LA TRANSACTION

Alors qu'il se préparait à tenir un discours devant une vaste assemblée publique, un contestataire cria à De Gaulle du sein de la foule attentive : "Mort au(x) con(s)!" Le Général se recueillit un long moment dans un silence de pierre puis, le doigt levé, il répondit d'une voix posée et quelque peu sentencieuse : " Un programme immense!"

Une conversation au Café Metropolis

Un soir que nous dînions au Café Metropolis après l'une des réunions mensuelles de notre Lacan Study Group à New York, Don me lança à brûle-pourpoint :

- Did you know that Stan D. died a few years ago?

- No, I did not know, but I am not at all surprised.

- How come?

- Well, since he is dead now, I can tell you that I supervised him for a few months at the beginning of the eighties. He came to see me because he had read the special issue of Semiotext(e) I edited on Polysexuality and also because he attended a seminar in New York once where I alluded to the strange fact that in each of the four or five previous generations in my family, a relative of mine - a man - has comitted suicide at the age of 45-50, without anybody really what the reason for the suicide was. It would seem that it always happened purely as a manifestation of a repetition principle, the acting out of an unknown and undecipherable memory trace, unconsciously transmitted from one generation to the next.

Although, as you know, he was training at the most orthodox Psychoanalytic Institute in New York, he thought I was unconventional enough to be able to listen to what he wanted to discuss, which he felt he could not do with a training psychoanalyst of his milieu. When he came to see me, he had recently learned that he had AIDS.

- Was he gay?

- How "Republican" you can get at times! No, of course not. He was not gay, he was quite a womaniser in his day. His story is quite sad. A few years before he came to see me he was in a car accident with his wife at his side. He was driving. She died on the way to the hospital. He was saved, but ironically enough, was to be killed by the very blood transfusion which saved his life.

He always felt he was responsible for his wife's death, and I do not think that his didactic analysis did much to shake off his guilt feelings. Actually, this is not - at least at first glance - the motive for his consulting me.

In reality, it was because of his total amazement at the fact that the very day he learned he had been infected by the HIV or LAV virus and was about to die, most of his patients, and especially those he was the closest to, unconsciously seemed to know he was going to die soon..."

Andrea survint soudainement près de notre table, belle et mystérieuse comme toujours, et - à mon grand soulagement - notre conversation prit un autre tour.

En fait, la question que Stanley D. m'avait proposé d'essayer de penser avec lui est toujours demeurée pour moi très mystérieuse; de celles qu'on n'aborde pas dans une conversation à bâtons rompus sans courir le risque de se laisser entraîner par le "fleuve de boue de l`occultisme" en faisant appel trop rapidement à des stéréotypes de la doxa aussi confus que la soi-disant transmission des inconscients ou encore la trop fameuse transmission de pensée que Freud aurait tant aimé étudier, eùt-il eu une autre vie à vivre.

Quelques remarques sur la télépathie

Dans un très bel article publié dans un numéro de Confrontation consacré à la télépathie, `Lieux et génies', Michèle Montrelay a posé les fondements de quelques hypothèses théoriques tout à fait cruciales et radicalement nouvelles pour commencer à penser la transmission de pensée. Elle y limitait le phénomène à la transmission d'informations de l'analysant vers l'analyste, "Nous avons tous l'expérience de cures où la répétition, soit de symptômes, soit d'actes, soit d'associations, nous évoquent irrésistiblement tel évènnement bien particulier. Sans que l'analysant y fasse la moindre allusion, nous éprouvons la certitude qu'un jour ou l'autre ce fait s'est passé". Et Michèle Montrelay rapporte l'exemple d'un patient dont tout le discours évoquait chez l'analyste la pensée qu'il y avait eu un "emprisonnement", sans que rien ne vienne corroborer cette quasi certitude tant dans la vie de l'analysant que dans celle de ses proches, jusqu'à ce que la découverte fortuite d'un document "oublié" dans le fond d'un secrétaire permette à l'analysant de dévoiler un secret familial bien gerdé. Quatre vingts ans plus tôt, un oncle avait été incarcéré à la suite d'une faillite frauduleuse et - comme il est de règle dans les familles bourgeoises où ce genre d'évènnement a lieu - le mutisme le plus absolu avait été observé tant sur l'emprisonnement de l'oncle que sur sa disparition subséquente dans un pays étranger.

Nous reviendrons sur l'apport de Michèle Montrelay à la théorie de la transmission de pensée en psychanalyse. Notre questionnement est ici quelque peu différent du sien puisqu'il s'agit de se demander non pas comment un savoir inconscient peut se transmettre à travers le discours de l'analysant jusqu'à l'analyste en franchissant parfois plusieurs générations, mais comment certaines pensées qui ont une intensité particulière pour l'analyste peuvent être clairement perçues par certains analysants sans que pour autant ils sachent qu'il s'agit d'un savoir vrai et que - le plus souvent - ce savoir inconscient qu'ils énoncent dans l'une des formations de l'inconscient (Rêve, lapsus, acte manqué, etc.) est aussitôt oublié qu'énoncé.

Dans les cas rapportés par Stanley, il y eut, le même jour beaucoup trop de ses patients qui firent état de ce savoir inconscient - sept sur dix - pour qu'on puisse soutenir qu'il ne s'agissait que d'une pure coïncidence, voire même d'une manifestation quasi collective de leurs voeux de mort plus ou moins refoulés à l'endroit de leur analyste. Par ailleurs le SIDA était encore très peu connu à l'époque, même à New York, et essentiellement dans les milieux gays qui le nommaient encore le gay cancer. Depuis, à la moindre pâleur de leur analyste, bon nombre d'analysants sont toujours prêts a penser qu'il en est atteint. Ce sont-là quelques uns des charmes du transfert négatif où se noue le drame analytique... on s'y fait. La situation à laquelle Stanley se trouva confronté est - en surface du moins - différente de celle par laquelle Michèle Montrelay soulève la question de la transmission de pensée, puisque si l'analysant parle d'abondance en quête du "secret douloureux qui le ferait languir", l'analyste, lui, ne parle pour ainsi dire pas et certainement jamais de ses affaires privées. Il fait le mort, garde par devers lui toute l' activité discursive liée à l'état d'attention flottante dans lequel il se plonge et n'en fait aucunement part à ses analysants. Il s'agit là de la règle d'abstinence que trop de soi-disants analystes ignorent qui se plaisent à répandre leurs tripes sur le divan où gisent leurs analysants au point que parfois ceux-ci se trouvent incommodés par ces débordements intempestifs.

