LE SCARABÉE (suite)

Le scarabée cherchait vainement une sortie au piège mobile de la main de Daël, qui, systématiquement, venait lui couper la route en s'enfonçant dans le sable chaud. La trace de ses pattes laissait une ligne brisée et turbulente, parfois coupée par les fossés creusés du tranchant de la main. Il replia ses bras autour de ses genoux, et regarda l'insecte s'éloigner vers les dunes proches, puis ses yeux se portèrent sur le front des vagues bruyantes, se déchirant sur les pierres volcaniques noires, qui dépassaient capricieusement du velours sombre de la plage. Les rouleaux commençaient loin, se déséquilibrant prématurément sur les premiers écueils, avant de venir s'écraser, en désordre, à quelques mètres du spectateur. Il n'y avait pas d'oiseaux, et cela laissait une atmosphère inquiétante sur ce début de monde. Un crissement de sable le fit se retourner pour voir Phénix s'approcher, la tunique claquant au vent humide. Ses pas s'enfonçaient entre les dunes, depuis le vaisseau qui restait invisible, dans un creux de sable tassé. - A quoi penses-tu ? Demanda-t-elle en s'asseyant près de lui. Il regarda ses pieds, qui dressaient de petites collines artificielles, en s'enfouissant dans le sable trop fluide, puis, il haussa les épaules. - Rien de particulier. Je respire, et j'écoute les éléments. Elle dressa son visage vers le petit soleil, trop éloigné pour réchauffer toute cette planète, ne laissant qu'une bande tempérée sur l'équateur. - C'est la seule planète habitable de toute cette région. Qu'espérais-tu y trouver ? Nouveau haussement d'épaules : - Des réponses. Je sais qu'il doit y avoir un adversaire, maître de cette partie de l'échiquier, et il doit se trouver par ici, près du peuple d'Ester. C'était sa réponse habituelle, et, peut-être, son mensonge coutumier; il ne savait pas encore, mais la certitude ne tarderait pas : une question d'heures de réflexions. - Nous ne savons pas où se trouve son peuple, rétorqua-t-elle. As-tu l'intention de nous faire explorer toute la marge sombre ? C'était le nom que les hommes donnaient à la bande la plus éloignée du centre, et de la Spirale, aux nuits d'un noir d'encre, sans étoiles, ou si peu qu'il fallait les chercher longtemps, sur le dais du ciel. Et cette situation géographique inquiétait Phénix : elle savait que des événements graves secouaient son peuple, et c'était ce moment qu'avait choisi Daël pour la conduire dans ces régions désolées. Il se passa la main dans la chevelure, et une multitude de crins blancs vinrent se perdre entre ses doigts. Il les laissa tomber un à un; le vent se chargea de les disperser au-delà de son champ de vision. - Les années passent, Phénix. Je m'affaiblis, même si je suis resté sec. Te souviens-tu de ce que tu m'avais promis, chatte ambrée ? Cela tient-il encore ? Les yeux félins se plissèrent doucement, en une expression que le pilote ne savait pas traduire : - Je ne suis pas Ester. Je ne peux pas prédire l'avenir. Ce qui était possible hier ne le sera plus demain. Mon peuple peut te donner ce que je t'ai promis, dans un moment critique. Il faut les rejoindre, et tu seras exaucé. C'était une prière pour se rapprocher d'eux. Il soupira : - Phénix, si je t'ai emmenée avec moi, c'était pour t'éviter un engagement fratricide. Il nota la soudaine rigidité du corps de la Chalias. - Les tiens devront se battre avec acharnement les uns contre les autres, et contre les hommes, pour sauvegarder leur avenir. Et c'est peut-être déjà commencé, reprit-il. Des mots incompréhensibles jaillirent de la gorge de la féline, et il était inutile pour le pilote d'en connaître la signification exacte : elle jurait. - Voilà ce qui explique ta précipitation, homme. Mais tu aurais pu avoir la grâce de me laisser libre de mon choix. Il sourit en s'étirant, avant de se laisser aller sur le sable tiède : - Crois-tu que tu sois capable de juger librement les faits. Je suis le seul qui puisse t'ouvrir les portes du futur. Comme toi pendant des années, je deviens le maître de ton destin, ou je m'y efforce avec vigueur, pour le bien de tous, et surtout le tien. Les miens ne risquent rien pour l'heure : tu passes en priorité. Elle se pencha au-dessus de lui, laissant son souffle se perdre dans sa toison : - Dis en plus. Je veux savoir ce que cache la politique des hommes. - Ce que vous avez pris pour une agressivité maladive de ma part, était une clairvoyance heureuse. J'ai compris que les gouvernements n'accepteraient jamais de cohabiter de part et d'autre de votre peuple, un nom d'un idéal de paix. Les uns veulent le contrôle économique, donc politique, tandis que les autres ne peuvent pas accepter de vivre dans cette crainte. Dans les mois qui vont suivre les premiers contacts, il va y avoir un semblant de coopération, puis les gouverneurs de frange vont se laisser aller à établir des rapports préférentiels avec la Spirale. Tu devines aisément la suite de ce programme : ce sera l'occasion pour lâcher les forces cantonnées dans la Spirale, en vue de libérer des alliés potentiels. La première guerre intergalactique aura commencé, et vous servirez de zone tampon, et de champ de bataille. Ce dernier aspect ne vous plaira pas, et vous tenterez de barricader vos frontières, ajoutant un front multiracial aux