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Les « émirats » de Bagdad

Des seigneurs de guerre, violents et puritains, taillent des fiefs islamistes dans la capitale et imposent une « talibanisation » rampante à des millions d'habitants terrorisés

Le Monde
Le Devoir, Édition du lundi 10 juillet 2006

Mots clés : Irak (pays), talibans, émirats

L’histoire est récente, peut-être apocryphe. Mais les occasions de sourire sont si rares dans la barbarie ambiante qu’elle a fait le tour de l’Irak. Ce sont trois jeunes barbus, armés jusqu’aux dents, qui patrouillent à Daoudi, dans l’ouest de Bagdad. Dans ces quartiers sunnites, chacun ici le sait, personne, ni la police ni l’armée et moins encore les Américains, qui ne circulent plus qu’en convoi blindé, de jour uniquement et sur les artères principales, n’assure plus la sécurité publique. Une descente en force de-ci de-là, quelques raids brefs, rapides, ciblés, et les hommes en uniforme repartent généralement comme ils sont venus. Parfois avec des prisonniers en soute, souvent avec des morts et des blessés. « À la nuit tombée, confirme un résidant, vous pouvez être gravement malade, votre appartement en feu ou attaqué par une bande de pillards, il est inutile d’appeler les pompiers ou les forces de l’ordre, personne ne viendra. Trop dangereux. »

Ce jour-là, nos trois Ben Laden au petit pied circulent donc entre les étals d’un marché de Daoudi. Keffiehs à damiers enroulés autour du crâne, doigt sur la détente de leur kalachnikov, talkie-walkie au poing, les mouqanaayins, ces « hommes masqués », déambulent fièrement, observant tout un chacun d’un œil soupçonneux. Sur leur passage, les badauds s’écartent silencieusement. Pour certains, ces hommes sont des moudjahidines auxquels ils manifestent de la sympathie, offrent un verre d’eau, un fruit, une friandise. La minorité sunnite de Bagdad a tellement peur des puissantes milices chiites, de la police et des commandos du ministère de l’Intérieur, qu’elles ont largement infiltrés, que c’est à eux, les hommes masqués, que, contrainte et forcée, elle a souvent confié sa sécurité. « Hier, raconte Mohammed A., un chauffeur, l’imam de notre mosquée à Mansour nous a dit qu’il fallait s’attendre à un raid de représailles chiites après l’attentat qui a tué 66 des leurs à Sadr City. Nous avons passé la nuit à les attendre avec nos armes aux fenêtres et sur les terrasses. Ils ne sont pas venus. Hamdoulillah », soupire-t-il. Grâce à Dieu...

Image impure

Soudain, les trois hommes de Daoudi s’arrêtent devant l’étal d’un marchand de primeurs. L’un d’eux donne un coup de crosse dans la pile de légumes, qui s’effondre. Interloqué, le vendeur proteste, poliment. « Mais... cheb [jeune homme], pourquoi tu fais ça ? » L’autre le fusille du regard : « Toi, hadji, tu te tais et tu fais attention à la façon dont tu présentes tes marchandises, d’accord ? » Le vieux mettra un moment à comprendre. Client mal intentionné ou collègue blagueur, quelqu’un, ce jour-là, a eu la mauvaise idée de disposer un long concombre vert entre deux tomates rouges sur la charrette du vieux. Ô image sacrilège ! Ô image impure ! Désormais, en Irak, pas plus chez les chiites que chez les sunnites, on ne plaisante avec les choses du sexe. Le marchand de quatre-saisons l’a échappé belle.

D’autres ont été sommairement abattus pour moins que ça. Des marchands de vidéos ou de musique occidentale sur l’ancien « marché aux voleurs » de la place al-Tahrir. Des commerçants de vêtements féminins qui n’avaient pas compris qu’il était désormais interdit par les zélotes d’Allah de disposer des sous-vêtements dans leurs vitrines. Ou d’écouler des jeans et des tee-shirts marqués de mots d’anglais. Des dizaines de coiffeurs et barbiers qui osaient encore couper les cheveux et raser les barbes « à l’occidentale ». Des homosexuels trop efféminés et repérables. Des prostituées pas assez discrètes. Des épiciers qui écoulaient leurs derniers pots de cornichons baignés dans le vinaigre, haram, autrement dit interdit, comme le sont tous les produits alcoolisés. C’est invérifiable mais, dans le nord-ouest du pays, sur la périlleuse route de la Syrie que des milliers de sunnites empruntent désormais chaque mois pour essayer de passer la frontière et fuir la sauvagerie ambiante, des voyageurs rapportent qu’un misérable Bédouin a été abattu sous leurs yeux parce qu’il avait refusé en riant de masquer d’un chiffon les parties génitales d’une chèvre pleine dont la vision « perturbait » un puritain masqué...