Sans doute, peut-il se produire que des analysants particulièrement "in tune" avec leur analyste devinent, mais non sans y mêler leurs propres préoccupations, quelque chose de ce qui peut occuper ses pensées. Nous savons tous que lorsque nous travaillons d'arrache-pied sur un problème théorique ou clinique, les analysants nous apportent tout d'un coup un matériau qui fait écho à notre travail, nous aide et nous permet même parfois de dénouer certaines impasses où nous nous trouvons pris.

Il existe également des cas fort rares de "divination" qui peuvent amener l'analyste à sortir de sa réserve à titre exceptionnel. Il y a quelques années, une personne de mon entourage est décédée dans la maison même où, à un autre étage, je reçois les analysants. J'en étais, certes, três affecté, mais ayant de deuil en deuil acquis un certain sentiment de fatalité devant la mort d'un proche je sais que je n'en montrais rien. La semaine même où cette personne est morte, un analysant particulièrement sensible me déclara tout à trac : "Je ne sais pas ce qui se passe, mais depuis deux ou trois semaines, je sens que vous ne m'écoutez plus, que quelque chose de terrible est en train de se passer. Etes-vous gravement malade?...Je préfère interrompre ma psychanalyse plutôt que de continuer à sentir la proximité de cette Chose qui ne m'appartient pas." Je lui répondis qu'il ne serait sans doute pas nécéssaire qu'il interrompe son analyse, qu'effectivement je venais de perdre quelqu'un de proche et que cet évènnement avait très probablement altéré mon écoute, mais que maintenant tout était terminé. Et le travail analytique reprit son cours sans qu'il en soit autrement question. Nous verrons plus loin pourquoi certains signifiants, dit signifiants fondamentaux ou fondateurs, peuvent et doivent être relevés lorsqu'ils interviennent dans une analyse même s'il s'agit apparemment des signifiants de l'analyste, surtout lorsqu'il s'agit des signifiants attachés aux pulsions de mort.

On pourra toujours arguer qu'il n'est pas besoin de faire appel aux mystères insondables de la télépathie pour expliquer ce cas et qu'un analysant quelque peu attentif (surtout lorsque le transfert est de part et d'autre intense et positif) peut très bien repérer sur le corps ou le visage de son analyste que quelque chose de grave occupe sa pensée. On a appelé cela l'"empathie", mais le terme a été beaucoup trop galvaudé pour être encore utilisable. En fait, il ne s'agit le plus souvent que d'une bonne lecture de la sémiotique du corps de l'analyste, d'autant plus lisible que l'analyste ne se voile pas - comme dans la vie courante - des faux-semblants du bavardage quotidien. Il y a là une première possibilité d'expliquer le phénomène de la transmission de pensée qui ne fait appel qu'à la simple capacité de lire des signes para-verbaux qui constituent un langage parfaitement codé et dont la substance du plan de l'expression (pour reprendre un terme de Hjelmslev qui nous permettra de démarquer ces signes du signifiant lacanien qu'ils ne sont pas) peut être l'odeur, la gestuelle du corps, l'intonation de la voix, le vêtement, etc.

Il y a une dizaine d'années, j'ai eu l'occasion de rencontrer au cours d'une soirée un Professeur Hollandais tout à fait extraordinaire qui me laissa une impression profonde. Depuis son plus jeune âge, il semblait deviner les pensées non formulées de son entourage et de la plupart de ses interlocuteurs et, à la grande stupeur de ces derniers, il lui arrivait de répondre à ce à quoi ils pensaient en lui parlant et non à ce qu'ils lui disaient. Il lui fallut beaucoup de temps pour apprendre à se contrôler et à ne répondre qu'à ce qui lui était explicitement et verbalement formulé. Sa vie - on peut très bien l'imaginer - ne fut qu'un long calvaire qui le réduisit à une solitude presque totale jusqu'à ce qu'enfin il trouvât, compte tenu de cette capacité exceptionnelle, un poste de chercheur au Département d' Etudes Parapsychologiques de l'Université d'Amsterdam. Une étrange sympathie nous lia aussitôt et - après qu'il eût deviné que je faisais profession d'écouter les gens - il sortit de sa réserve habituelle et la conversation la plus hallucinante que j'ai jamais tenue se prolongea tard dans la soirée. En effet, le Professeur se mit à répondre à la fois à ce que je lui disais mais aussi à ce à quoi je pensais dans le même temps et qui pouvait parfois être fort scabreux et le faisait rougir ou éclater de rire. Il m'expliqua qu'il croyait que, pour des raisons d'ordre génétique (mais on peut aussi voir là une forme tout à fait singulière de psychose parfaitement contrôlée), peut-être à la suite d'évènnements singuliers de sa petite enfance qu'il ne tenait pas à connaître, survenus avant qu'il ne maitrisât la parole verbale alors qu'il était entièrement la proie du langage de l'Autre, il s'était sensibilisé de façon extrême à toutes les sémiotiques autres que verbales par lesquelles nous ne cessons, non pas de communiquer, mais de "parler" à la cantonnade. Les tout petits enfants, comme les animaux, sont infiniment sensibles à ces sémiotiques avant que la perception n'en soit progressivement plus ou moins refoulée par l'apprentissage de l'utilisation quasi exclusive de la sémiotique verbale (le langage parlé). Notre culture, à la différence des cultures orientales, porte fortement la marque de cette répression. Il ne convient pourtant pas de voir dans ces sémiotiques, comme ne manqueront pas de le faire maints psychologues, des sémiotiques pré-verbales, car elles sont structurées comme l'est le langage.

