquer. à l'aide de quelques remarques qui resteront à la périphérie de la question, la direction dans laquelle il serait également possible d'entendre ce silence.

Je voudrais tout d'abord évoquer ici le souvenir de Charlotte Delbo. Charlotte fut arrètée par la Gestapo pour des raisons politiques et transférée à Auschwitz. Elle a survécu à l'horreur des camps et en a témoigné dans quelques ouvrages et d'innombrables conférences partout dans le monde. J'ai bien connu Charlotte Delbo car nous étions voisins à Paris et nous dînions parfois ensemble lorsque j'y étais de passage. Lors de la dernière conversation que nous avons eue, quelques mois avant sa mort, Charlotte m'a dit quelque chose qui m'a beaucoup troublé sur le moment et ce, d'autant plus que nous savions tous les deux qu'elle allait mourir dans peu de temps, ce qui, peut-être, accentuait encore le sérieux et la vérité incontournable de ses propos. : "Tu sais, malgré tout ce que j'ai pu écrire, tout ce que j'ai pu dire au sujet de mon expérience du camp de concentration, j'ai l'impression de n'avoir jamais réussi à dire ce qu'il aurait fallu dire, que je n'ai jamais même approché la possibilité de dire ce qu'il faudrait pouvoir dire à propos de l'extermination dans les camps, et je pense aujourd'hui que cette impossibilité de dire est peut-être préférable à tout ce que j'ai pu dire, voire à tout ce qui a pu en être dit jusqu'à présent."

Cette étonnante déclaration de Charlotte, que je comprends mieux aujourd'hui, trouve un écho dans une page du Journal d'Ernst Jünger dont on sait quel extraordinaire témoin de tout le siècle il aura été :

"Kirchhorst, le 4 mai 1945.

Ont pris part au petit déjeuner deux détenus libérés du camp de Bergen-Belsen. L'un avait ce visage parcheminé, cette peau tannée par les jets de flamme alternant avec les giclures de glace. Il était détenu depuis 1939 - et devenu ces dernières années capo-cuisiner, donc dans une fonction privilégiée qui l'a maintenu en vie. Je lui demandai, comme il était passé par toute une série de camps de me donner des détails à leur sujet. Une lumière crue inonde maintenant ces lieux, remplaçant les on-dit. Elle tire de l'ombre les minuties de la décomposition, l'ordure de la pratique, les plus vils triomphes de l'économie. La lumière dénude totalement, alors que la rumeur laisse encore à celui qui la perçoit la liberté de se faire sa propre image, fut-elle horible. Je songeai à Manz, qui y avait passé une année et qui, même attablé entre des buveurs, ne risquait jamais plus que des allusions macabres. Les allusions peuvent être contestées, le cas échéant, non les détails. Un jour que nous étions ensemble au Raphael, en tout bien être, et bavardions comme à l'ordinaire, il leva un doigt : "Ne rien dire." - comme si quelque chose d'incommunicable remontait de ses profondeurs."

Plus terrible encore et plus significative est l'anecdote que rapporte Albert Speer, dans ses Mémoires. Jusqu'en 1943, il ne voulut rien savoir des rumeurs qui circulaient sur les camps organisés par Himmler. Comme il s'occupait des usines d'armement il était directement protégé par Hitler et il put s'opposer à ce que la Gestapo vienne mettre le nez dans ses usines. Il réussit ainsi à sauver la vie de milliers de juifs qui y travaillaient et il le savait. C'est ce qui lui valut une condamnation relativement légère à Nüremberg. Toutefois, il lui fallut davantage d'ouvriers au fur et à mesure que l'effort de guerre augmentait et Hitler lui recommanda d'aller les chercher dans les camps organisés par Himmler et qui, croyait naïvement Speer, étaient des camps de prisonniers ou de travailleurs étrangers. Il envoya son assistant voir ce qu'il pouvait trouver dans ces camps. Lorsque l'assistant revint il fit un rapport détaillé sur ce qu'il avait vu, à la plus grande horreur de Speer, puis il retourna dans son bureau et se tira une balle dans la tête.

Ecoutons maintenant ce que Heidegger disait du silence en 1927, longtemps avant que ne se soit ouvert le tournoiement vide, le tourbillon où devaient se perdre sans cesse de nouvelle troupes de vengeurs : "Le faire silence est une autre possibilité essentielle de la parole et il a le même fondement existentiel." [Nous retrouvons ici ce que j'ai éssayé de montrer dans le cas clinique, à savoir que le silence peut être considéré comme une possibilité de la parole]. " Celui qui fait silence dans l'être l'un avec l'au-tre peut donner plus véritablement à comprendre, autrement dit mieux configurer la compréhension que celui qui ne se défait jamais de la parole. Une abondance de paroles sur quelque chose..."

