Introduction

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    « Mon respectueux, mon profond silence parle pour moi ».[1][G1]  Ces quelques mots pourraient sans peine s’appliquer à Louise de Lorraine[2]. En effet sa position tacite ne résulte pas seulement de la perte d’une bonne partie de ses archives, mais aussi d’une volonté personnelle, imprimée de son vivant, et qui rendit perplexe nombre de contemporains. Puis vint l’oubli. Ou plutôt le désir d’en finir avec tout ce qui pouvait rappeler les saturnales guerres de religion. D’où cet aspect immatériel, et surtout intemporel, inhérent à celle qui fut pourtant reine de France de 1575 à 1589, puis reine douairière jusqu’à son décès le 29 janvier 1601.

    Pourtant Louise de Lorraine n’eut guère plusieurs histoires après la sienne : Dame éplorée qui hanterait Chenonceau, elle est devenue le parangon de la sainte veuve. Dès lors tous ceux qui ont discouru de sa personne se sont quasiment bornés à quelques variations autour d’un même thème, selon leur disposition à l’égard des Valois et de l’Eglise. Par conséquent le personnage acquit une dimension virtuelle dont la tradition était conservée encore au 18e siècle, surtout dans les milieux ecclésiastiques, et qui doit sa ‘fortune’ à un certain Antoine Malet, confesseur de la duchesse de Mercoeur. Son Oeconomie spirituelle[3] devint rapidement source historique pour les compilateurs de vies célèbres, comme le P. Hilarion de Coste dans Les éloges et les vies des reines…[4]

    Toutefois le souvenir de cette pieuse image tridentine, qui subsiste encore nettement dans le Dictionnaire de Moreri[5] ne semble plus guère trouver audience sous les Lumières, sans doute en raison de la déchristianisation croissante. Enfin vint la calomnie avec l’accusation de bigoterie, pour ne pas dire d’obscurantisme. En effet, un certain Dreux du Radier, féru de Brantôme et d’anecdotes douteuses, se fit auteur à succès avec ses Mémoires historiques…[6], plusieurs fois réédités entre 1776 et 1808. Si l’objet de son ouvrage ( établir un tableau des reines de France depuis la mérovingienne Clotilde ) est louable, en revanche le résultat se révèle particulièrement négatif pour l’épouse de Henri III. Ainsi, d’un ton oscillant entre l’ennui et la condamnation, arguant de documents parfois inventés, notre auteur la relègue à l’oubli du fait de sa médiocrité, de sa bêtise et, donc, de sa bigoterie. Face à l’immixtion d’une telle légende noire, l’oubli semblait donc la seule rémission possible.

    Mais le paroxysme de l’incompréhension ne vint qu’un matin de 1804, où la reine ne parut réapparaître que pour susciter la curiosité puis le dépit devant tant d’étrangeté. En effet, enfoui en la crypte de la chapelle de l’église des Capucines (rue St Honoré), son cercueil avait sombré dans l’anonymat et l’endroit devint fortuitement une « fosse d’aisances »[7], au cours d’aménagements architecturaux entrepris à la Révolution. Quelle ne fut donc pas la surprise des ouvriers qui mirent à jour une caisse « enfouie dans la vase »[8], entourée d’un enduit assez odorant, mais heureusement protégé par une immense enveloppe de plomb et par une plaque de vermeil sur laquelle était inscrit :

 

ICI REPOSE LE CORPS DE TRES HAUTE

TRES PUISSANTE ET TRES EXCELLENTE PRINCESSE

LOUISE DE LORRAINE EPOUSE DE TRES HAUT

TRES PUISSANT ET TRES EXCELLENT PRINCE HENRI III

PAR LA GRACE DE DIEU ROI DE FRANCE

 

    Et le tout Paris s’empressa de défiler, le nez protégé,  devant l’heureuse découverte qui avait de quoi déconcerter. Toutefois, après une agitation aussi grande que brève, la reine retomba dans les profondeurs… du Père Lachaise ; et ce ne fut que par hasard que Louis XVIII apprit l’existence de son tombeau : ainsi dut-il faire procéder à une nouvelle translation du corps royal le 6 janvier 1817 à St Denis.

    Cependant ces vicissitudes parisiennes ne provoquèrent pas l’engouement des érudits. Du moins évitèrent-ils la reine plusieurs décennies ; car, au regard d’une histoire positiviste en quête de faits, comment expliquer la ‘présence effacée’ d’une femme autour d’un roi considéré dans le meilleur des cas comme frivole, et d’une reine mère, italienne perfide ? En effet, si des érudits de la seconde moitié du 19ème siècle ont permis d’éclairer le personnage en lui donnant des fondements épistolaires et matériels, cela relevait souvent de la contingence de leurs recherches. Ainsi le prince Augustin Gallitzin, auteur de l’article « Louise de Lorraine » de la Nouvelle Biographie Universelle[9], mais également amateur d’art et du château de Chenonceau. De même, le lorrain Edouard Meaume qui lui a consacré une intéressante biographie[10]. Mais une analyse comparative de l’ensemble de ses ouvrages manifesterait sa vocation régionaliste. Malgré ces divergences dans leurs perspectives, ces deux auteurs ont, chacun à sa manière, donné de bonnes pistes d’études, que le comte Charles de Baillon mit à profit peu de temps après. En effet, son Histoire de la reine Louise de Lorraine[11], se construit comme la narration par tableaux d’une reine, d’une femme et d’une épouse, seul personnage positif d’une époque qui serait rongée par le malheur. Il est intéressant et piquant de constater que cette vision rappelle celle véhiculée au 17e siècle.

