SITUATION DE LACAN EN 1951

21/11/89

 

I. INTRODUCTION

Je voudrais commencer par remercier Marie Normandin et Julie Bellavance qui, tout à tour, nous ont parlé - en survol, certes, mais en soulignant quelques points clés essentiels - de la dialectique du Maître et de l'Esclave chez Hegel (relue par Kojève), puis des rapports qu'on peut établir entre le texte hegelien et la construction de la pensée lacanienne. Je leur demanderai, puisqu'elles semblent bien connaître Hegel, d'être attentives à ce que nous dirons, dans les mois qui viennent, du parcours lacanien, d'en ponctuer les moments où Lacan a noué le dialogue avec Hegel, et de nous en faire part. Car il faudra que nous élucidions la nature du dialogue que Lacan, mais Freud aussi bien, a entretenu avec la philosophie. Dialogue ou interpellation la chose n'est pas toujours claire. Beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet, beaucoup restent à dégager.

 

Aujourd'hui, nous allons rassembler les fils de l'oeuvre de Lacan que nous avons tissés l'an passé et tenter d'en situer la tapisserie en 1951, c'est-à-dire au momnent où Lacan entreprend une lecture approfondie de l'oeuvre de Freud, sur le mode d'un "retour à Freud". Nous rassemblerons ces fils en deux faisceaux :

1° ) le faisceau épistémologique,

2° ) le faisceau théorique.

Pourquoi 1951? Parce que c'est la date réelle du début de l'enseignement de Lacan et, s'il faut l'en croire, de l'enseignement de la psychanalyse en France où "nul enseignement autre qu'accéléré et de routine ne vint au jour avant que nous ayons ouvert le nôtre..."(E. p. 71). Pourquoi dans ces conditions ne pas dater de 1951 le commencement de l'enseignement de Lacan, mais plutôt de 1953? D'une part, parceque pendant les deux années qui suivent il ne sera ouvert qu'à "titre privé" et offert à un très petit nombre de collègies plutôt que d'élèves; d'autre part, parceque si Lacan entreprend une lecture systématique du texte freudien dès 1951 (et en particulier des textes cliniques), il ne fondera épistémologiquement le sens de son "retour à Freud" qu'en 1953, lorsqu'il introduira dans le discours psychanalytique les trois catégories de l'Imaginaire du Symbolique et du Réel afin d'orienter, de structurer sa lecture de Freud, et lorsqu'il reconnaîtra dans l'inconscient une structure comme celle du langage, en d'autres termes que "l'inconscient est structuré comme un langage".

Je veux dire par là que si l'enseignement psychanalytique a débuté en 1951, il ne "commence" - au sens épistémologique du terme - qu'en 1953.

 

II. Le Faisceau épistémologique.

En précisant quelles auront été les prises de position épistémologiques de Lacan et leur évolution de 1932 à 1951, je voudrais également rappeler dans quel sens j'emploie certains concepts épistémologiqaues qui me semblent parfaitement convenir pour caractériser l'histoire du discours psychanalytique et qui, de surcroît sont congruents avec l'épistémologie lacanienne (du moins pendant la période considérée). Je reprendrai donc quelques définitions qui proviennent du cours que François Régnault a consacré à "la coupure épistémologique" le 26 février 1968 à l'Ecole Normale, et qui ont été colligées par Michel Pêcheux et Etienne Balibar. Ces concepts me serviront à définir l'aire épistémologique de la psychanalyse.

A. La coupure épistémologique,

"Dans le processus historique de formation d'une science, on appelera coupure épistémologique le point de non-retour à partir duquel cette science commence".

On pourrait déja élever ici une objection en faisant remarquer qu'il n'a pas été démontré que la psychanalyse fût une science et qu'on ne peut parler de sa formation comme on parle de celle de la physique scientifique, par exemple. Pourtant, pendant la période que nous considérons, telle est bien la position de Lacan en ce qui concerne la psychologie psychanalytique qu'il considère comme une science à part entière. "La psychologie se constitue comme science quand la relativité de son objet par Freud est posée, encore que restreinte aux faits du désir" (J.L.1938). C'est la révolution freudienne qui constitue la psychologie comme science sous les espèces de la psychanalyse et qui a opéré la coupure épistémologique. Nous reviendrons sur la justification de cette thèse dans un instant.