[et Dieu sait si l'on a parlé beaucoup sur le génocide, un peu comme Chalotte a éssayé de le faire!] "...ne donne jamais la moin-dre garantie que la compéhension s'en trouvera accrue. Au contrai-re: la discussion intarissable recouvre le compris et le porte à la clarté apparente, c'est-à-dire à l'incompréhensibilité du trivial." [Ce qui n'est certainement pas le cas de ce qu'a fait Charlotte, mais elle avait tout de même ce sentiment d'une parole inutile, inutile pas seulement parce qu'on n'aurait pas voulu l'entendre, inutile parce qu'elle n'est pas parvenue à dire, à symboliser quelque chose de son expérience, peut-être parce qu'elle n'a pas reçu une réponse qui aurait été une parole vraie, ou peut-être encore parce que sa parole n'a pas été reçue dans le silence qui lui aurait permis d'aller plus loin]. "En revanche faire silence ne veut pas dire être muet. Le muet a au contraire tendance `à parler'." [C'est tout à fait ce qu'illustre la mère de Karl] "Qui ne dit jamais rien n'est pas non plus capable, dans un instant donné de faire silence." [Que je me sois tu pendant les trois premières années de l'analyse de Karl n'impliquait pas que je savais me taire, en fait je ne me suis peut-être vraiment tu que dans la deuxiême partie de son analyse, lorsque mon silence est devenu le support indispensable de la mise en mot des Agirs-du-Père]. "C'est seulement dans le parler véritable qu'un faire silence authentique devient possible. Pour pouvoir faire silence, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, c'est-à-dire disposer d'une résolution authentique et riche de lui-même. C'est alors que le silence manifeste, et brise le `bavardage'. Le silence en tant que mode du parler articule si originairement la compréhensivité du Dasein que c'est de lui que provient le véritable pouvoir entendre et l'être-l'un-avec-l'autre translucide"

Ecoutons maintenant ce qu'il dit du silence à Jean Beaufret, donc à un interlocuteur français, l'ennemi d'hier, dans sa célèbre Lettre sur l'humanisme qui date de l'immédiat après-guerre, à l'époque, précisément ou Paul Celan lui avait demandé de dire quelque chose du génocide. Au sujet de la réponse de Heidegger, on s'est mis à raconter toutes sortes de choses qui relèvent de la psychologie la plus vulgaire, la plus éculée. On a dit que c'était sa femme qui lui aurait interdit de dire quoi que ce soit pour éviter les emmerdements en cette période troublée de la dénazification, pourquoi pas? mais de tels propos ne permettent absolument pas, et même empêchent de se poser la question de la fonction nécéssaire et incontournable du silence au sein de la parole voire comme condition de la parole, et surtout de la nature de ce silence.

"Peut-être le langage exige-t-il beaucoup moins l'expression précipitée qu'un juste silence. Mais qui d'entre nous, hommes d'aujourd'hui, pourrait s'imaginer que ses tentatives pour penser sont chez elles sur le sentier du silence? Si elle va assez loin, peut-être notre pensée pourrait-elle signaler la vérité de l'Etre et la signaler comme ce qui est à penser. Elle serait ainsi soustraite à la pure opinion et conjecture et remise à cet artisanat de l'écriture, devenu rare. Les choses qui sont de poids, quand bien même elles ne sont pas fixées pour l'éternité, viennent encore à leur heure, même si c'est l'heure la plus tardive"