Maîtres du terrain

Dans les quartiers de Saïdyia, Jihad, al-Dora de l’arrondissement d’al-Rachid, dans ceux de Yarmouk, Amariya, Ghazaliya — arrondissement huppé d’al-Mansour —, la totalité d’Adhamiya et même, de façon intermittente, dans les districts plus « mixtes » et commerçants du centre-ville, Karadah et al-Karkh, ce sont les mouqanaayins qui sont maîtres du terrain. Les 50 000 hommes déployés en fanfare à la mi-juin par le gouvernement pour son fameux « plan de sécurité renforcée à Bagdad » n’y ont, pour l’instant, rien changé. La guerre est désormais dans la ville.

Aux portes même de la « zone verte », 5 km2 ultrafortifiés en plein centre-ville où un État fantôme, virtuellement assiégé derrière ses deux lignes de remparts anti-bombes et ses miradors, a regroupé, sous protection étrangère, l’essentiel de ses institutions — Parlement, ministères et ambassades amies dont celle, énorme, des États-Unis. Beaucoup, parmi les milliers de fonctionnaires qui travaillent là, ne s’aventurent plus qu’exceptionnellement dans la « zone rouge » — le reste de la ville, où résident les six ou sept millions de Bagdadis. S’ils sont importants, ils sortent en convoi blindé. Sinon, ils essaient de se montrer le plus discrets possible, de se fondre dans la masse : voiture banalisée, tenue vestimentaire « modeste », poches vides et, souvent, faux papiers dans le portefeuille.

Des espions partout

Les errhabis, les « terroristes », dont parle chaque jour la télévision publique — elle aussi retranchée derrière des remparts —, ont des espions partout, surveillent les cinq entrées et sorties connues de la « zone verte », assassinent ou kidnappent qui ils veulent, quand ils veulent, où ils veulent. Peu importe le nombre de pistoleros engagés à prix d’or pour une protection hors les murs : députés, ministres, hauts fonctionnaires, journalistes, hommes d’affaires et traducteurs sont enlevés ou tués pratiquement à volonté.

Une route spéciale, protégée, leur a été aménagée entre la zone fortifiée et l’aéroport international, à 15 km de là. Les plus importants personnages y sont acheminés par hélicoptère. Les autres foncent à tombeau ouvert dans des convois de cinq à dix véhicules, sirènes hurlantes et blindés de protection. Un diplomate européen le confie sans ambages : « Les services qui fonctionnent encore, notamment l’aéroport, le font avec le consentement tacite des rebelles. » Eux aussi doivent sortir prendre l’air parfois... Les mouqanaayins sunnites, à Bagdad et ailleurs, n’acceptent que rarement le combat « conventionnel ». Dans la capitale, ils n’ont jamais tiré sur l’un des multiples hélicoptères américains qui tournoient sans cesse au-dessus de la métropole et qui, dès la nuit tombée, ne volent qu’en lâchant des leurres multicolores dans leur sillage. Quand les forces gouvernementales lancent une offensive pour reprendre un quartier, les hommes masqués disparaissent dans les caves, les mosquées et les villas amies. Ils se redéploient sitôt après dans les rues.

« Leur quartier »

Souvent, en fin d’après-midi, quand le baromètre redescend un peu au-dessous des 40°, les habitants peuvent les voir s’entasser à quatre ou cinq à l’intérieur d’autant de véhicules, et patrouiller « leurs » quartiers à loisir, dresser des barrages, interpeller les passants, vérifier les identités. Et tuer froidement ceux qui n’appartiennent pas à la « bonne » confession.