En physique, Michel Pêcheux situe ce point historique de la coupure épistémologique dans les travaux de Galilée sur la chute des corps. " A partir de ces travaux, en effet, toute reprise (ou tout remaniement) des notions physiques et cosmologiques aristotéliciennes et scolastiques devient impossible en fait. D'autre part, l'élaboration des concepts physiques (vitesse instantanée, accélération) et mathématiques (calcul infinitésimal) que requiert l'exposition même des énoncés "dynamiques" galiléens devient un fait nécéssaire". En réalité la physique dynamique, comme vous les savez, est plutôt fondée par Newton, mais ce faisant Newton n'a fait qu' accomplit la science entrevue par Galilée.

Le terme de "non retour" qui désigne le moment de la coupure épistémologique permet à la fois de distinguer les deux grands courants épistémologiques qui s'opposent dans l'entre-deux-guerres : 1° ) le courant "continuiste" qui voit dans le développement continu du savoir de la connaissance commune à la connaissance scientifique "le spectacle permanent de l'esprit humain présent et à l'oeuvre dans la science" et 2° ) le courant "discontinuiste" (illustré par Gaston Bachelard et Alexandre Koyré) récuse cette notion de progrès continu du savoir de l'aube antique de la science à la science moderne. Le développement des sciences apparaît plutôt comme résultant de l'alternance de sauts ou de mutations de la pensée et de plus ou moins longues périodes d'accumulation du savoir.

Le terme de "commencement" - et c'est toujours dans le sens où je vais le définir que je l'emploierai lorsque je parlerai du commencement de la psychanalyse ou du commencement de l'enseignement de Lacan - "marque la distinction d'avec ce qu'on appelle parfois les origines d'une science : parler de commencement signifie que la coupure constitutrice d'une science s'éffectue nécéssairement dans une conjoncture définie o151 les origines (les philosophies et les idéologies théoriques qui définissent l'esoace des problèmes) subiront un déplacement vers un nouvel espace de problèmes." C'est définissant la réalité humaine par la réalité psychique que Freud accomplit le pas fécond qui fonde la psychanalyse. Si cet acte fait coupure, remarque Lacan, c'est qu'au sein de la médecine ambiante qui nie l'importance de la réalité psychique, Freud a nié cette négation elle-ême et ce, par un seul geste dont la méthose est elle-même révolutionnaire : "en reconnaissant qu'étant donné que le plus grand nombre de phénomènes psychiques chez l'homme se rapporte apparemment à une fonction sociale, il n'y avait pas lieu d'exclure la voie qui, de ce fait, y ouvre l'accès le plus commun : à savoir le témoignage du sujet même de ces phénomènes". Contrairement à la technique qui consiste à tenter de mettre en évidence le trait discordant que marque le symptôme par quelque questionnaire plus ou moins orienté, Freud innove a contrario en ne choisissant plus rien dans la parole du sujet, en en respectant la succession et le mouvement diachronique. Telle est la loi dite de libre association (ne rien omettre et ne rien systématiser) qui fonde l'expérience analytique en sa radicale nouveauté.

Sans doute le donné immédiat de cette expérience est-il le langage qu'il convient non seulement de considérer en soi mais surtout dans la situation d'interlocution qu'est la relation analytique, mais pendant cette période que nous étudions, Lacan ne s'attarde pas sur la fonction du langage. Ayant remarqué que le silence constituait l'essentiel de la réponse de l'interlocuteur (le psychanalyste) au sujet, il souligne que devant ce silence le sujet, emporté par sa parole, sa demande de plus en plus insistante d'obtenir une réponse, va d'abord trahir l'image qu'il substitue à l'auditeur et qui, en réalité, le fait parler. Il en communiquera alors petit à petit le dessin "par son imploration, par ses imprécations, par ses insinuations, par ses provocations et par ses ruses, par les fluctuations de l'intention dont il le vise et que l'analyste enregistre, immobile, mais non impassible". Or, cette image a un statut très particulier en ce sens que le sujet l'ignore aux deux xens du mot, à savoir : "que ce qu'il répète, qu'il le tienne ou non pour sien, dans sa conduite, il ne sait pas que cette image l'explique, - et qu'il méconnait cette importance de l'image quand il évoque le souvenir qu'elle représente". (E. p. 35).

Au fur et à mesure que cette inage se déploie et que l'analyste la reconnait, il en est devenu le support : telle est ici la première conception du transfert. Dès lors, tout le travail consistera à rendre le sujet conscient du rôle déterminant de cette image par l'interprétation formulée dans le transfert.