Sans doute dans une stricte orthodoxie heideggerienne ne s'agit-il pas de confondre la vérité de l'Etre avec la vérité des évennements terribles qui se sont déroulés dans les camps. Mais sans nous élever à la question de la vérité de l'Etre, je voudrais terminer sur deux notes très brèves qui cerneront le sens que je donne au silence de Heidegger. Dans Introduction à la Métaphysique, Heidegger parle de la vérité du National-Socialisme sur laquelle il faudra bien un jour revenir. Parole terrible et que Farias lui reproche véhémentement. Et pourtant ne vaudrait-il pas mieux dégager ce que fut la vérité du National-Socialisme, ce qui a permi que se constitue ce mouvement de masse si formidable qu'il a ébranlé le monde? Et plutôt que d'éssayer, comme le voudraient les français, de traquer tous les anciens Nationaux-Socialistes avec l'espoir insensé qu'une fois qu'ils seront tous exterminés le mal sera éradiqué, ne vaut-il pas mieux comprendre ce qui a rendu possible un tel mouvement avant qu'il ne se reproduise? En d'autres termes, doit-on assumer comme "absolu", 'l'innomable, l'irreprésentable, l'inimaginarisable de ce qui fait le coeur du génocide, de ce que Charlotte n'est pas parvenue à soutenir d'un dire, doit-on assumer cela? Ou doit-on garder le silence aussi longtemps qu'une parole vraie, mais quelle serait-elle? puisse émerger et porter ce qui n'a pas pu être dit jusqu'à présent quant à ce génocide? Car si le silence s'éfface pour ne laisser place qu'au seul bavardage sans que ce qui est en attente d'être dit puisse l'être, fut-ce à l'heure la plus tardive, alors la répétition du génocide est inévitable et c'est très exactement ce à quoi on assiste aujourd'hui. Mais une question plus sinistre se profile aussitôt: est-ce à jamais innommable et si tel est le cas serions-nous à jamais condamnés à la même répétition ou à la répétition éternelle du même?

Beaucoup penseront, et c'est un peu ce à quoi j'ai fait allusion dans la première partie de ce travail, que lorsqu'il évoque la vérité du National-Socialisme, Heidegger - selon une tradition qui remonte à Luther - renvoit à la force de l'attachement au sol natal, comme facteur de cohésion sociale ainsi qu'à la tradition si dangereuse du Blut und Boden. C'est bien possible. Mais au-delà de cette interprétation qui resterait collée aux positions affichées par Heidegger au moment du rectorat dans des textes de circonstance, il y a autre chose, une autre vérité du National-Socialisme, une vérité beaucoup plus profonde et beaucoup plus terrible car elle concerne tous les hommes en tant qu'hommes, considérés dans leur essence d'hommes, et pas seulement les Nationaux-Socialistes.

Partons de cette hypothèse: la Vérité du National-Socialisme culmine dans ceci qui n'a jamais pu être dit à propos du génocide. Sans doute y a-t-il eu avant et après les camps beaucoup d'autres génocides et les victimes d'hier ne reculent certainement pas à devenir les bourreaux de demain et l'on peut se demander en quoi celui-ci serait plus exemplaire qu'un autre en ce qui concerne la monstration d'une vérité insaisissable. "Le Nombre - me semble-t-il - ne fait rien à l'affaire" car ce n'est pas lui qui donne sa signification à cette catastrophe humaine. Qu'il s'agisse surtout - mais pas exclusivement - de juifs ne me semble pas non plus devoir permettre d'approcher cette vérité de plus près. Il me semble qu'il faille plutôt partir de l'aspect visuel de ce génocide, "J'avais bien pensé que toutes les choses finiraient par apparaître au grand jour, dans toute leur hideur. Celle-ci surpasse de loin celle d'ères précédentes, par le côté élaboré et désinfecté propre au monde de la technique". Propre au monde de la technique cela veut dire propre à notre monde, propre au monde de monsieur-tout-le- monde, au monde presque complètement "humanisé" par la technique; car malgré les innombrables tentatives filmiques, romanesques et autres pour isoler les bourreaux des camps de la race humaine pour en faire des espèces de mutants qu'il suffirait d'anéantir pour pacifier la race humaine, en fait ce qui, malgré ces tentatives de travestissement, est apparu au grand jour, c'est que l'équarissage des camps était exactement de la même nature que les affaires administratives qui gèrent notre monde technique. Structurellement on y a géré les assassinats comme on gère le crédit dans les bureaux d'American Express et le mal, lui aussi, s'est avéré être rongé par l'usure, devenu réduit et mécanique. Quant aux agents du massacre, ce ne sont plus des visages spectaculaires et léonins à la Danton ou à la Mirabeau, ce sont " des têtes de fonctionnaires comme celle de Himmler, intelligentes, nerveuses, bouffies, remplaçables à volonté, agitées d'une maussaderie méfiante, portiers en livrée qui ne connaissent ni leurs patrons, ni la maison qui les emploie".

Dans ce qui au coeur du génocide se retire, demande à être pensé en se détournant de l'homme, ce qui ainsi se retire devant nous, remarque Heidegger, "nous tire précisément du même mouvement avec lui, que nous le remarquions tout de suite ou non, et même si nous ne le remarquons pas du tout".