Le Professeur X. en avait conservé l'usage et il l'avait développé jusqu'`au point où il s'en trouvait parfois submergé. Car si nous ignorons que nous ne cessons d'émettre à l'intention de l'Autre, ces innombrables signes dont ces sémiotiques sont constituées, les autres en sont les récipiendaires le plus souvent inconscients, ils n'y prètent guére attention ou ne savent plus les comprendre. Le Professeur X., lui, en était hyper-conscient et se trouver dans une assemblée de plusieurs personnes, comme à cette soirée où nous nous sommes rencontrés, lui était presque insupportable, c'était comme s'il avait eu à écouter simultanément 40 ou 50 émissions de radio différentes. Il se trouvait donc dans la nécéssité de concentrer son attention sur une seule personnes pour ne pas être submergé par cette cacophonie infernale des sémiotiques. En l'occurence, ce soir-là, ce fut moi. Et ce fut moi parce que. me dit-il en prenant congé de moi :"Vous êtes un écouteur et vous savez rester silencieux... c'est si reposant!"

Au fond, le Professeur X. était une pure incarnation des théories sémiotiques de Charles Sanders Peirce pour qui, dans le monde de l'homme, tout est signe, où il n'est rien qui ne soit ou ne fasse signe et où l'homme lui même n'est qu'un signe ou une "paquet" de signes. Remarquons, en passant que ces signes s'ils sont constitués par des signifiants ne doivent pas être confondus avec ces derniers. Nous y reviendrons un peu plus loin. D'une certaines manière les signes, pas plus que les mots d'ailleurs, ne donnent pas directement accès à l'inconscient, mais essentiellement au pré-conscient ou à ce que l'on essaie de taire sans y parvenir complètement.

Le professeur X. savait bien, lui, à la différence des psychologues, que les émotions manifestes ne sont là que comme des masques destinés à tromper l'autre, qu'il n'y a d'émotions, d'affects - pour employer ce terme imbécile - que de l'Autre et qu'elles ne sont déployées, n'en déplaise aux héraults de l'affect comme André Green et Cie, que pour dissimuler une autre parole, infiniment plus discrète dont le conscient ignore normalement l'émission constante et qui, comme le rêve, dit à qui veut ou peut l'entendre, tout autre chose que ce que déploient pour ceux qui s'y laissent prendre "les soupirs de la Sainte et les cris de la fée".

Disons rapidement, car ce n'est pas ici notre objet, que ces sémiotiques peuvent et doivent être traitées comme des formations de l'inconscient, c'est-à-dire comme les rêves ou tous ces phénomènes sémiotiques que Freud analyse dans Psychopathologie de la vie quotidienne ou encore dans le Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient; elles ne doivent pas être interprétés telles quelles, c'est-à-dire "traduites", mais par contre elles peuvent être relevées afin de permettre à l'analysant d'associer librement sur ces signes jusqu'à ce qu'éventuellement ils libèrent le ou les signifiants proprement inconscients qui les ont engendrés. Le plus souvent les soi-disants phénomènes de transmission de pensée peuvent se ramener à une lecture plus ou moins intuitive et plus ou moins consciente de ces sémiotiques qui sont souvent des ramifications de signifiants refoulés qui affleurent le conscient.

Mais ce n'est pas ce phénomène-là de "transmission de pensée" qui est le plus problèmatique et auquel Stanley s'est trouvé confronté, encore que tout reste à dire et à comprendre de l'apport possible de la sémiotique de Peirce aux théories des langages et - en particulier - à la psychanalyse. Il serait enfin possible de ne plus entendre parler de ces sottises psychologiques qu'on nomme le pré-verbal ou de ces abbérations conceptuelles du genre "signifiant préverbal". Un jour, peut-être!...

D'une supervision à New York

J'ai donc rencontré Stanley une dizaine de fois sur une période d'une année pour des séances de supervision qui ont souvent frôlé la séance d'analyse. La présence très réelle d'une mort prochaine et certaine, a permis à Stanley de lever bien des refoulements, de laisser parler l'inconscient tout en découvrant qu'il n'a qu'une seule et unique fonction : "ça parle", pour dire de toutes les manières possibles la vérité du désir refoulé.

L'amertume des reproches que Stanley s'adressait à propos de la mort de sa femme et les flots d'angoisse qui le submergeaient par crise devaient rapidement apparaître comme le voile d'affects qui recouvrait le véritable désir qui le rongeait. Peu de temps avant l'accident, ils avaient appris que sa femme était stérile et qu'ils n'auraient jamais d'enfant. Une pensée, aussitôt refoulée avec la plus profonde horreur, avait fulguré dans l'âme de Stanley boulervesé d'apprendre que la paternité lui était déniée : "qu'elle disparaisse! J'en trouverai bien une autre pour me donner cet enfant que je désire tant!"

Son voeu de mort à l'endroit de cette femme, que par ailleurs il adorait, n'est pas sans évoquer celui de cette patiente dont Freud nous parle dans Psychanalyse et télépathie qui, après que son mari lui eût avoué qu'à la suite d'une certaine contamination il était devenu stérile, a sombré dans une névrose grave qui avait éffacé les causes réelles de sa déception. Un de ses symptômes, apparemment mineur, était de devoir compulsivement épingler ses draps à ses couvertures avant de se coucher.

