R  O  C  K



Vers les bruits du monde
par Olivier Assayas











Parce que le rock raconte des histoires et qu’il privilégie un rapport primordial à l’expérience, cette musique qui s’approche du documentaire touche de près, et depuis l’adolescence, Olivier Assayas, réalisateur notamment de Désordre et de L’Eau froide.







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Ce que j'ai toujours aimé dans le rock, ce sont les histoires qu'il raconte : les chansons et ce qu'elles portent de poésie contemporaine, parfois documentaire. C'est pour ça que l'essentiel de mon goût m'a poussé constamment et durablement vers des musiciens comme Chuck Berry, Hank Williams, Robert Johnson, Woody Guthrie, Bob Dylan ou Lou Reed.
Je suis sensible aux mots et beaucoup aux voix. Une voix qui sonne juste me touche : dans le rock comme au cinéma, je sais quand on joue faux, quand les sentiments sont exprimés de façon artificielle, fabriquée, prévisible. Si c'est juste, si le sentiment est vrai, pour moi l'émotion naît aussitôt, une émotion pour des choses simples, très primaires le plus souvent, avec ce que ça implique de goût pour les mélodies faciles, celles qui viennent le plus directement du chant populaire ou même du folklore.



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Comment ces thèmes ont-ils chez moi rencontré le cinéma ? Je crois que je dois là aussi remonter à mon adolescence. Ecouter du rock au tout début des années soixante-dix - avec ce que ça voulait dire aussi d'intérêt (mal vu) pour le monde anglo-saxon - pouvait être une façon d'échapper au dogmatisme gauchiste alors omniprésent et en particulier dans sa dimension cryptostalinienne. Il est un peu fastidieux de le rabâcher, mais le militantisme s'était par larges pans muré dans une théorie sans rapport avec le réel, un langage dépourvu de sens palpable et des objectifs grisâtres et imprécis.
La musique en tant que lien représentait beaucoup. Plus que le cinéma, qui m'importait, bien sûr, aussi par la conviction très ferme que j'avais de devenir un jour cinéaste. Mais le rock racontait sur ma relation au monde des choses qui m'aidaient à vivre.



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Lorsque, à la fin des années soixante-dix - j'avais vingt et un ans en 1976 -, j'ai commencé à me poser sérieusement la question de faire des films, les choses avaient considérablement changé. On était en pleine période punk, c'était fait pour me plaire.
Le rock était devenu de plus en plus maniéré, de plus en plus assoupissant, envahi par un formalisme vacant. Anarchy in the UK, White Riot et quelques autres morceaux firent l'effet de cocktails Molotov balancés dans la vitrine. Le réveil était violent, et toute une génération surgissait armée de l'idée que le savoir-faire n'était rien, mais que le vouloir, la foi et le désir étaient tout. Et puis, que le rock ne valait que par son noyau dur d'énergie, de bruit et de révolte.
D'une certaine façon, et sur un champ de bataille très différent, il y avait là quelque chose de Mai 68 : la rencontre entre une rébellion inarticulée et la théorie situationniste qui avait mis le feu aux poudres. Malcom McLaren, l'inventeur et le théoricien des Sex Pistols, Jamie Reid, leur graphiste attitré et le légitime créateur de l'esthétique punk, Bernard Rhodes, le manager des Clash, et bien sûr Tony Wilson, qui fonda le label Factory à Manchester pour publier Joy Division, étaient tous imprégnés de la lecture de Debord et des fascicules de l'IS. Il y avait là un fonds dadaïste dans lequel je me retrouvais instinctivement.
J'étais beaucoup à Londres pendant cette période. Lorsque je suis revenu à Paris, en 1978, j'ai commencé à écrire des courts métrages. En particulier Scopitone avec Laurent Perrin, et puis mes premières ébauches personnelles. J'ai eu alors une sorte de révélation, tout pouvait se réunir. Les choses que je ressentais à travers la musique pouvaient être reproduites dans un film. Elles pouvaient être l'origine d'une histoire ou de la naissance de personnages. Dans mon esprit, cette notion était encore floue, mais j'ai toujours eu le sentiment que la musique m'a aidé à parler le plus simplement et le plus directement possible d'événements qui me touchent. Cela a également été le cas lorsque je me suis réellement préoccupé d'écrire mon premier long métrage.