Sans doute dans ce passage de Qu'appelle-t-on penser?, n'est-il pas explicitement question de la vérité du National-Socialisme, ni de la vérité du génocide, mais de la vérité de ce qui demande à être pensé et, ne l'ayant pas encore été, est resté marqué d'un juste silence. Pourtant Heidegger a été très clair, il faudra penser un jour la vérité du National-Socialisme tout comme il faudra parvenir à dire quelque chose du génocide qui ne soit pas du bavardage. Car il n'a pas dit à Celan qu'il n'y avait rien à en dire, mais qu'il garderait le silence et surtout qu'il ne se précipiterait pas à répondre par des paroles hâtives. C'était en 1946. Je pose qu'en 1951, il répondit enfin indirectement à la question de Celan et qu'il lui a répondu ceci:

"Lorsque nous éprouvons ce mouvement de retirement, nous sommes nous-mêmes - mais tout autrement que les oiseaux migrateurs - en mouvement vers ce qui nous attire en se retirant. Quand de la sorte nous sommes attirés dans le mouvement vers ce qui nous tire, alors notre être est déjà empreint de ce `mouvement vers...'. Dans ce mouvement vers ce qui se retire, nous indiquons nous-même ce qui se retire". Peut-être est-ce là que la réponse à la question sur ce qui reste à penser sur le génocide et dont Heidegger nous indique ici le sens devient insupportable, si précisément c'est nous-même qui nous interrogeons sur cette vérité qui montrerons ce qu'il en est. Car "en tant que l'homme est dans ce mouvement vers..." [précise Heidegger], "il montre..." Et il ne fait aucun doute que si la vérité du génocide n'a pas été pensée, n'a pas été Symbolisée, elle a été abondamment montrée non seulement par les bourreaux eux-mêmes qui ont fait des documentaires, les victimes qui en ont témoigné mais aussi les soldats Alliés qui ont filmé ce qu'ils ont découvert dans les camps, et enfin tous ceux qui ont été entraînés vers cet impensé et qui, dans le mouvement même qui les entraînent, montrent ce qui est à penser mais qui se retire encore.

Tous ces hommes qui montrent, Heidegger les appelle des "Montrants", et il va même jusqu'à définir ainsi l'essence de l'homme "qui n'est homme qu'en tant qu'il est tiré vers ce qui se retire, qu'il est en mouvement vers lui, et qu'il montre ainsi dans la direction du retirement". Nous pouvons tous suivre Heidegger jusqu'en ce point de tension de sa monstration, mais pouvons-nous encore le suivre sans reculer d'horreur devant le saut qu'il accomplit brusquement en énonçant brutalement ce qui constitue sa réponse à la question de Celan: "Ce qui, en soi, selon son être est un Montrant nous le nommons un `Monstre'. Parce que ce Monstre cependant montre dans la direction de ce qui se re-tire, il n'annonce pas ce qui se re-tire, mais plutôt le retirement lui-même. Le Monstre demeure sans signification".

Est-ce là une condamnation sans appel? En nous reconnaissant nous, les hommes, dans le mouvement qui nous attire vers ce qui du génocide se retire et demande à être pensé, comme des Monstres, avons-nous atteint la limite insupportable de notre responsabilité de penseurs et de "parlêtres"? Serait-ce aussi vers ce point que nous entraînerait une psychanalyse menée à son terme? Quelque chose qui pourrait s'énoncer en ces termes qui parodient en les réunissant ceux de Lacan et de Heidegger : Là où je suis (un Monstre), je ne pense pas; et là où je pense, je cesse d'être un Monstre mais ne parviens pas pour autant à penser ma monstruosité. Ne serait-ce que parce que ce que je suis est déterminé par des signifiants dépourvus de sens (comme nous l'avons en partie indiqué en ce qui concerne Karl) et que ce que je ne peux pas penser, mon être, je suis condamné à le montrer en silence.

Pas tout à fait car arrivé en ce point Heidegger en appelle à Hölderlin dont il cite quelques vers:

"Nous sommes un Monstre privé du sens

Nous sommes hors douleur

Et nous avons perdu

Presque la langue à l'étranger"

afin de relancer la question plus loin, au-delà de cette affirmation terrible sur notre temps.

"Peut-être aussi qu'à son tour la parole de Hölderlin, parce qu'elle est poétique, nous appelle d'une façon plus riche d'exigence, et par là d'une façon qui nous est un meilleur signe sur le chemin d'une pensée qui veut suivre ce qui donne le plus à penser?"

Peut-être!... et sans doute peut-on le souhaiter passionnément, mais que dire aujourd'hui de la portée dans le Réel de la parole des poètes? Peut-être encore ceci: "Malgré tout, le sens que peut avoir la référence à la parole du poète reste pour le moment obscur"

 

François Peraldi

Fribourg/Montréal

juillet-octobre 1990

 

 

NOTES

 

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