Un agité du bocal
furieux de n'avoir que lui-même
pour interlocuteur





Le dernier roman de Thomas Bernhard s'appelle Extinction. De lui, je ne connaissais que quelques titres récents, comme Des arbres à abattre. Et déjà, j'avais senti à quel point il s'agissait d'autre chose que d'art et de littérature. Il arrive parfois que des livres provoquent en nous ce frisson qui ne trompe pas : soudain, quelque chose de vrai, que personne n'avait jamais dit ni formulé, mais qui, comme on dit, crève les yeux, se trouve incarné par un homme entre mille.

L'œuvre de Thomas Bernhard porte une révélation : le monde où nous vivons, les paroles que nous y prononçons, les êtres que nous y incarnons sont faux, insupportablement faux. Nos villes, nos maisons, nos métiers, nos loisirs : tout participe d'une parodie d'existence qui a pris la place de la vraie. Les sociétés développées se sont transformées en un théatre de carton-pâte où, comme l'écrit Guy Debord, il est devenu plus aisé de rencontrer un « créateur » qu'un homme. La fausseté a envahi nos vies à tel point que l'expérience même de cette fausseté est sans langage. Chacun de nous a beau en souffrir isolément, cette douleur est impossible à transmettre, même à nos proches. Nous sommes condamnés à soliloquer, seuls avec nous-mêmes, à ressasser sans fin, en pure perte, notre souci de justesse et de vérité, jusqu'à en étouffer. C'est ce que fait le personnage central des romans de Thomas Bernhard, un narrateur qui s'installe sur le devant de la scène, un homme à l'image de beaucoup d'entre nous : un agité du bocal, furieux de n'avoir que lui-même pour interlocuteur, expédiant l'humanité à tous les diables pour se venger de ne plus rien avoir à dire à son prochain, ivre d'avoir raison tout seul.

Thomas Bernhard nous aide à comprendre ce que les hommes sont devenus dans le monde développé : un alignement de bocaux dans une usine propre et silencieuse, où chacun, prenant son nombril pour le centre de l'univers, s'offre à lui seul un spectacle dont il est à la fois la vedette et le public, indifférent au spectacle identique que se donne le voisin et souffrant, pourtant, que son agitation et ses gesticulations n'intéressent que lui. Jamais le monde n'a autant ressemblé à un asile de fous. Chaque aliéné est persuadé d'être le seul sain d'esprit, chaque autiste regarde avec commisération, l'autiste voisin. Chacun proclame qu'il faudrait faire quelque chose pour que « les gens se parlent entre eux », oubliant qu'ils sont des millions, à côté, à faire les mêmes bulles dans l'indifférence générale.

Thomas Bernhard se parle à lui-même sans honte, en pleine conscience, et jusqu'à la démence. Il s'agite dans son bocal jusqu'à en faire exploser la paroi, poussant à son comble la logique de son isolement. Il monte sur son tonneau, conchie le monde extérieur et dénonce sa condition misérable par la seule arme à sa disposition, la seule qui puisse encore lui permettre de se faire entendre : l'exagération. « Depuis toujours, mon fanatisme de l'exagération m'a soulagé. Parfois, c'est la seule possibilité, à savoir que j'ai transformé ce fanatisme de l'exagération en art de l'exagération, de me sortir de mon état d'esprit misérable, de la lassitude de mon esprit (...) Le peintre qui n'exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n'exagère pas est un mauvais musicien, tout comme l'écrivain qui n'exagère pas est un mauvais écrivain. En même temps, il peut arriver que le véritable art de l'exagération consiste à tout minimiser, alors on devrait dire : il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l'exagération
¹ ».

Les dix pages qui terminent Extinction comptent parmi les plus frappantes que j'aie jamais lues. Faisant exploser un thème qui court depuis le début du livre, celui de la photographie (le narrateur, qui vient d'apprendre la mort dans un accident de ses parents et de son frère, ne cesse de fixer des photographies les représentant), Bernhard écrit ceci : « Avec l'invention de la photographie, donc avec le déclenchement de ce processus d'abêtissement il y a bien plus d'un siècle, les capacités mentales de la population mondiale n'ont cessé de décliner. Les images photographiques ont mis en branle ce processus d'abêtissement universel et celui-ci a atteint cette rapidité en vérité mortelle pour l'humanité au moment où ces images photographiques sont devenues mobiles. Stupidement, l'humanité ne contemple plus aujourd'hui et depuis des décennies rien d'autre que ces mortelles images photographiques et en est comme paralysée. » Voici peut-être la clé de notre condition : nos vies sont absurdes parce qu'elles sont, c'est vrai, comme paralysées par la contemplation de leur reflet. Tout est inversé : on attend de la vie qu'elle se hisse à la hauteur du reflet, et non plus l'inverse. On en est venu à cette aberration : la vie est piétinée, méprisée, parce qu'elle ne ressemble pas à une image. Madame Bovary, aujourd'hui, ne rêve plus d'être enlevée par un beau cavalier. Elle se transforme en la photo d'un magazine et se consume de désir pour elle-même, transformée en un idéal qu'elle n'atteindra jamais.

Jamais je n'a été à ce point un autre. Chacun fait un effort immense pour se parler honnêtement tant il est devenu insupportable d'entendre résonner dans sa propre bouche la voix de l'aliéné qui parle du dernier clip de Machin, du dernier album de Truc et du film passé la veille sur Canal Plus.

On s'étonne que, dans notre pays, où la population lit si peu, de plus en plus de romans soient publiés. C'est que le désir d'écrire des romans correspond à un besoin presque médical, psychiatrique, indépendant de tout rapport avec le public : celui de se parler, de se raconter qui l'on est, tout simplement, puisque la personne qui parle avec votre voix, vit avec votre corps, est devenue, plus encore qu'un étranger, un ennemi, dont le comportement est incompréhensible.



[ 1] « Extinction » Thomas Bernhard, Gallimard 1990.

Michka Assayas



Contre-feu, éditions balland (1991) page 137 à 142.





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