Jean Michel Rey et Wladimir Granoff, en bons lecteurs de Freud, ont remarqué que ce symptôme devait se lire à la lettre et comme un jeu du signifiant qui, grâce à sa duplicité dit le vrai. En effet, attacher ou épingler se dit en allemand anstecken, et contamination se dit Ansteckung, terme qui pourrait également se traduire par inoculation qui ferait mieux image en ce qu'il conjoint l'idée de maladie et celle de se faire inoculer le spermatozoïde qui lui aurait donné l'enfant qu'elle désirait. On voit bien dans cet exemple comment les signifiants anstecken/Ansteckung, lient en un paquet des unités discrètes parfaitement distinctes, c'est un des traits par lesquels le signifiant se rapproche de la particule quantique. Nous y reviendrons plus loin.

Freud rapporte que cette jeune femme avait consulté au cours d'un voyage fait bien des années auparavant, une sorte de voyant qui se faisait appeler le Professeur et qui lisait l'avenir dans une empreinte laissée dans le sable par la main de ses consultants. La jeune femme avait alors 27 ans. Elle savait qu'elle n'aurait pas d'enfant. Le Professeur lui prédit qu'à l'âge de 32 ans elle aurait deux enfants dans la même année. Elle en a déja quarante lorsqu'elle parle à Freud et n'a toujours pas d'enfant, pourtant elle est toujours aussi impressionnée par la prédiction qu'elle le fut au moment de son énonciation. L'analyse lui permit de découvrir que c'est dans sa trente deuxième année que sa propre mère eut coup sur coup deux enfants après deux ans de mariage.

"La prédiction, commente Freud, est donc facile à traduire :"ne te tracasse pas de ne pas avoir eu d'enfant, ça ne veut rien dire, tu peux encore avoir le destin de ta mère qui à ton âge n'était même pas mariée, et qui cependant à trente deux ans a eu deux enfants. La prédiction lui promettait l'accomplissement de cette identification à sa propre mère qui était le secret de son enfance (l'homme qu'elle avait épousé était en effet une sorte de duplication de son propre père dont, petite, elle avait désiré recevoir, comme sa mère, deux enfants), et ce, par la bouche de ce diseur de bonne aventure complètement ignorant de toutes les circonstances personnelles et tout occupé à contempler l'empreinte sur le sable. Et libre à nous, ajoute Freud, d'avancer comme préalable à cet accomplissement de désir, inconscient dans tous les sens du terme : "tu pourras te débarasser de ton mari inutile par la mort ou tu trouveras la force de t'en séparer". Ne pouvant se résoudre ni à l'une ni à l'autre de ces deux réalisations possibles de son voeu de mort, la jeune femme a sombré dans la névrose.

L'interêt de cette observation est qu'elle met en jeu trois sujets dont l'un est absent (la mère), pris dans un même "champ flottant de signifiants" de désir d'enfant et de tuer. L'autre élément interessant est l'état dans lequel semble devoir se plonger le décrypteur du désir inconscient (le Professeur), pour se laisser envahir par les signifiants du désir inconscient de la consultante (qui est en fait, désir de "l'Autre inoubliable, irremplaçable" : à savoir la mère). Cet état me semble très proche de l'état d'attention flottante. Pour y atteindre, le décrypteur, tout comme le psychanalyste, doit se laisser fasciner par un élément complètement dépourvu de sens (un signifiant, une date, une empreinte dans le sable, du marc de café ou une charte astrologique) qui joue le rôle de ce que dans le boudhisme Zen on appelle un koan, c'est-à-dire quelque chose susceptible de suspendre pour un temps le bavardage moïque, voire les raisonnements de la conscience, en créant cette sorte particulière de vide intérieur cher aux boudhistes de l'Orient comme aux grandes mystiques de l'Occident. C' est, dirais-je, savoir se tenir en fait au bord du Réel, l'Imaginaire jugulé, réduit pendant un temps très court au silence, afin que puisse ce constituer ce champ flottant des signifiants où les signifiants du désir de l'Autre pourront faire irruption. Ce n'est qu'alors que tout un travail du signifiant - un travail de la pensée - s'avèrera possible qui permettra la levée du refoulement et l'accès à ce savoir que le sujet recelait sans le savoir et qui constitue son discours inconscient.

Mais là encore les protagonistes de la transmission de pensée etaient en présence l'un de l'autre, et le savoir à demi dévoilé par le Professeur était le savoir d'une identification refoulée au désir de la mère, enfoui dans l'inconscient de la consultante. Il se peut que pendant le temps de la consultation elle n'ait cessé sans s'en rendre compte d'en informer le décrypteur par toute une sémiotique inconsciente dont celui-ci - en se mettant en état d'attention flottante - a pu, sinon dévoiler toute la vérité, du moins repérer certains éléments-clés : trente deux ans, deux enfants, deux ans. La question reste tout de même posée de savoir s'il s'agit-là de signes d'une sémiotique involontaire ou, comme nous allons tenter de les définir plus loin, de signifiants qui obéiraient à d'autres lois que celle d'une lecture sémiotique.

En effet, dans les cas rapportés par Stanley, la transmission de pensée, ou transmission des signifiants, et c'est là l'élément le plus étrangement inquiétant, a eu lieu alors que les protagonistes (Stanley et ses analysant(e)s n'étaient pas en présence. En effet, disons que Stanley a appris la nouvelle un vendredi soir (nous l'appelerons le jour G) et qu'il n'a revu ses analysants que le lundi suivant. Or, c'est dans la soirée et la nuit du jour G que la plupart des analysants ont reçu "l'information" des signifiants de la maladie de Stanley.

