VIES DE PIONNIERS

2ième édition

 

Préface : Claude Lalande

 

Avec « Vies de pionniers », Lucille Lalande, ma tante, laisse un document des plus intéressants pour la postérité de la grande famille Lalande et d’autres familles du début de Nominingue.  Autant de souvenirs et de témoignages réunis en un même volume, constituent un document inestimable de référence pour quiconque veut en connaître plus sur cette famille fondatrice de Nominingue, une des plus grandes, sur ses premiers habitants et sur la paroisse elle-même.

 

Rédigé dans un langage accessible, spontané, plus près de la parole que de l’écrit, son volume gagne en authenticité. Il est bien évident qu’il est le résultat d’un effort soutenu de remémoration cohérente et réfléchie et d’une honnête vérification auprès d’acteurs de l’époque encore vivants.

 

J’ai lu avec une attention bien particulière la première édition de « Vies de pionniers » (1982), avec déjà l’intention d’en poursuivre la rédaction . À la fin de son volume, ma tante Lucille s’inquiète. Elle se demande qui prendra la relève. Qui poursuivra son oeuvre et assurera la mémoire des premiers Lalande de Nominingue. Vingt ans après, je veux bien être de ceux-là. Son livre m’a touché. Mon désir de poursuivre le document de ma tante Lucille, m’a forcé à rechercher dans chaque phrase, dans chaque mot, l’état d’esprit et les intentions qui l’habitaient au moment où elle rédigeait « Vies de pionniers ». Je ne pense pas me tromper en disant qu’elle estimait que l’histoire de Nominingue n’aurait pas été si intense, sans le rôle joué par plusieurs familles pionnières de l’endroit, dont la sienne en particulier. Et qu’en conséquence elle se devait, pour le bénéfice des générations futures, d’écrire ses souvenirs avec la plus grande précision. Elle s’était donnée pour mission d’être la mémoire des pionniers. Pour elle, le Nominingue qu’elle a connu était particulièrement courageux. Héroïque même.

 

Certains faits entourant sa famille ne sont pas rapportés. Des oublis involontaires sans doute, mais parfois peut-être un peu voulus.  Ma tante Lucille ne pouvait se résigner à ternir la mémoire d’aucun de ses compatriotes, l’aurait-il cent fois mérité. Elle préférait taire un événement plutôt que de risquer de compromettre qui que ce soit.  Si parfois elle devait émettre des commentaires négatifs, elle le faisait avec d’infinies précautions.  Cela est très évident quand elle parle de l’«entêté » Sem Lacaille qui, parce qu’il est influent, riche et autoritaire,  inflige à sa famille de travailler d’arrache-pied pendant des années pour payer une dette totalement injuste.  Où encore quand elle trouve des mots pour excuser les erreurs professionnelles du docteur Georges Mailly, face à la maladie de son frère Charles-Auguste.

 

Quant aux oublis, de toute évidence involontaires, ils seront  corrigés dans la deuxième édition de Vies de pionniers. Un travail que je veux bien accomplir avec la participation de mes frères et sœur, de mes cousins Yvon et Lucie Lalande, fils et fille de mon oncle Fortunat, et des enfants et petits enfants des frères de mon grand-père Arthur Lalande : Alfred, Ernest, et Émile.

 

La vie de ma tante Lucille reposait sur trois fondements majeurs, trois ensembles de valeurs qu’elle estimait incontournables : la famille nucléaire traditionnelle, le mode de vie d’autrefois et la religion comme élément central de la vie en société .  À la fin du 20ième siècle, le sien, l’un après l’autre, ces valeurs fondamentales, si importantes pour elle, achèvent de s’effondrer.

 

Au moment où elle a écrit « Vies de pionniers », la terre familiale n’est plus exploitée, sinon marginalement. Les bâtiments sont là, vieillissant et ployant sous le poids des années. La grange, qui résiste mal aux intempéries,  risque de s’écrouler ; l’étable et le poulailler, humides et froids, sont vides et silencieux ; le hangar s’enfonce à l’une de ses extrémités et la colonie d’élevage des poussins, si chère à sa mère, n’est plus. Pendant ce temps, la forêt reconquiert les pacages, les champs retournent lentement à la friche et les mauvaises herbes envahissent le potager où jadis elle pouvait observer ses parents au travail et, en gambadant, les y rejoindre.  Bref, en 1982, la vie sur la ferme s’est arrêtée.