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Cela dit, il y avait eu des films pour articuler cinéma et musique, particulièrement dans le cinéma américain des années soixante-dix. Un film comme Easy rider reste très étonnant. En le revoyant il y a quelques années, j'ai été frappé par la force qu'il dégageait. Je pense aussi à Two-lane blacktop (Macadam à deux voies) de Monte Hellman, pour citer les meilleurs. La surprise qu'on a en les revoyant tient aussi à l'emploi de la musique. Elle n'a jamais ce côté martellement, envahissement, qui peut caractériser l'emploi du rock dans le cinéma actuel. Elle a une présence en tant que sens, pas en tant que volume sonore. C'est très marqué dans Two-lane blacktop. Quand les personnages allument la radio dans la voiture, la musique, via la stéréo, n'envahit pas tout l'espace. Elle reste à sa place : le son d'une radio dans une voiture.
One + One a été pour moi un film important. Et sans doute plus encore que ce que j'en pensais à l'époque. Si je le compare aux autres films « rock » d'alors et dans lesquels il me semblait retrouver des thèmes contemporains, One + One avait des raisons bien plus consistantes de m'intéresser et de résonner en moi. La musique était présente à l'état brut, plutôt ce qu'il y avait de mieux - les Rolling Stones enregistraient Beggar's banquet, ce qui n'est pas peu dire -, il y avait aussi le gauchisme et l'Angleterre ; les passerelles étaient possibles, tout cela pouvait s'articuler. Les thèmes qui m'importaient se croisaient, se répondaient, s'entrechoquaient dans le film avec la violence godardienne caractéristique, c'est-à-dire sans recours à la narration, hors articulation.
Dans un autre registre, le cinéaste qui pour moi touchait alors à l'essentiel était Garrel. Il se situait sur le versant de l'évasion du monde, et si sa poésie hermétique d'alors donnait le sentiment de s'être tout à fait détachée du réel, ses films risquent de demeurer comme les meilleurs documentaires sur l'espace mental d'une génération, sur son univers vécu en tant que rêvé.
Durant ces années, autant le rapport aux idéologies d'une part et à l'imaginaire de l'autre allaient de soi, autant le rapport au réel était problématique. Car le réel avait le grave tort d'être contradictoire et de ne coller que très peu aux grilles idéologiques qu'on s'efforçait de lui appliquer. Donc, on le fuyait.



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Lorsque j'ai commencé à écrire aux Cahiers en 1980, le premier texte un peu conséquent que j'ai publié traitait des effets spéciaux. Dans le volet consacré au son, j'abordais l'importance qu'avait pu avoir l'emploi du synthétiseur, depuis en particulier Les Oiseaux d'Hitchcock, qui avait aussi été un film très novateur dans ce domaine ; et combien le développement de la science- fiction en tant que genre ouvrait les portes à de vastes innovations dans le traitement de la bande sonore.
Un concours de circonstances avait fait que je m'étais retrouvé pendant quelques mois, dans le courant de l'année 1978, stagiaire sur le montage de Superman, excellent poste d'observation pour en suivre les étapes de postproduction. C'est pour ça que Serge Daney m'avait proposé d'écrire sur la science-fiction. Ma réaction avait été que l'enjeu n'était pas le genre et sa thémathique, qui ne m'ont jamais intéressé, mais plutôt la révolution formelle radicale qu'il suscitait dans sa manipulation de l'image cinémathographique : je pensais et je continue à penser, qu'on était dans ce domaine à un tournant historique.
Bien sûr cela touchait à la fois le son et l'image, mais l'évolution allait plus vite sur le plan de l'image car elle ne remettait pas d'emblée en cause le support, la pellicule - même si on a exploré différentes voies visant à la transformer : renouveau de la Vistavision (défilement horizontal) et diverses variantes de 70 millimètres améliorés qui au bout du compte ne menèrent qu'à la Géode. Le champ d'évolution du son, en revanche, était encore limité par le procédé de reproduction traditionnel, le son optique, et sa remise en question impliquait de transformer l'équipement de la totalité des salles de cinéma... Je n'ai jamais été un spécialiste des techniques du son, et j'ignorais les multiples recherches qui allaient très vite, vers le milieu des années quatre-vingt, entièrement boulverser la question de la reproduction sonore dans les cinémas - généralisation et sophistication toujours plus poussée du système Dolby stéréo, numérisation ect. Mais de par ma connaissance du rock et par la simple observation de la vitesse avec laquelle la musique absorbait, intégrait, d'immenses innovations technologiques, je compris très bien l'importance et la richesse des implications des découvertes dans ce domaine, et l'impact que cela pourrait très vite avoir sur la bande sonore des films.
J'avais écrit à cette période un article - assez mauvais, je crois - sur les variétés à la télévision (pour un «spécial TV») où j'avançais que l'évolution vers le clip était inéluctable en raison même de la complexification des techniques d'enregistrement. On ne pouvait plus représenter, et on le pourrait de moins en moins, des musiciens en train de jouer de façon crédible des morceaux qui impliquaient un travail sur des dizaines de pistes superposées. Et de ce point de vue, ce n'est pas un hasard si l'ancêtre du clip est celui des Beatles pour Strawberry Fields Forever. Dès lors que le rock basculait totalement dans l'électroacoustique, il était contraint de trouver un nouveau mode de représentation.
A noter que je le déplorais, car tout d'abord cela faisait perdre à la musique - sur un certain plan - son rapport avec le réel au profit d'un basculement dans l'imaginaire. La musique s'appropriait un domaine d'images aliénées ou, d'une certaine façon, détournées, puisqu'elles étaient généralement prélevées dans des états passés du cinéma : mais on peut aussi le dire autrement, le domaine des images aliénées s'appropriait la musique.
De ce pont de vue-là, mon goût n'avait pas changé : je demeurais réticent à l'impérialisme de la fantaisie et de l'imaginaire, qui ne progressent à mon sens qu'au détriment du vrai, d'un rapport primordial et essentiel au vécu et à l'expérience, au détriment de la reproduction du monde tel qu'il est . Et conduisent à l'alliance objective avec tous ceux qui ont intérêt à le montrer tel qu'il n'est pas. J'en restais donc au punk, qui, avec une instrumentation sommaire, un amateurisme affiché, se préoccupait d'exprimer de façon brutale et directe des sentiments véridiques et quelques idées subversives.
Le punk était documentaire : il n'était pas clippé. (...)





Les cahiers du cinéma, hors-série musiques au cinéma 1995, page 64 à 65








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