combats que se livreront les deux belligérants, expliqua-t-il d'une traite, sans se préoccuper des réactions agressives de la féline. Elle souffla rageusement avant de plaquer une patte griffue sur la gorge du pilote : - Vous êtes immondes. Comment pouvez-vous parler aussi froidement d'un génocide ? - Attention, ne confonds pas. Je suis le seul que cela laisse froid. C'est pour cela que je suis le seul apte à trouver une solution. Sa tension ne décroissait pas, tandis qu'elle murmurait : - Alors ? Que vois le prodige ? Il se dressa sur ses coudes, l'obligeant à lâcher sa prise : - Ce plan machiavélique est l'oeuvre des Maîtres. Je ne te dis même plus qu'ils sont les Maîtres des Chalias : je ne suis pas aveugle. Et nous ne sommes que des outils pour provoquer, et débusquer leurs ennemis. Alors, si nous ne trouvons pas les autres, pour une centralisation des conflits, je n'aurai pas de solutions suffisamment précoces pour arrêter la folie des hommes. Elle se mit à jouer avec le sable, le laissant couler entre ses doigts ambres, pour se perdre dans la multitude, en de petits tas instables. Elle avait repris son calme avec une rapidité étonnante : un des charmes des Chalias. - Où sont-ils ? Murmura-t-elle. Daël haussa les épaules. Il avait une autre question, plus courte, mais il n'osait pas encore la poser, devant l'incroyable conséquence que cela pouvait avoir. Quelque chose vint buter contre son pied : le scarabée s'était encore perdu, et le malheureux ne semblait avoir que la mer comme solution. Il se leva, et commença à se diriger vers le vaisseau. L'air se rafraîchissait rapidement sur cette planète gelée, alors que le petit soleil commençait à disparaître à l'horizon. Phénix se leva aussi, et le suivit avant qu'il ne s'arrête pour l'attendre. Il posa son bras sur son épaule, conscient de la douleur de la féline, et ils regagnèrent ensemble le ventre protecteur du navire.

Les deux êtres observaient, avec attention, les mouvements des appareils détectés par les sondes extérieures. Le Phénix était intimement collé à un astéroïde, dans l'ombre d'une faille, face au spatioport qui recevait les nouveaux venus. L'inquiétude était visible même depuis cette distance, trahie par le manège prudent de la chasse locale : quelques insectes trop peu nombreux devant les monstres technologiques, qui se glissaient vers les quais d'appontement, au rythme de leurs arrivées désordonnées. Les derniers trouvèrent enfin une place le long des cordons de transbordement, posés rapidement devant une telle affluence. Ce flot continu mais dispersé semblait prouver que les convois n'avaient pas tenu longtemps devant l'ampleur du territoire à explorer. Chacun s'était choisi un but, et avait oublié l'organisation exigée par le B.C.E. C'était un comportement suffisamment clair pour imaginer ce qui attendait es bureaux de contrôle. Le loup serra les dents, et maudit les responsables de toute cette mise en scène. Rien ne sembla évoluer pendant quelques heures, puis des navires se détachèrent pour disparaître aussitôt vers d'autres destinations, plus adaptées pour leur créneau commercial. C'est à ce moment que le premier croiseur galactique fit son apparition, aux armes du gouvernement local. Ils devaient être mal renseignés, car leur réaction fut brutale : ils s'arrêtèrent à une bonne distance du spatioport, dans l'expectative. Il était impossible de discerner la station, complètement engluée sous des couches de navires étrangers. Les deux seuls membres de l'équipage reprirent leur surveillance étroite, après avoir profité du calme pour prendre un juste repos. - Les ennuis commencent. Ils peuvent enfin jauger leurs forces respectives, murmura Daël. Le croiseur daigna envoyer des navettes vers un appontement, avec, certainement, des émissaires du pouvoir en place. Ils allaient prendre contact avec des intentions constructives. - Bon. Ici, les choses vont se tasser dans les semaines à venir. Mais, je me demande pourquoi des vaisseaux sont repartis. Il faut les suivre, et comprendre ce qu'ils cherchent. Ils lancèrent l'appareil sur leurs traces, et ne tardèrent pas à trouver un autre spatioport tout aussi encombré, mais d'une toute autre envergure. Ce secteur était réputé pour ses trafics illicites. - Ils ne perdent pas de temps. Ils ont tout de suite flairé les endroits offrant des facilités d'écoulement sans contrôles excessifs. C'est de ces actions que partira l'intérêt local, et la nécessaire résistance du pouvoir central, dit le loup. - Ne peut-on rien faire ? Demanda sa compagne. - Ce serait inutile, et un accrochage ne ferait qu'accélérer le processus, en éveillant l'attention du gouvernement. Le fruit était pourri dès l'origine. Ils restèrent là pendant des heures, jusqu'à ce que le mouvement, de petits vaisseaux locaux, ne soit plus qu'un va et vient continu entre leurs centres et les cargos étrangers. Puis la chasse arriva enfin, dispersant les pillards, pour escorter les étrangers vers les grands centres administratifs, à la limite interne de la frange. Ils allaient tous être rassemblés pour des pourparlers directs avec le gouvernement. Les deux compères ne les suivirent pas : il n'était pas encore l'heure de se montrer, et les cachettes n'existaient pas dans ces secteurs trop stratégiques.