 

Sa carrière dans l’enseignement a été consacrée à la conservation de nombreuses valeurs sociales et éducatives, aujourd’hui disparues ou en voie de l’être. Aussi souvent qu’elle le pouvait, elle parlait à ses élèves de l’importance d’écrire et de lire correctement pour réussir dans la vie. Elle insistait sur l’importance du travail soutenu dans l’accomplissement des tâches quotidiennes ou à l’occasion de corvées ponctuelles. Elle leur enseignait le respect de l’autorité en général et de celle des parents en particulier, et les avantages de la solidarité familiale. À l’occasion, elle les entretenait des mérites et des valeurs de la vie sur la ferme : sécurité, grand air, liberté, quiétude, solidarité humaine, acceptation sereine de l’inévitable, fêtes en famille, etc.

 

Il fallait aussi la voir enseigner l’histoire et insister, telle une patriote, sur le courage et la détermination des héros et des habitants de la Nouvelle-France et du Canada français. Un de ses livres préférés n’était-il pas « Les Anciens canadiens » de Philippe Aubert de Gaspé.  Pour elle, les personnages transcendent l’histoire. L’être courageux ou le héros ne demeure-t-il pas le même dans la défaite comme dans la victoire ?

 

Pour tante Lucille, l’école du rang possédait des atouts irremplaçables.  Elle était une sorte de famille où l’entraide entre élèves, la réussite et le respect de l’autorité allaient de soi. Des valeurs qui, aujourd’hui, s’estompent.  École du rang et vie traditionnelle sur la ferme étaient un tout. Avec la disparition de la dernière école de rang, une nouvelle tristesse envahit ma tante Lucille. Elle le dit d’ailleurs clairement dans son livre.

 

L’attachement de ma tante Lucille à sa famille était total, entier et indéfectible. Certains prétendront que c’était trop. J’ai tendance à dire que non. Particulièrement,  si on regarde ce qui se passe au sein de la famille actuelle. La famille québécoise d’aujourd’hui  se cherche. Elle est disloquée. Elle souffre. Souvent on n’y retrouve plus ce ciment affectif qui, autrefois, faisait la joie de ses membres, dans la réussite  ou dans l’adversité. Les membres de la famille riaient ou pleuraient, ensemble. Elle n’est plus ce refuge dans lequel les enfants trouvaient la sécurité, l’amour et le bonheur ; ces conditions quasi-indispensables à une éducation solide et équilibrée et à la réussite dans la vie. Peut-on blâmer Lucille Lalande, d’avoir choisi la famille d’autrefois ? Pour elle tout changement ne signifiait pas progrès.

 

Elle accepte de plus en plus mal le changement rapide de la deuxième partie du 20ième siècle. Elle réagit pourtant, cherchant à apprivoiser la modernité. Constamment, il y avait chez-elle un combat entre le présent et le passé.   Son cœur refusait les nouvelles réalités sociales, mais son esprit lucide les lui rappelait sans répit et...douloureusement.  Les pensées nostalgiques du passé, qu’elle cherche à dominer, reviennent toujours plus vives à sa mémoire, comme si l’effort pour les éloigner les faisait rebondir de façon toujours plus implacables et cruelles. Après la mort de sa sœur Élizabeth, elle baisse les bras et ne cherche plus en les endiguer. Elle plonge alors dans ses souvenirs qu’elle couchera avec ardeur sur le papier comme pour en faire un testament à la mémoire des siens. Au passage, elle insistera sur les valeurs de son époque auxquelles elle tient tant et continue, malgré tout, de croire. Dans son livre elle nous révèle ses grandes peines, mais aussi ses grands moments de bonheur, tous célébrés au sein de la famille.