 

Lorsque dans son Propos sur la causalité psychique, Lacan reviendra sur la question de l'image ou plutôt de l'imago, il la définira encore explicitement comme : "L'objet propre de la psychologie, exactement dans la même mesure où la notion galiléenne du point matériel inerte a fondé la physique". Nous y reviendrons dans l'exposé sur le faisceau théorique.

Ainsi dotée d'un objet spécifique, l'imago, d'une méthose appropriée à la construction de cet objet : l'association libre et l'attention flottante corrélative, et d'une technique : l'interprétation et le transfert, la psychanalyse possède toutes les caract_ristiques d'une science. Nous verrons dans un moment comment, toutefois, elle doit affirmer sa spécificité en tant que science face aux autres sciences et ce qu'en dit Lacan.

 

B. Les démarquages.

"On appelle démarquages ou (ruptures intraidéologiques) les perfectionnements, corrections, critiques, réfutations, négations de certaines idéologies ou philosophies précédant logiquement la coupure épistémologique de la [nouvelle science]".

Commentant cette définition de François Regnault, Pêcheux remarque que la série des termes : "perfectionnements, corrections, critiques, réfutations et négations désigne l'existence d'un processus d'accumulation qui précède nécéssairement le moment de la coupure et détermine la conjonction dans laquelle elle se produira". En ce qui concerne le champ de la psychanalyse, il s'agirait, par exemple de tous les débats qui, en médecine, ont eu lieu entre les écoles françaises et allemandes autour de la question des psychoses ou, comme on les appelait alors des paranoïas et de la schizophrénie pendant la seconde moitié du dix neuvième siè et le début du vingtième. Nous en avons suffisemment parlé l'an passé pour n'avoir pas à y revenir. Do cêté de la psychologie, il s'agirait des débats entre les trois grands courants suivants : l'associationisme, qui a hérité de la tradition métaphysique remontant à Aristote, la Gestaltheorie ou théorie de la forme, créée par Koffka, Kohle et Wertheimer et développé en France par Paul Guillaume (La psychologie de la forme) et enfin, née de certains propositions de Husserl reprises et développées très différemment par Heidegger en Allemagne, Jean Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty en France : la Phénomènologie.

 

"Cela signifie - remarque également Pêcheux - que la coupure s'effectue sur le point qui, dans l'espace des problèmes théoriques se trouve surdéterminé par l'accumulation de configurations idéologiques successivement envisagées." (En l'occurence, il s'agit de la réalité psychique en tant que réalité matérielle, concrète et spécifiquement humaine, niée par les uns ou méconnue par les autres.)

"C'est-à-dire - poursuit Pêcheux - que le processus d'accumulation doit être compris non pas comme une phase de pure et simple abbération pré-scientifique dont il n'y aurait rien à dire..." Nous avons vu l'an passé qu'il y avait au contraire beaucoup à dire sur la psychiatrie kraepelinienne, par exemple, et son impact sur le développement du courant organo-dynamique de la psychiatrie française par Gatian de Clérambeault, le Professeur Henri Claude et son équipe dont Henri Ey pour ne citer que ceux avec lesquels Lacan a accompli sa formation de psychiatre à Paris... "[...Il faut au contraire voir ce temps d'accumulation] comme le temps de formation de la conjoncture dans laquelle se produira la coupure". Et Pêcheux d'ajouter ceci qu'il ne fauit jamais perdre de vue et qui questionnera certainement plus d'un psychanalyste : "Au cours de cett6e formation, des éléments liés à la base économique (rapports de productions et procès de production), à la superstructure juridico-politique de la société et aux idéologie pratiques de la société et aux idéologies pratiques interviennent selon des modalités régées, et c'est la condensation de ces éléments qui détermine les conditions de la coupure".

Lacan reviendra souvent sur la conjoncture de la coupure freudienne sans pour autant s'y attarder. "Le sublime hasard du génie n'explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne - alors centre d'un état qui était lw melting pot des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques au plus évoluées, des derniers groupements agnatiques des paysans slaves aux formes les plus réduites du foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles - qu'un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d'Oedipe" (J.L. 1938).

Nous ne pouvons pas non plus ne pas prendre en compte la conjoncture technique, économique et idéologique au sein de laquelle se déploie, dqans les années trente, la théorie lacanienne de l'image à un moment, précisément, o151, pour des raisons économiques, l'image est en train de devenir le moyen le plus efficace de manipualtion idéologique des masses. "Déja, l'art de l'image bientôt saura jouer sur les valeurs de l'imago et l'on connaîtra un jour des commandes en série d'idéaux à l'épreuve de la critique : c'est bien là que prendra tout son sens l'étiquette : "garanti véritable"". Aujourd'hui, remarquait un économiste dans un programme récent de Vermont ETV, le budget de l'image aux Etats-Unis est le plus important de tous les budgets (y compris celui de la guerre).