Ben fit le soir même du jour G un lapsus qu'il rapporta aussitôt le lundi en séance tant il en fut surpris. Alors qu'il essayait d'entraîner sa copine au lit pour la baiser, il lui lança :"Come on, it's bed time anyhow!" Mais au lieu de bed il prononça dead, "it is dead-time". Sa copine, un peu troublée éclata d'un rire qui lui sembla sonner un peu faux, puis il associa rapidement, dead time à death bed puis à tomb, il pensa à la tombe de son père, enterré à Stockbridge et à une autre pierre qui l'avait toujours intriguée car elle ne portait qu'une seule date sans qu'on puisse savoir s'il s'agissait de la naissance ou de la mort et le nom Henri Victor. Henri, écrit avec un i, à la française, devait-il préciser en séance : Henr-i-Victor, suivi d'une croix. Stanley n'eut pas de difficulté à y lire HIV+. Il en fut troublé mais ne voulut y voir qu'une étrange coïncidence jusqu'à ce qu'après un long silence, Ben remarque que son père aussi s'appelait Stanley et ajoute "God, I wish I'll never see your name on a grave!"

Une analysante d'origine belge, cherchant avant de se coucher le soir du jour G un livre à lire car il était tôt, prit un volume au hasard dans sa bibliothèque. C'était Sidharta de Herman Hesse. Elle le replaça sur l'étagère avec un léger frisson d'horreur et - sur le champ - elle y vit un présage de mort. Non, elle ne savait pas de qui, dit-elle à Stanley, encore très troublée. Mais à peine l'acte manqué raconté en séance, son angoisse s'effaça comme par enchantement, sans qu'aucune autre association lui vienne à l'esprit.

Une autre patiente, une jeune femme hystérique, mannequin de mode, raconta en séance que le vendredi soir, elle avait entendu distraitement un programme de radio sur ce qu'on commençait déja à considérer comme une épidémie. "J'ai aussitôt pensé à Stan, non à Steve" dit-elle un peu gênée par son lapsus. Dans la nuit elle crut ressentir tous les symptômes dont elle avait entendu parler le soir : diarrhée, nausée, poussée fièvreuse et suées. Au petites lueurs de l'aube elle se réveilla épuisée dans un lit trempé de sueur. Mais deux heures après elle avait tout oublié et ne s'en ressouvint qu' en voyant son analyste le mardi suivant.

Enfin, le dernier cas que nous rapporterons ici est tout aussi explicite. Il s'agit de Mark un patient qui avait reconnu pendant l'analyse qu'il nourissait un désir homosexuel passif inconscient à l'endroit de son analyste. Dans la nuit du jour G il rêva qu'arrivant chez Stanley, celui-ci au lieu de le faire entrer dans son bureau, l'entraîna dans sa chambre à coucher et lui tendit une petite carte sur laquelle était écrit : "I LAV YOU.", il reculait saisi d'une angoisse extrêmement vive se sentant profondément menacé par cette déclaration d'amour que, par ailleurs, il souhaitait tant entendre. Il ne put faire aucune association sur le LAV au lieu du LOVE. Mais tout en en parlant en séance il continuait d'y voire quelque chose de profondément maléfique qui menaçait un tiers. Non! il ne savait pas qui.

Trois autres patients rapportèrent des rêves de mort ou de maladie de Stanley sans pouvoir préciser durant quelle nuit de la fin de semaine, ils avaient rêvé.

Sans doute, Stanley fut-il profondément troublé par cette sorte de divination de son mal, alors que lui-même ne l'avait appris que par le plus grand des hasards. Il n'avait alors aucun symptôme, mais l'un des médecins de l'hopital l'avait rappelé quelques semaines auparavant, "pour un examen de routine" lui avait-il dit et il lui avait fait une prise de sang sans lui en préciser la raison. Ce n'est que le soir du jour G. qu'il lui apprit à la fois qu'il était sero-positif et qu'il avait fait la prise de sang parce que l'hopital s'était aperçu que du sang contaminé avait été utilisé pendant plusieurs mois pour faire des transfusions sanguines. Les médecins de l'hopital avaient alors exigé qu'on teste tous les patients qui avaient reçu du sang pendant cette période.

Mais ce qui le troubla encore davantage, c'est qu'aucun de ces patients n'associa grand chose sur l'information le concernant. Seulement quelque remarques un peu étonnées sur les formes du transfert que ces rêves semblaient évoquer, mais rien qui aurait pu donner à penser qu'ils croyaient vraiment que leur analyste était en train de mourir du SIDA. En fait, aussitôt racontées en séance, ces formations de l'inconscient furent oubliées et l'information concernant la mort de Stanley qu'elles recelaient disparut aussitôt tant du conscient que de l'inconscient des analysants comme si elle n'y avait jamais été présente et pour ne jamais réapparaître dans les phases subséquentes de leur analyse. Au point d'ailleurs que lorsque Stanley commença à moins bien se porter et à manifester les premiers signes symptomatiques du SIDA, ces mêmes analysants furent particulièrement lents à s'en apercevoir et aucun ne fit le lien avec ce qu'ils avaient entraperçu dans la nuit du jour G.