 

Sa famille occupait une place centrale dans sa vie ; cette famille qui, entre 1941 et 1949, a connu quatre deuils successifs, sa mère, son père et deux de ses frères.  D’autres plus tard : Élizabeth en 1976, Fortunat en 1985 et Borromée en 1987. Des huit membres de la famille, il ne restait plus qu’elle. Elle est la dernière. Jusqu’à sa mort en 1989, elle devait s’inquiéter de savoir si quelqu’un allait  prendre la relève dans son rôle de gardien de la mémoire familiale et patrimoniale.

 

La religion était son refuge dans les moments les plus difficiles. Jamais une parole de révolte. Sa foi vive l’a très certainement aidée à passer à travers d’épreuves accablantes avec un minimum de sérénité.  Les plus difficiles auront probablement été la mort de son frère Charles-Auguste et de sa sœur Élizabeth, et la plus tenace, de constater l’effondrement de toutes les valeurs auxquelles elle accordait tant d’importance. De la ferme paternelle et pionnière d’autrefois, de sa famille unie et solidaire, de la religion qu'elle a connue et qui l’a si souvent  réconfortée, il ne reste presque plus rien. Son époque a passé. Elle n’a pas réellement accepté la nouvelle.  Elle était seule, malheureuse et presque aveugle dans les dernières années de sa vie. Qui sait alors si elle ne demandait pas à Dieu de venir la chercher pour rejoindre dans l’autre monde sa famille qu’elle a tant aimée ? Si elle n’appelait pas la mort à sa rescousse ?

 

Mon frère Denis, qui a connu ma tante Lucille mieux que moi dans les dernières années de sa vie, a su exprimer mieux que quiconque ce qu’elle pouvait ressentir en son âme alors que, forcée de quitter la maison familiale et la terre paternelle, elle voyait s’approcher de plus en plus le moment de son départ.  Laissons la parole à Denis.

 

Lucille Lalande  1913 – 1989 -

 

Départ

Moi, le neveu d'en face,

comment pourrais-je ne pas me souvenir

de cette tante, cette voisine,

à la fin, se sachant partir,

tournant en rond entre ses murs

qui retenaient trop étanchement

son cœur et ses souvenirs;

 

Aux derniers mois de sa vie

dans cette demeure de naissances et de trépas,

de la cuisine au salon

conversant des yeux sinon des lèvres

avec ses parents, frères et sœur disparus;

 

Sur le seuil de sa chère maison,

appuyée sur une canne noble et

croche de la démarche

lourde et tremblotante de l'ancêtre,

pour elle jamais vraiment disparu;

un instant, lointaine, regardant l'invisible

de ses yeux vides qui l'abandonnaient;

 

Puis un jour,

sous ses épaisses lunettes

amplifiant l'anxiété,

impuissante à retenir une versée de larmes,

elle qui ne flanchait jamais

évitant de pleurer, car pour elle

les pleurs signifiaient faiblesse, abdication;

 

Risquant sa vie

tant seule et malade

et finissant par comprendre

qu'elle doit quitter son gîte

qui l'a vue naître et grandir;

 

Ce jour-là le vent du sud sentait la mort!

en quelque neige inconnue

au loin de son nid

au froid du moderne

et au terne d'une résidence de vieillards

où son âme n'était pas,

s'affairant vainement

à défaire les attaches;

 

Et le vent du nord pleurait aux fenêtres

de sa vieille maison esseulée!

 

Puis l'hôpital, la salle d'urgence, l'agonie:

quémandant notre présence

et s'en alimentant comme d'un sérum,

nous tenant sans arrêt les mains

en cherchant le fluide

qui saurait la réconforter

pour le dernier voyage...

 

Je n'aurai pas le temps...”

soufflait-elle,

elle qui toute sa vie

a cru en la pérennité

des choses et des êtres.

 

Si je n’ai pas toujours su comprendre

le sens profond de sa vie, elle qui se

voul

ait la mémoire de nos pionniers,

comment pourrais-je oublier

le chemin pénible de sa mort!

 

Denis Lalande

 

Retour à la table des matières