Le proc�s d'une chenille

Il y a de ceci bien longtemps. Plus de mille ans. On devait �tre en juin. En plein champ, � trois lieues de la plus proche maison, au pays des insectes et des fleurs. Un apr�s-midi.

Il faisait soleil tout le long du ruisseau, car un ruisseau passait par l�. Sur les deux rives, des criquets cach�s dans le tr�fle s'injuriaient � pleine t�te, comme des gamins qui se disent des noms.

Pas de travaillants autour avec leurs chevaux et leurs pelles. Personne. La terre inventait la moisson, toute seule, dans la paix, comme elle le fait toujours en juin. Sur l'eau ti�de du ruisseau, deux patineuses se promenaient d'avant et � reculons; leurs ailes faisaient comme des coiffes blanches au soleil. On aurait dit deux religieuses qui marchaient dans la cours du couvent. Il devait �tre quatre heures de l'apr�s-midi, l'heure des visites ou de la r�cr�ation.

Les deux patineuses au milieu du ruisseau, loin des oreilles tendues pour tout savoir, bavardaient chacune leur tour, penchant la t�te de c�t�, sans tourner le visage, comme font les soeurs.

La plus vieille disait � sa compagne :
"-Tu sais ce que j'ai appris en passant chez les bleuets tout � l'heure?
-Non, fit la plus jeune.
-Eh bien, c'est demain que le proc�s commence!
-Le proc�s de la chenille? Alors, on y va. Mais qui te l'a dit?
-Un hanneton. Je filais par ici tout � l'heure, reprit l'a�n�e, et un hanneton m'a cri� en passant : Demain matin, apr�s la ros�e, le proc�s commencera. Soyez-y! Rendez-vous au kiosque, cinqui�me piquet, o� se donnent habituellement les concerts d'�t�. Dites-le � votre famille, tout le canton y sera!"

En effet, le matin-m�me, on avait surpris sur le petites heures, une chenille verte, saoule de miel, dans la corolle d'un lys blanc.

Une araign�e, qui tissait juste au-dessous, l'avait aper�ue et avait donn� l'alerte. Aussit�t, deux abeilles polici�res, guid�es pas les petits fanaux des mouches � feu, �taient accourues pour arr�ter la voleuse de miel.

Pauvre voleuse ! On l'avait roul�e au cachot, dans une galerie souterraine, chez les fourmis, entre deux haies d'insectes qui hurlaient leur col�re au passage.

L'araign�e �tait si indign�e du scandale, para�t-il, qu'elle offrit gratuitement son fil pour lier la coupable. Elle la lia si bien que la chenille avait disparue sous les c�bles, recouverte comme une momie.

Un gros barbeau, le juge de la place, avait fix� le proc�s au lendemain, apr�s la ros�e, dans le kiosque d'un piquet. Plusieurs places �taient d�j� retenues. Tout le monde en parlait.

Tout � l'heure, les criquets ne s'injuriaient pas, ils discutaient la chose, comme des comm�res, chacune de leur fen�tre.

� bonne heure, le lendemain, tout un peuple d'insectes attendait sur le terrain : des criquets du voisinage avec des petits manteaux noirs, luisants comme de l'�caille; des faux bourdons en vestes jaunes; plusieurs araign�es assises sur leur ventre et qui roulaient nerveusement leur peloton de fil; plus en arri�re, des fourmis qui �levaient des petits murs de sable, o� elle grimperaient tout � l'heure pour mieux voir; et des cigales qui pla�aient tout ces gens en faisant beaucoup de bruit avec leur sifflet.

Enfin, le barbeau-juge entra, solennel. La salle se leva en silence. Suivi de plusieurs barbeaux plus jeunes, le juge s'installa sur une feuille d'�rable qu'on avait �tendue au milieu.

La Cour �tait ouverte. Les deux abeilles polici�res, sur un signal, amen�rent l'inculp�e sur leurs �paules et brutalement la culbut�rent sur le tapis. Elle roula inerte, sans se plaindre. Il y eut un frisson dans l'auditoire. On d�t sortir deux jeunes �ph�m�res qui avaient perdu connaissance.

Alors, l'avocat des fleurs, une gu�pe savante, d�bita avec chaleur l'acte d'accusation, toute la marche du drame : comment la chenille s'�tait faufil�e dans le lys, son entr�e avec effraction dans la chambre � miel, sa saoulade et sa soufrance, l'agonie, puis la mort du beau lys blanc.

Voil� qui �tait bien dit. L'avocat fut interrompu plusieurs fois par des applaudissements, des r�flexions et m�me des hu�es.

Le barbeau-juge demanda le silence parfait pendant que le jury r�fl�chissait. Il r�fl�chit, et par la bouche du plus vieux, une puce qui se grattait toujours, d�clara ceci : "Nous avons trouv� la chenille coupable!".




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