« Dès avant le couvre-feu, qui commence chaque soir à 20 h 30 et dure jusqu’au matin — il est également interdit désormais de circuler autrement qu’à pied entre 11 heures et 15 heures tous les vendredis, jour de prière et jour de tuerie collective souvent —, les quartiers ouest de la métropole, explique Djanane, une habitante, se métamorphosent en autant de petites « Somalie », sans ordre, sans sécurité, sans loi, sauf la leur. » Chaque arrondissement, chaque quartier a désormais son « émir », à la fois seigneur de guerre, juge de paix, et cheikh religieux suprême.

Souvent, les habitants connaissent le nom de guerre du leur et en appellent à lui pour retrouver un parent disparu, régler un problème de voisinage ou transporter un malade à l’hôpital. À peu de chose près, mais de manière plus organisée et moins clandestine parce qu’après tout les leurs ont gagné les élections de décembre et le gouvernement d’« unité nationale » reste fortement dominé par leurs alliés, la même situation prévaut dans les arrondissements de l’est, c’est-à-dire chiites, comme Sadr City, Khadhimiya, 9-Nissan ou New Bagdad. Principal dénominateur commun entre ces deux mondes : une « talibanisation » rampante qui s’accélère.

Plus de mille morts en juin

Selon les chiffres fournis au bureau de l’AFP à Bagdad par les ministères de la Santé, de la Défense et de l’Intérieur, un peu plus d’un millier de personnes sont mortes de mort violente en juin, et 1770 autres ont été blessées. Autant qu’en mai. Et la statistique est probablement sous-évaluée puisque, dans les localités isolées du désert, où c’est la tribu qui s’occupe désormais de tout, ou dans certains quartiers très « chauds » de la capitale comme al-Dora, où les cadavres de la nuit — comme d’ailleurs les ordures qui s’accumulent en collines faute d’éboueurs — ne sont pas toujours ramassés, les corps peuvent être ensevelis par des familles ou des bons samaritains islamiques sans aucune déclaration légale.

Après tout, depuis les pillages massifs et la destruction de la quasi-totalité des archives publiques qui ont suivi l’invasion anglo-américaine, un faux certificat de décès, avec tampons et signature officielle, coûte moins de 10 $ au marché noir.

Même prix pour un document « prouvant » un emploi d’ancien fonctionnaire sous Saddam, précieux papier désormais, qui va permettre à son détenteur de réclamer une pension, une retraite ou une compensation pour perte d’emploi. Le certificat de propriété immobilière revient un peu plus cher qu’un vrai-faux passeport, lequel ne coûte qu’une trentaine de dollars. « Pour survivre, nous sommes devenus une nation de faussaires, de dissimulateurs et de menteurs », se lamente un sociologue connu de l’Université de Bagdad qui ne peut évidemment pas être identifié.

Aucun signe d’essoufflement

Enlèvements de masse, assassinats interconfessionnels, attentats à la bombe, à la voiture, au camion et même à la moto piégée, les deux conflits qui ensanglantent l’Irak — celui mené par la guérilla sunnite et djihadiste contre les « occupants infidèles » et la guerre civile qui s’intensifie après chaque attentat — ne donnent aucun signe d’essoufflement. Au contraire. Milices contre milices, chacun des deux camps, sunnite et chiite, n’en finit pas de venger ses morts en perpétrant des hécatombes, à 90 % civiles. Le cycle de vengeances, de représailles et de contre-représailles s’amplifie. Certains pensent qu’il ne s’arrêtera qu’avec l’établissement de villes, villages et quartiers « monocolores » ou « monoconfessionnels » dans toutes les grandes villes « mixtes », à commencer par Bagdad.

En quatre mois, a établi fin juin l’Office onusien des migrations, au moins 150 000 personnes ont été contraintes, par les diverses bandes armées et la terreur qu’elles inspirent, de quitter leur foyer pour se réfugier ailleurs. Dans ce contexte, les vraies-fausses cartes d’identité, portant des patronymes typiquement chiites ou sunnites, permettant de passer les différents check-points sans dommage, s’arrachent au marché noir. Un chauffeur-déménageur chiite racontait la semaine passée, à Taji, à 20 km au nord de Bagdad, comment il avait pu miraculeusement survivre grâce à une fausse carte portant un nom sunnite, alors que des « insurgés » alignaient une dizaine de ses camarades au bord d’un fossé et les abattaient l’un après l’autre.

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