Cette sorte d'invasion brutale puis de rejet immédiat des signifiants étrangers qui sont mis en jeu dans la transmission de pensée n'est ni de l'ordre de la projection, ni de celui des diverses formes du refoulement : déni ou dénégation. Peut-être, par contre, peut-on y voir, comme le fait Michèle Montrelay, une des formes de la forclusion. Pour ma part, j'y verrais plutôt le refus radical d'une appropriation, ou d'un envahissement par des signifiants en provenance de l'Autre et que le sujet de l'inconscient du recepteur ne reconnait pas comme le représentant (pour d'autres signifiants): que ce soit parceque ces signifiants qui semblent provenir d'un ailleurs radical, éveillent la présence angoissante de das Ding (la Chose), ou parceque par association ou, mieux encore, par collision avec les paquets de signifiants qui constituent certains noyaux de la structure inconsciente du sujet récepteur, ils risqueraient de provoquer des effets de déstabilisation subjective. Effets dont il n'est possible de transiger sur l'angoisse qu'ils provoqueraient, qu'en renvoyant ces signifiants à un autre sujet, que ce soit l'émetteur de ces signifiants perturbateurs ou un analyste (dans le cas de Stanley, les deux à la fois). On peut aussi, ce qui ici ne nous interesse pas, nier le phénomène, comme ne manqueront pas de le faire les mois forts (les cons). Mais on peut enfin, et c'est sans doute la voie la plus rare - la voie royale de la pensée - se laisser saisir par ces signifiants étrangers, par la pensée de l'Autre, et les élaborer, les travailler dans cet espace très particulier où la pensée saisit le penseur - espace, par exemple où Freud se laisse saisir par les phénomènes de transfert de pensées si étrangers à sa raison et à sa culture; espace où chaque jour à 10h. plongeait Heidegger saisi par la pensée et que nul ne devait venir troubler; espace qui n'est pas sans rapport avec celui où s'élabore le dit poétique (cf. ce qu'en dit Francis Ponge); espace où ni le moi, ni la raison, ni le conscient n'ont leur place; espace où ça pense, pourrait-on dire; espace où le travail qui y aura été accompli, le travail de la pensée, n'apparaîtra qu'après-coup à celui qui en aura été le théatre (l'auteur) et à sa plus grande surprise.

Cet espace permettrait de repenser de fond en comble la notion si profondément galvaudée de projection. C'est très précisément le travail auquel se livre Jean Imbeault dans la foulée de son livre L'Evènnement et l'inconscient.

D'une possible théorie quantique du signifiant.

Nous venons de voir qu'à la différence des cas de transmission de pensée pris très au sérieux et analysés comme tels par Freud ("il y a du transfert de pensée"), où la transmission d'information entre deux sujet s'opère in praesentia, même et surtout si les protagonistes ne sont pas conscients de ce aui se transmet, et à la différence du cas évoqué par Michèle Monrtrelay dans son article novateur sur la télépathie - et même si l'information transmise concerne un tiers absent significatif pour l'analysant (la mère dans le cas rapporté par Freud) ou mort depuis longtemps (l'oncle dans le cas rapporté par Michèle Montrelay), les signifiants transmis ne le sont que dans l'espace localisé de l'analyse, ou de la prédiction, où les protagonistes sont en contact. A la différence de ces cas, donc, la transmission de pensée entre Stanley et ses analysants a eu lieu dans un même moment, à la fin du jour G. mais alors que chacun des protagonistes se trouvait dans des lieux très différents, éloignés les uns des autres sans être reliés entre eux par un quelconque médium de communication.

Ce ne sont donc pas les théories classiques de la communication (si insuffisantes pour nous aider à comprendre quoi que ce soit à la fonction de la parole en analyse), ni celles de la lecture sémiotique qui, dans ces cas, peuvent nous servir à élucider tant soit peu ces phénomènes étonnants. Dans un sens, la superstition et le discours de l'occulte sont ici beaucoup plus proches de la psychanalyse que ne le serait la science, en ce sens que celles-là n'éssaient pas de réduire ce genre de phénomène au hasard ou à des sortes d'artefacts sans importance, mais au contraire se refusent à en nier l'existence et les prennent très au sérieux.

A quel scandale, pour la pensée rationnelle, les phénomènes rapportés par Stanley nous confrontent-ils? Très exactement à ceci : qu'un même élément d'information qui concerne un sujet A (Stanley) puisse s'actualiser simultanément sous forme de formations de l'inconscient chez des sujets B1, B2, B3, etc. qui se trouvaient tous en des lieux différents et n'étaient reliés entre eux par aucun des modes de communication habituels. En d'autres termes nous sommes confrontés à un phénomène qui présuppose l'idée que la notion de cause à effet est relative (en fait, un cas particulier dans les lois du monde physique) et que le monde des phénomènes humains doit également pouvoir présupposer un principe de non-localisation et d'action-à-distance instantanée.

"Conte de fées!" tonneront les quelques psychiatres qui m'auront lu jusqu'ici. "Impossibilité logique!" hurleront les mois forts ou les sois à qui on ne la fait pas si facilement. "Mais c'est pourtant exactement le problème abordé par le paradoxe EPR" leur rétorqueront les physiciens surpris d'une telle convergence, surpris mais non hostiles. Il ne s'agit nullement d'une fantaisie car cette question est effectivement au centre des débats théoriques de la physique depuis que l'invention de la théorie des quantas s'est imposée à Planck et bien malgré qu'il en eût, l'année même où Freud publiait sa Traumdeutung.

Le paradoxe EPR - qui en fait n'est pas un paradoxe - fut exposé dans un article publié en 1934-1935 dans Physical Review, sous le titre `Can Quantum-mechanical Descriptions of Physical Reality be Considered Complete'. Il s'agit d'une conséquence théorique de la théorie des quantas. Les auteurs (Einstein, Podolsky et Bohr) proposent d'imaginer que deux particules, qu'on nommera 1 et 2 occupent deux positions données q1 et q2 sur deux trajectoires dont l'origine est commune. Ils supposent que les particules se déplacent et que leurs vitesses respectives sont p1 et p2. Bien que le principe d'incertitude de Heisenberg implique qu'il est impossible de mesurer simultanément p1 et q1 ou p2 et q2 sans un certain facteur d'incertitude, il permet toutefois qu'on mesure sans incertitude la somme des vitesses p = p1+p2, et la distance entre les deux particules q = q1-q2. Les deux particules interagissent en leur lieu d'origine (collision), par exemple à New York, puis elles se dirigent respectivement 1 vers Londres et 2 vers Los Angeles. Ces deux lieux sont si éloignés l'un de l'autre qu'on peut supposer que ce que l'on fait sur 1 à Londres n'aura aucun effet sur la particule 2 à Los Angeles, en raison du principe de causalité locale. Puisque nous savons que la vitesse totale est conservée - c'est la même avant l'interaction qu'après - si nous mesurons la vitesse p1 de la particule à Londres, en soustrayant cette quantité de la vitesse totale p qui est connue, nous pouvons en déduire excatement la vitesse p2 = p-p1 de la particule 2 à Los Angeles. De même si l'on mesure ensuite exactement la position q1 de la particule à Londres on peut déduire la position q2 de la particule 2 à Los Angeles en soustrayant la distance connue entre les particules - la distance entre Londres et Los Angeles - q2 = q1-q. Si l'on mesure la position q1 de la particule de Londres on modifie notre mesure préalable de sa vitesse p1 (d'où l'implacable nécéssité du principe de Heisenberg), mais - si nous croyons en la causalité locale - cela ne devrait pas modifier la vitesse p2 que nous avons calculée pour la particule 2 à Los Angeles. Ainsi nous avons réussi à déduire et la vitesse p2 et la position q2 de la particule 2 à Los Angeles sans incertitude. Or, en fonction du principe d'incertitude de Heisenberg, il est impossible de déterminer à la fois la position et la vitesse d'une particule sans qu'intervienne un certain coefficient d'incertitude. En supposant un principe de causalité locale, nous aurions accompli ce que la théorie des quanta pose, par principe, comme impossible.