Dans un autre registre - au Québec - Jean Imbeault et quelques autres psychanalystes qui ont participé au troisième numéro de notre revue Frayages, se sont interrogé quant à l'impacte de la conjoncture historique sur la naissance et le développement du milieu psychanalytique au moment où le religieux semblais perdre de son empire sur les masses et où la société québecoise passait brusquement d'une idéologie "agraire" aux idéaux d'un état industriel avancé. Nous reviendrons peut-êre là-dessus et sur un certain impemsé concernant l'origine de la psychabnalyse au Canada et je suis certain que vous ne manquerez pas de vous poser des questions sur le rapport avec l'économique et le juridico-politique lorsque vous aurez à prélever au nom de l'état une taxe sur les services sur les honoraires que vous versent vos analysants et à la transmettre pour eux aux services financiers ad hoc accompagnée de leur numéro d'assurance sociale...

Enfin Pêcheux précise ceci - qui me semble également très important en ce qui concerne la position dans laquelle s'est toujours tenu Lacan de n'avoir été que l'effet du discours psychanalytique qu'il portait de son dire et non l'inventeur ou la cause : "Ceci signifie du même coup que le concept de coupure n'a rien à voir avec le projet volontariste d'éffectuer un "saut" hors de l'idéologie dans la science, avec la connotation religieuse qui s'attache inévitablement à ce projet, et les impossibles "héros de la science" qu'il implique. Le nom de Galilée - dans le domaine de la physique - est une unité mal choisie, car une science n'est pas le produit d'un seul homme. Galilée est l'effet, et non la cause, de la coupure épistémologique que l'on désigne sous le nom de "galiléïsme"". Tout comme Freud pourrions-nous ajouter en jouant un peu avec l'hypothése développée par Octave Mannonni dans son beau livre sur Freud, puisque Freud ne serait pas le premier analyste, mais Fliess, Freud n'étant en somme que l'effet du freudisme de Fliess. On peut en dire autant de Lacan qui s'est plus à répéter qu'il n'a pas pris la parole par une sorte de mouvement dont il aurait été le maître et que si sa parole fut, elle aussi, innovatrice (à savoir lorsqu'il introduisi les trois catégories et le primat du signifiant sur l'image, cette inovation "ce n'est point de notre goût de nous en faire un mérit". Il sera encore beaucoup plus explicite sur ce point lorsqu'en 1968 il introduira le principe du non-signé dans la revue Scilicet, à l'exception de ce qui y sera signé du nom de Lacan : "ce qui fait le nom de Lacan devenir trace ineffaçable, n'est pas mon fait. Je n'en dirai sans plus d'accent que ceci : un déplacement de forces s'est fait autour, où je ne suis pour rien qu'à les avoir laissées passer.

Sans doute tout tient-il dans ce rien où je me suis tenu à l'endroit de ces forces, pour ce que les miennes me paraissent juste suffire à me maintenir dans le rang.

Qu'on ne feigne pas d'entendre que je devais pour cela me contenir. Si je n'ai rien distrait, fut-ce pour ma protection, d'une place que d'autre part personne ne songeait à tenir, c'est à m'effacer devant elle pour ne m'y voir qu'en délégué". (Scilicet 1, p. 7).

 

C. Les effets de la coupure.

1° ) La rupture épistémologique.

L'un des premiers effets de la coupure est de rendre impossibles certains discours idéologiques ou philosophiques qui la précèdent. Parmi les discours idéologiques, nous pouvons placer ce que Louis Althusser a nommé ldes "idéologies pratiques" : "ce sont des formations complexes de montages de notions-représentations- images d'une part et de montages de comportements-conduites-attitudes-geste d'autre part. L'ensemble fonctionne comme des normes pratiques qui gouvernent l'attitude et la prise de position concrète des hommes à l'égard des objets réels et des problèmes réels de leur existence sociale et individuelle et de leur histoire". La morale et la religion viennent au premier plan, mais aussi bien la médecine et la psychologie populaires lorsqu'elles fonctionnenet sur des idées reçues. La nouvelle science doit rompre explicitement avec ces discours. C'est la rupture idéologique qui, pour être un effet de la coupure, ne doit pourtant pas être confondue avec elle, car il ne suffit pas de rompre avec une idéologie pour opérer une coupure.