    Par conséquent, et malgré cet écueil, l’ignorance feinte ou réelle de cette reine s’est érigée en norme. Ainsi, en 1990 encore, pour Guy Chaussinand Nogaret :

 

    « Le mariage d’Henri III avec Louise de Vaudémont semble bien avoir été conclu par la prévoyance intéressée de Catherine de Médicis, soucieuse de conserver son influence sur son fils qu’une princesse indépendante et forte aurait pu lui ravir ».[12]

 

 Or la question du mariage avait déjà été en partie repensée, notamment depuis le Henri III, roi shakespearien de Pierre Chevallier[13] : les préjugés sont donc tenaces. Et dans la perspective de notre étude, les travaux de Mme Jacqueline Boucher[14]sont un point de départ, notamment pour les sources aussi diverses que dispersées qu’elle a pu rassembler.

 

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    Notre étude ne prétend point toutefois remplacer ces ouvrages, ni même se donner une vocation strictement biographique. Car, Louise de Lorraine (1553-1601), reine de France par son mariage avec Henri III, belle-fille de Catherine de Médicis, proche parente des Guise et des Nemours, dont la vie matérielle ne nous est guère connue (du fait de la perte de ses comptes notamment), manifeste à travers sa position et son réseau de relations un état d’esprit révélateur des tensions de l’époque. Ainsi, pour la ‘saisir’ dans une dynamique personnelle, alors qu’elle oscille entre un héritage humaniste, un vécu baroque et les aperçus du siècle à venir, il convient de voir en quoi « l’influence informelle »[15] de cette femme est le résultat d’un imaginaire assurément moins étrange qu’il n’y paraît de prime abord. Pour autant, le personnage n’est pas commun : du moins pourrait-il occuper une place particulière dans une galerie de portraits féminins du 16ème siècle.

    C’est pourquoi notre propos vise à la recréation de l’univers de l’écrit ( par le biais épistolaire ou bien par celui des lectures ) autour de ce témoin privilégié de la fin des guerres de religion : image du possible des mentalités, cette reine ne se livre cependant que fort peu aisément… Ainsi, plus qu’un voile levée sur la pudeur féminine telle qu’elle se vivait alors, nous espérons entrevoir son ‘habitude’[16] et les éléments qui la génèrent, dans la mesure où cette habitude serait le théâtre des représentations fictives et réelles constitutives de son existence.

    Il est cependant une donnée difficilement perceptible mais qui est présente en presque tout point de cette étude : Henri III. Car la reconstitution de l’imaginaire et du réseau de relations de la reine ne va pas sans poser la question de l’influence dans le couple royal. En effet, un grand nombre d’éléments leur est commun : Faut-il y voir une entente particulière de deux personnes confrontées aux même soucis matériels et spirituels, aux même joies ? Ou alors l’un des deux a t-il influencé l’autre, et dans ce cas, conjecturer la prééminence absolue d’Henri III ne serait-il pas trop simple ?

 

***

 

    Cette étude se présente en quatre parties qui sont autant de moments contemplatifs et aussi de clichés pris sur le vif, selon l’état des sources dont nous avons pu disposer…

    Le premier chapitre présente la bibliothèque de Louise de Lorraine comme un tableau livresque où toutes les couches de peinture seraient les transcriptions graphiques – voire scripturaires – d’un esprit aussi bien dans son unicité que dans ses variations multiples, entre carnation mondaine et désincarnation personnelle. Un tel esprit, ou une telle oeuvre, pose le problème de sa réception ; et l’identification de quelques dédicaces vient donner à ce tableau un cadre élaboré en parallèle, miroir dont le reflet est à cerner.

    Le deuxième chapitre se propose, à la lumière de son esprit, de préciser la relation de Louise de Lorraine à l’écrit par la mise en exergue de la lettre, à la fois exercice de représentation au monde et écriture de soi. Cependant la lettre se pense comme une des formes les plus achevées de la sociabilité ; et au travers de l’époque d’Henri III, ce sont plusieurs toiles humaines qui se filent, et qui parfois se croisent.

    Le troisième chapitre intervient en tant que paradigme d’une matérialisation conjointe de l’esprit et de la lettre en la justice. L’expérience traumatique de la mort d’Henri III confère alors à la nouvelle reine douairière une dimension exceptionnelle dont elle use, et qui lui vaut la reconnaissance aussi bien d’un Henri IV que des derniers pontifes romains du 16e siècle, malgré les heurts politiques.