Il est alors possible de supposer que la théorie quantique exige que nous reconnaissions qu'en mesurant la particule 1 à Londres, nous avons instantanément agi à distance sur la particule 2 à Los Angeles. Sur la base de ce raisonnement, le paradoxe EPR conclut qu'ou bien nous devons admettre que l'action à distance instantanée mise en évidence par la théorie quantique viole le principe de causalité locale ou bien que la théorie quantique est incomplète (nul n'a pu soutenir qu'elle serait fausse) et qu'il existerait un moyen de mesurer simultanément la position et le mouvement d'une particule, mais que ce complément théorique pour certains, une toute nouvelle théorie pour d'autres, resterait à inventer. C'est la position de Einstein et, dans la mesure ou bon nombre de physiciens se refusent à admettre la possibilité d'une forme quelconque de télépathie instantanée, ils préfèrent penser que la théorie quantique est incomplète. Mais d'autres, comme John Bell, Costa de Beauregard, Karl Bohm ou Bernard D'Espagnat préfèrent s'affronter à un monde physique (celui des composants ultimes de la matière) où, de deux choses l'une : ou bien le monde n'est pas objectif et son état n'est pas défini ni définissable, ou bien il relève - au niveau des composants ultimes - d'un espace non localisable où peuvent se manifester des phénomènes d'action à distance instantanée. C'est vers cette seconde hypothèse que les phénomènes rapportés par Stanley nous ont mené.

Nous posons que c'est un espace de ce type qui constitue l'espace analytique (ou l'espace propre à la transmission de pensée), espace où se déploie ce que Michèle Montrelay a nommé le champ flottant des signifiants. Signifiants qui seraient à proprement parler non pas les phonèmes, mais les éléments matériels ultimes constitutifs du langage, les traits distinctifs, qui ne se manifestent dans l'espace de la parole qu'en paquets, pour constituer des aggrègats phonématiques, eux-mêmes constituant des signes; signifiants ou traits distinctifs dont il nous semble possible de supposer qu'en tant qu'éléments ultimes du substratum matériel du langage, ils seraient soumis aux mêmes lois que les particules quantiques et qu'ils circuleraient dans le même type d'espace.

De quelques questions laissée en suspens.

Cette hypothèse une fois posée, il est évident que tout reste à faire dans un certain ordre de recherche et de réflexion théorique, de pensée, au sens où il s'agirait d'une pensée antinomique à la raison et à la logique discursive qui domine les formes diverses du raisonnement et la structure imaginaire (pleine de sens) du moi. En fait, ni la linguistique, ni même sans doute la sémiotique de Peirce ne peuvent ici nous servir de guide, tout comme en physique la théorie Newtonienne de la matière ne permet pas de penser ses constituants ultimes. Ce n'est d'ailleurs pas par un processus de complexification du raisonnement qu'on peut passer de ces anciennes théories - toujours valides dans un certain registre et un certain niveau de combinaison de la matière - aux théories quantiques de la matière et/ou du langage qui concernent leurs constituants ultimes, mais par un véritable saut. Le saut qui sépare le discours de la science de la pensée.

1) Il s'agira d'abord de préciser en quoi cette hypothèse - aussi étrange que cela puisse paraître - reste rigoureusement freudienne et pas seulement parceque Max Planck inventait la théorie des quantas en même temps que Freud - sans le savoir explicitement - inventait la théorie du signifiant en analysant ses rêves pendant les cinq années qui ont suivi la mort de son père. C'est une peu - encore que dans des termes différents des miens - ce sur quoi Jean Imbeault travaille. Dans une réflexion en cours sur la notion de vérité chez Freud, il remarque que dans Constructions en psychanalyse, texte écrit par Freud à un moment où la proximité de la mort le libérait non seulement de toute contrainte socio-culturelle, mais aussi de l'angoisse inhérente à la formulation de toute pensée authentiquement nouvelle, Freud peut en arriver à concevoir l'objet psychique en des termes quasiment quantiques. L'objet psychique, c'est-à-dire l'objet de l'entreprise analytique - celui que Lacan a finalement nommé l'objet a - y est non seulement conçu comme un objet vivace, non altéré par le temps, contrairement à l'objet pétrifié de l'archéologue, mais comme un objet - je reprends ici les termes de Jean Imbeault "lisant" Freud au plus proche de son texte - constitué par des particules de pensée, des éléments qui appartiennent à un noyau et qui s'en sont détachés comme si une collision avait eu lieu. Ce sont ces éléments - les traits distinctifs ou unités discrètes ultimes de la dimension physique du langage que Lacan a nommés signifiants - qui, rassemblés en paquets, constituent l'objet psychique, l'objet a. Ce sont eux dont je pose qu'ils obéissent aux lois quantiques, comme le font les particules dans le paradoxe EPR. Ce sont eux qui, de par leur mode de transmission dans le cas de la transmission de pensée ou - comme disait Freud - des transferts de pensée, supposent un espace non-localisable, hétégogène à l'espace newtonien où nous avons pris nos habitudes et où la ratio cartésienne s'est substituée à la pensée, et qui supposent au sein de cet autre espace, l'espace quantique, une action à distance instantanée.