On en trouvera au moins deux exemples spectaculaires chez notre Lacan des années trente-quarante : la rupture avec la psychologie associationiste comme préalable à la présentation de la coupure freudienne dans "Au-delà du "principe de réalité"" et surtout, la rupture spectaculaire avec l'organo-dynamisme de Henri Ey, c'est-à-dire toute la tradition organiciste y compris les subtiles élaborations systèmiques sur les fonctions relationnelles de l'organisme de Jackson. Je vous renvoie à ce sujet au premier chapitre du Propos sur la causalité psychique.

 

2° ) Les démarcations.

Un second effet de la coupure, qu'on peut nommer "démarcation" est d'opérer "des validations, invalidations ou ségrégations à l'intérieur des philosohies impliquées dans la conjoncture où elle a eu lieu". Ces démarcations Ont été opérées par Lacan dans la philosophie de Hegel qu'il ne reprend pas toute à son compte, mais seulement la dialectique du Maître et de l'Esclave en tant qu'elle pourrait fonder la définition psychanalytique du désir comme désir de l'Autre, et peut-être également la négativit_essentielle dont nous reparlerons plus tard à propos de la dénégation. Je crois que Julie Bellavance nous a bien indiqué, il y a quinze jours, les démarcations opérées par Lacan dans La phénomènologie de l'esprit.

Disons par ailleurs brièvement que si Lacan n'a pas donné à son Au-delà du "principe de réalité" la suite qu'il avait prévue et devait consister en une critique démarcative de la Gestalttheorie (inventée par Koffka, Kohler et Wertheimer au début du siècle) et de la phénomènologie héritée de Husserl et transmise en Allemagne, encore que sous une forme très différente par Heidegger (nous y reviendrons plus tard) et en France par Jean Paul Sartre et Maurice Merleau-Ponty, on peut tout de même bien voir les démarcations qu'il y a éffectuées. De la Gestalttheorie, il a retenu la fonction formatrice de l'image ou, plus exactement de la forme ou Gestalt, sur le sujet qui la perçoit comme un tout d'autant plus unifiant qu'il s'éprouve lui-même comme "corps morcellé". C'est à la théorie de la Gestalt que lacan emprunte une partie de ses arguments pour critiquer les théories atomistiques et mécaniste de la psychologie associationiste classique. De la phénomènologie, il retient surtout la méthode. Et s'il rend hommage, dans Propos sur la causalité psychique, au grand ouvrage de Maurice Merleau-Ponty paru en 1945, Phénomènologie de la perception, qui "démontre de façon décisive que toute saine phénomènologie. de la perception par exemple, commande qu'on considère l'expérience vécue avant toute objectivation et même avant toute analyse reflexive qui entremèle l'objectivation à l'expérience", il n'a toutefois pas attendu Merleau-Ponty ni Sartre pour appliquer la méthode phénomènologique à l'étude d'imée, par exemple. Mais il rejete de l'une comme de l'autre de ces deux philosophies leur conception du Moi comme principe de synthèse, ou de la limitation des fonctions de l'image aux seuls registres des actes de la conscience (Sartre), pour leur opposer un Moi dont les premières manifestations de méconnaissance se repèrent aussi bien dans le négativisme par quoi le Moi énonce ce qu'il n'a pas intégré, et se répercutent dans cette connaissance paranoïaque qui lui est propre et que la psychologie a décrit sous le nom de transitivisme. Le transitivisme est une véritable captation du sujet par l'image de l'autre. Il s'agit là d'un ensemble de phénomènes extrêmement divers qui vont de "l'identification speculaire à la suggestion mimétique et à la séduction de prestance"; phénomènes d'aliénation du sujet à lui-même où l'imago joue un rôle essentiel en ouvrant le registre de l'inconscient. Mot que Lacan n'amploie que très rarement pendant toute cette période.

 

3° ) Enfin, le troisième effet de la coupure "est de déterminer une autonomie relative de la science nouvelle qui lui correspond : à partir de la coupure, la science nouvelle dépend de sa propre continuation, à l'égard de laquelle elle est comme en suspens.