    Le quatrième et dernier chapitre donne à voir logiquement le théâtre, c’est à dire la mise en scène de soi selon Louise de Lorraine, dans les entrelacs de l’esprit, de la lettre et de la justice. Car cette reine atypique à bien des égards a contribué pour une bonne part aux mythes dont elle se trouve parée au lendemain de son décès, et ce par l’insertion personnelle dans une mythologie de la dépersonnalisation ; laquelle lui apporte pourtant à son paroxysme la couronne divine.

 

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    Mes remerciements s’adressent en premier lieu à Monsieur Denis Crouzet dont l’accueil, la bienveillance et les séminaires ont suscité chez moi un enthousiasme certain. Point n’est besoin de transition pour exprimer aussi ma gratitude envers Mlle Véronique Larcade pour ses encouragements stimulants. Je suis aussi redevable à bien des égards au personnel de l’I.R.C.O.M. et à Monsieur Nicolas Le Roux pour ses renseignements.

    Je remercie également mes parents et mes grand-parents qui ont devancé mes espérances en la matière informatique, ainsi que Philippe Tranié pour son assistance en icelle matière.

    Pour entériner ces propos liminaires, je me permets cette adresse dont j’avoue ne pas avoir la paternité, destinée au lecteur qui s’aventurerait en cet endroit : « Ce n’est qu’un très long et très mauvais moment à passer ! Courage et Détermination ! ».



[1] Alessandro Scarlatti (1660-1725), lettre du 13 octobre 1708 au grand duc de Toscane, in « Mon respectueux, mon profond silence parle pour moi ». Correspondance d’Alessandro Scarlatti et de Ferdinand de Médicis, trad. Patrick Hersant & Xavier Carrère, 1995, Toulouse.

[2] Sur la nomenclature à adopter, nous suivons les usages du 16e siècle : C’est pourquoi nous disons ‘Louise de Vaudémont’ avant son mariage ; et ‘Louise de Lorraine’ lorsqu’elle est reine régnante ou douairière.

[3] Antoine Malet, Oeconomie spirituelle et temporelle de la vie et maison, noblesse et religion des nobles et des grands du monde, dressee sur la vie, piete et sage oeconomie de Louyse de Lorraine Royne de France et de Pologne, Paris, 1619, 380 p.

[4] P. Hilarion de Coste, Les éloges et les vies des reines, princesses et dames illustres en piété, courage et doctrine qui ont fleuri de notre temps et du temps de nos pères, Paris, 1630, 2 vol.

[5] « Louise de Lorraine », in Grand Dictionnaire Historique de Moreri, Paris, 1759, tome 5.

[6] Jean François Dreux du Radier, Mémoires historiques sur les reines de France, 1776, vol.5, art. « Comparaison d’Elisabeth d’Autriche et de Louise de Lorraine » & « Louise de Lorraine ».

[7] Billard Max, Dr, Louise de Lorraine. L’Odyssée d’un cercueil royal, Paris, 1906, 14 p., p.1. Cet opuscule antiquaire révèle bien des préjugés sur la reine, reflets des méconnaissances de l’auteur.

[8] Ibid., p.2.            

[9] Nouvelle Biographie Universelle, tome 28, publ. Firmin Didot frères, Paris, 1866.

[10] Edouard Meaume, Etude historique sur Louise de Lorraine, Reine de France, Nancy, 1882.

[11] Charles de Baillon, Histoire de la reine Louise de Lorraine, Paris, 1884.

[12] Guy Chaussinand Nogaret, La vie quotidienne des femmes du roi, Paris, 1990, p.54-56. L’hostilité de la reine-mère à un tel mariage est patente avant le décès accidentel du cardinal de Lorraine le 24 décembre 1574. Le 11 février 1575, le nonce Salviati rappelait encore cette première opposition dans une lettre au cardinal de Côme.

[13] Pierre Chevallier, Henri III, roi shakespearien, Paris, 1985.

[14] Jacqueline Boucher, Deux épouses et reines à la fin du 16ème siècle : Louise de Lorraine et Marguerite de France, St Etienne, 1995. Mme Boucher se propose, dans cet ouvrage inspiré de sa thèse sur la cour du dernier Valois, de restituer les conditions d’existence de la sœur et de l’épouse de Henri III comme images de la femme à la fin de ce 16ème siècle. Cet ouvrage donne un grand nombre d’indications concrètes sur le vécu quotidien de ces deux grandes dames ; mais la perception comparatiste de l’auteur se fonde sur une rivalité axiomatique contestable entre les deux reines.

[15] Nathalie Z. Davis, « La femme ‘au Politique’ », dans Perrot M. (dir.), Histoire des femmes en Occident, t.3, 16e-18e siècles, Paris, 1991, p.175, et Ji-Heon Suh, L’influence d’une grande dame de la Renaissance : Anne d’Este à travers sa correspondance, mémoire de D.E.A. , Université de Paris IV Sorbonne, 1998-1999, p.9.

[16] Félix Ravaisson, De l’Habitude, rééd., Paris, 1997, p.112. Félix Ravaisson (1813-1900), philosophe atypique qui inspira Bergson dans l’analyse des rapports entre l’individu, la durée, la mémoire et le temps. Il définit l’habitude comme « la loi primordiale de l’être, la tendance à persévérer dans l’acte même qui constitue l’être ».


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