2) Reste à démontrer en quoi une théorie quantique des signifiants est possible. Reste à la construire. Reste aussi à déterminer - mais je crois que ce fut ce à quoi Lacan a plus ou moins obscurément consacré les dernières années de sa vie intellectuelle - quelles lois et quelles structures topologiques non-euclidiennes régissent cet espace non-localisable. On commencerait certainement à trouver une amorce de réponse, en analysant la logique très particulière qui a présidé au développement de la pensée freudienne.Lorsqu'on considère l'ensemble de l'oeuvre de Freud et le développement des concepts essentiels on s'aperçoit bientôt que ses modes de pensée ne suivent nullement la courbe de la logique argumentative classique, mais qu'on semble plutôt avoir affaire à ce que Jean Imbeault nomme "une logique de la torsade" qui est - Lacan l'a bien montré - la forme élémentaire du noeud boroméen. Logique des noeuds, donc.

3) Il faudra également se demander en quoi et comment la libre association et l'attention flottante sont les paramètres qui permettent - dans certains cas - à l'analysant et à l'analyste d'établir cet espace "quantique", l'espace analytique ou " le champ flottant des signifiants" où la pensée inconsciente peut s'activer et saisir simultanément - contre toute raison - l'analysant et l'analyste tout en permettant à celui-ci de scander les signifiants déterminants dans la vie psychique de celui-là, tout en dénouant les impasses causées par leur refoulement.

4) Enfin, après avoir relu Heidegger, il conviendra de se demander en quoi sa réflexion sur la pensée, et cette déclaration si surprenante qui scande comme un refrain son grand ouvrage sur le `penser' : Qu'appele-t-on penser? (Was Heisst Denken?), que "ce qui donne le plus à penser dans notre temps qui donne à penser est que nous ne pensons pas encore" doivent être prises en compte par la psychanalyse. Que nous dit-il là, si ce n'est, peut-être, quelque chose qui recoupe ce que Freud nous a dit de la pensée inconsciente, à savoir que bien qu'elle soit là depuis les origines - comme Logos et/ou Muthos confondus sont là dès les origines présocratiques de la pensée grecque - elle est aussitôt recouverte par le bavardage imaginaire du moi, tout comme la pensée présocratique fut aussitôt recouverte et masquée par les conceptions platoniennes ou logiques (Aristote) de la raison, la contradiction la plus acharnée de la pensée.

Que "nous ne pensions pas encore" peut s'entendre comme le grand message freudien : nous ne savons pas que nous pensons car nous ignorons que nous sommes pensés par le ça et les signifiants refoulés qui le constituent, nous déterminent et nous précèdent.

Une telle pensée, si d'aventure elle nous saisit, est insoutenable et toute l'instance moïque constituée par la masse des identifications imaginaires se rebelle contre elle. Je dirais que lorsque cette pensée s'impose, elle implique soit qu'on se laisse emporter par elle (ce qui ne fut le cas que pour de rares individus comme Freud ou Planck ou Heidegger); soit que face au procès inconscient et au procès de l'inconscient, on transige avec elle. Qu'on transige veut dire que, comme pour les physiciens avec le paradoxe EPR, on ne la tienne pas pour une vérité acquise mais qu'on la mette, par hypothèse, au principe de l'appréhension de ce qui se passe dans l'espace analytique - espace, rappelons-le, sous-tendu par le transfert de pensée - quitte à la laisser ravager tous nos présupposés rationnels, idéologiques et moïques sans pourtant pouvoir y renoncer complètement pour autant. C'est cette conception renouvellée du transfert que je nomme Transaction.

La Transaction, ce serait donc, par exemple, l'action à ditance instantanée dans un espace non localisable des signifiants de mort de Stanley sur la pensée inconsciente de 7 de ses dix analysants. C'est aussi le fait bien connu des historiens des idées, qu'en des lieux différents et en toute ignorance l'un de l'autre, mais au même moment de l'Histoire, Max Planck et Sigmund Freud furent tous les deux saisis par la même pensée concernant les constituants ultimes de la matière et/ou de la pensée inconsciente; mais c'est aussi le fait que cette pensée, une fois reconnue dans sa radicale nouveauté et son insoutenable étrangeté, il aura fallu tout autant pour Stanley et ses analysants que pour Planck et Freud, transiger avec les données et les impératifs rationnels de leurs bagages culturels respectifs, de l'idéologie (la doxa) voire de leur Imaginaire.

5) Une note encore. Comme le remarque Freud dans les trois cas de transmission de pensée qu'il a analysés, il faut, pour que la transaction advienne, que les signifiants qui s'y manifestent possèdent une densité particulièrement grande, qu'il s'agisse probablement de signifiants fondamentaux et fondateurs. En l'occurence, à chaque fois que les transferts de pensée se sont opérés, il semble que les paquets de signifiants ainsi transmis résultaient d'une collision (comme celle qui disjoint les particules 1 et 2 dans le paradoxe EPR), d'un trauma psychique, qui avaient disjoint et détaché les signifiants des pulsions érotiques (par exemple signifiants du désir d'enfanter dans le cas rapporté par Freud mais aussi dans celui de Stanley) des signifiants de la pulsion de mort (signifiants du désir de tuer ou d'être tué.)

Il s'agit bien là, on s'en rend maintenant peut-être mieux compte, d'un "programme immense"...

François Peraldi

New York, 1983/Montréal, 1991.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTES

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