Le Canada est un beau pays

Pierre Foglia

La Presse, samedi 25 mai 2002

M. Don Boudria a donc succédé à M. Gagliano au ministère des Travaux publics après le scandale que l'on sait. M. Boudria a un fils, Daniel, ex-employé de M. Gagliano, présentement un des adjoints politiques de Mme Sheila Copps au ministère de la Propagande pudiquement appelé ministère du Patrimoine et qui, soit dit en passant, est une coquille presque vide.

Curieusement, le ministère qui supervise la propagande à Ottawa est le ministère des Travaux publics, parce que, m'a-t-on expliqué, les appels d'offres, qu'ils soient pour la santé, pour les transports ou pour la propagande, passent par les Travaux publics.

La propagande est affaire de messages. Ici, le message est le suivant : le Canada est un beau et grand pays. Pour en maximiser l'impact dans la population, le ministère des Travaux publics a lancé un appel d'offres auprès des spécialistes en relations publiques, and the winner is... le Groupe Everest, une agence de publicité et de relations publiques de Montréal. Devenu fournisseur attitré, le Groupe Everest a obtenu pour 55,7 millions de contrats au cours des cinq dernières années.

Jusqu'ici ça va, vous suivez ? Le terme « propagande » vous fatigue ? Je m'en doutais. J'y reviens plus loin.

Une somme de 55,7 millions donc. Cela crée des liens forcément. Des rencontres. Des dîners. On finalise des stratégies, on échange des idées, au début on est entre partisans, après quelques mois on est entre amis, on s'invite, vous passerez à la maison, venez faire un tour au chalet. Relations d'affaires, relations amicales, où est la frontière ? Daniel Boudria, le fils du ministre des Travaux publics, actuel adjoint politique de la ministre Copps, ex-collaborateur de M. Gagliano, connaît forcément très bien le président du Groupe Everest.

Me passerais-tu ton chalet pour le week-end ?

Et voilà les grands titres dans les journaux. Voilà les députés de l'opposition aux barricades. Voilà tout le pays qui se scandalise.

Pas moi. Enfin si. Mais pas pour ça.

Vous n'imaginez pas comme je me contrefiche de cette histoire de chalet. Je sais, je sais, ça a l'air tellement laid de loin, ce plein chalet de politiciens sur les terres d'un fournisseur ... Si j'étais Pierre Falardeau je referais le coup du Beaver Club, toute la rapace était là, des politiciens, pis des femmes de politiciens, pis des barons de la finance, charognes, profiteurs ... si j'étais Denys Arcand je referais Réjeanne Padovani, ce film admirable sur la collusion qui, hélas, n'a pas pris une seule ride. Mais je suis fatigué de m'indigner toujours pour la forme. Même pas la forme. Les formes. Au pluriel c'est encore plus bêtement une question d'étiquette. Je me fous de l'étiquette. Je me fous que M. Boudria et sa famille aillent passer le week-end dans le chalet du PDG du Groupe Everest, qu'ils aillent faire du ski ensemble à Banff, que leurs bonnes femmes s'échangent des recettes, que leurs enfants aillent dans les mêmes écoles privées. Rien à foutre.

Pourtant je suis fâché. De vous, bien sûr, comme d'habitude. Disons découragé, accablé de vous voir tout à l'envers pour ce foutu chalet, ce pot-de-vin de 800 $, et de ne pas dire un mot, de ne pas poser une seule question sur ces 55,7 millions de fonds publics dépensés à des fins de propagande. Gaspillés pour passer un seul et unique message : le Canada est un beau et grand pays. Les 55,7 millions donnés à des professionnels en bullshit pour qu'ils mettent en marché votre pays comme on met en marché des céréales, des toasters et des serviettes hygiéniques.

Ma grande foi du bon Dieu, je crois que vous avez oublié ce qu'est la propagande ...

L'efficacité de la propagande tient justement à ce qu'on ne s'en méfie pas, parce qu'on ne la reconnaît pas. On croit que c'est des mensonges comme la publicité, mais au lieu que ce soit pour vendre des produits, ce serait des mensonges pour vendre une idéologie. Justement pas. Oui, la propagande vend une idéologie, la grande différence avec la pub, c'est que la propagande ne ment pas. La bonne propagande, la propagande efficace qui fesse 100% dans la tête des gens, c'est toujours une vérité. Une bonne grosse vérité martelée sans arrêt qui entraîne l'adhésion immédiate de la vaste majorité des gens à qui elle est destinée, par exemple: Le Canada est un beau et grand pays.

Ben oui.

Tu peux pas dire que c'est un petit pays. Pis tu peux pas dire que c'est laid. Même à Saint-Sauveur, même à Saskatoon, y'a plein de gens qui aiment ça.

Mais alors pourquoi dépenser 55,7 millions pour marteler une vérité sur laquelle tout le monde s'entend ?

Ah ! Le but de la propagande est moins de faire passer un message -- qui fait l'unanimité -- que de lever une adhésion, que de recueillir un consentement massif et enthousiaste à quelque chose, peu importe que ce quelque chose soit totalement creux, ce qui importe c'est le consentement lui-même, l'énergie « positive » qui en émane et qui REJAILLIT SUR LES ÉMETTEURS de ce message creux. Qui sont ces émetteurs ?

Le pouvoir.

La propagande, c'est la pub du pouvoir.

Il est là le scandale. Il n'est pas dans les relations interpersonnelles des petits poissons qui frétillent dans le courant des opérations de l'État. Il n'est pas dans la reconnaissance du ventre d'un fournisseur de services à son ministre préféré. Il est dans les 55,7 millions de fonds publics utilisés par le pouvoir pour faire sa propre promotion.

Il est dans la fabrication d'un consentement si large, si enthousiaste -- un beau et grand pays -- qu'il fera passer pour des trou'd'cul ceux qui auront l'indécence de n'être pas tout à fait d'accord (les indépendantistes, les syndicats, les rouspéteurs de tout poil).

Il est, le scandale, dans les questions qui coulent de source, mais que vous n'entendez pas. Quand on vous dit que le Canada est un grand et beau pays, la questions muette, sous-jacente est celle-ci : approuvez-vous nos politiques en général ? Ouiiii. Nous félicitez-vous pour l'ensemble de notre oeuvre ? Ouiii. Nous trouvez-vous fins et gentils ? Ouiiii. Il est, le scandale, dans l'effronterie de gens qui ont voté des lois pour encadrer la tenue des référendums, mais qui, eux, engagent des spécialistes pour se faire plébisciter à longueur d'année en posant une question à laquelle la seule réponse possible est ouiiii.

Le Canada est un beau et grand pays. Ben ouiiii.

Bon, là-dessus je vous laisse, faut que j'aille en Roumanie.