Cette continuation à laquelle une discipline naissante est suspendue dépend, on le sait, de la possibilité d'instituer une procédure expérimentale qui lui soit adéquate". C'est l'expérience analytique telle que Lactél'évoquait dans son Au-delà du "principe de réalité" : "comme une constante interaction entre l'observateur et l'objet. Sa spécificité, à la différence des sciencs dites d'observation, tendra à ce que ses concepts seront relativistes," plutôt qu'objectifs, et que sa validité se vérifiera davantage dans l'efficacité de son progrès que dans la répétition et la mesurabilité de ses résultats. Car cette expérience est contrôlable par tous : "constituée entre deux sujets dont l'un joue dans le dialogue un rôle d'idéale impersonnalité..., l'expérience une fois achevée et sous les seuls conditions de capacitéexigible pour toute recherche spéciale, peut être reprise par l'autre sujet avec un troisième. Cette vois apparemment initiatique n'est qu'une transmission par récurrence, dont il n'y a pas lieu de s'étonner puisqu'elle tient à la structure même, bipolaire de toute subjectivité" (J.L. 1948. p. 103).

Mais la continuation de cette nouvelle discipline dépend aussi des ruptures intra-scientifiques ou - selon l'expression de François Regnault - des refontes de la problèmatique théorique qui interviennent dans l'histoire d'une science". Par exemple, l'introduction de la théorie de la relativité d'Einstein dans la physique newtonienne est une refonte.

 

Nous aurons à nous demander si l'introduction des trois catégories du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire ainsi que du primat du signifiant sur l'imago est une refonte dans l'histoire de la psychanalyse, ou une coupure épistémologique qui aurait donné naissance à une discipline épistémoliogiquement autre que la psychanalyse freudienne. Lacan prétend qu'il ne s'agit que d'une refonte. Jean Allouch et Philippe julienm fondateurs de l'Ecole Lacanienne prétendent qu'il s'agit d'une coupure épistémologique, auquel cas on pourrait leur obecter que ce qu'il font n'est plus de la psychanalyse, ce dont, j'imagine, ils seraient sans doute bien embêtés.

 

Il convient enfin de souligner avec Pêcheux que "l'erreur consistant à confondre les simples ruptures idéologiques (ou démarquages), la coupure épistémologique (y compris son effet de rupture) et les ruptures intra-scientifiques (ou refontes), en feignant de penser que toute refonte est une nouvelle coupure et que la coupure n'est qu'une première refonte, revient à annuler l'efficace même des concepts de coupure et de rupture, et à céder pratiquement le terrain à la position continuiste". C'est, par exemple, ce que font les historiens de la psychanalyse comme Frank Sulloway ou Karl Pribram et Merton Gill, lorsqu'ils lisent le Projet pour une psychologie scientifique de Freud, ou Au-delà du principe de plaisir, comme de simples refontes de la probèmatique biologique (ou neuro-physiologique), Ils nient ce faisant la coupure freudienne et inscrivent alors la psychanalyse dans l'aire épistémologique des sciences biologiques en essayant de l'y astreindre à leurs exigences épistémologiques, théoriques, méthodologiques et éthiques.

 

III. Le faisceau théorique.

S'il fallait rassembler en une seule figure les fils théoriques suivis et noués par Lacan de 1933 à 1951-2, on pourrait dire que pour le Lacan de cette première étape, la psychanalyse est la science de la réalité psychique réduite aux faits du désir, c'est-à-dire à sa diemsion inconsciente et telle qu'elle s'est construite dans le registre des tensions sociales autour de ce qui constitue l'objet spécifique de cette science nouvelle : les imagos.

Les complexes sont les phases successives (plutôt que les stades) de cette construction et ce sont eux qui, éventuellement, marqueront la folie de leur sceau lorsqu'ils n'auront pas été intégré (ou sublimés) dans les phases conséquentes. Ces complexes se constituent, se nouent sur des imagos spécifiques auxquelles le sujet s'identifie dans le registre du désir. La force de cette identification est attribuée, encore que de façon quelque peu obscure, à la libido.

En tant que la forme du complexe représente une certaine réalité de l'ambiance en ce qu'elle a d'objectivement distinct à une étape donnée du développement psychique et en tant que l'activité induite par le complexe répète dans le vecu la réalité ainsi fixée chaque fois que se produisent certaines expériences qui exigeraient une objectivation supérieure de cette réalité, ces traits définitionnels impliquent que le complexe est dominé par des facteurs culturels. C'est d'ailleurs en ce point qu'on pourrait articuler l'étude des complexes sur une théorie psychanalytique du champ social étendu, mais sans perdre de vue que le sujet participe déja du champ social, qu'il est déja, en tant que sujet, social. Pas d'opposition individu/société en psychanalyse, nous l'avons vu en lisant Le temps logique, mais des collectifs, des champs sociaux d'extension variable.

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