Les nouvelles se déversaient sans discontinuer sur les ondes autorisées, nourrissant une vague mercantile sans bornes. Les exploits technologiques des nouveaux produits ne cessaient pas d'être abondamment commentés, et les commandes devenaient suffisamment importantes pour nécessiter de nouveaux voyages. C'est alors que la position gouvernementale entraîna une vague de mécontentement. La pression des distributeurs s'opposait à la prudence des industriels et du gouvernement, qui voyaient avec effroi les statistiques sur l'expansion du commerce entre les deux humanités. Il apparut, au bout d'un mois, que les intérêts, des uns et des autres, ne pouvaient pas se concilier. Des navires partirent vers la Spirale, sans que les contrôles d'usage aient le temps d'être menés à bien. Les alliances apparaissaient au grand jour. Phénix ne put pas s'empêcher de gémir devant la liste incroyable des procès qui s'ouvraient sur toute la frange, entre les distributeurs, les industriels et le gouvernement. Les premiers ne voulaient plus entendre parler de troc; les seconds se partageaient entre les fidèles au gouvernement, et les alliés des distributeurs, selon leurs besoins. Devant l'évolution prévue des faits, les deux pilotes décidèrent de se retrancher en bord de marge, pour monter un plan d'action.

Il devenait évident que seuls les Chalias allaient réellement s'unir devant le danger, par leur désintéressement au commerce des humains. Cela allait, peut-être, étouffer la guerre civile qui sévissait depuis des mois dans leurs territoires, et amener une victoire absolue des modérés, faisant l'alliance sous leurs bannières rebelles aux Maîtres. Mais cela ne pourrait pas se faire, sans la présence d'un catalyseur suffisamment puissant, pour autoriser une réaction assez précoce, devant la cascade de catastrophes qui ne tarderait pas à s'abattre. Daël se leva doucement, veillant à ne pas réveiller Phénix, qui dormait, en rond, contre lui. Il se gratta machinalement le bras, à l'endroit où les griffes avaient laissé des sillons rouges : les Chalias s'oubliaient parfois, dans la tempête des sens. Elle bougea légèrement, l'affolant l'espace d'un instant, avant de constater que c'était le résultat d'un rêve. La salle de pilotage l'accueillit avec un petit déjeuner chaud et tentant, puis il commença sa séance de méditation. Il constata aussitôt la présence habituelle, au fond des brumes. Il s'attarda un moment, pour en redéfinir l'essence exacte, amicale, et il lui lança un salut, avant de plonger plus profond, là où se cachaient les ponts avec les Maîtres. Il y avait beaucoup de travail avant de disposer du temps nécessaire pour cultiver cette jeune entité, l'éduquer, la guider là où ses pouvoirs pourraient se développer sans freins. Tout avait été détruit lors de leur accès de colère, mais un savoir nouveau lui permettait de rebâtir sa puissance, sans leur aide, profitant de leur oubli, et des phénomènes Chalias qui occupaient toute leur attention. Il arrivait à les dénombrer, et leur faiblesse numérique l'avait surpris au premier abord, avant de comprendre que ces esprits se détournaient de ces travaux, pour se laisser aller à un long sommeil, parfois entrecoupé de réveils très actifs, pour le plaisir, ou devant un danger qui ne signifiait rein pour l'humain. Ceux, qui gardaient le contact, pouvaient être estimés à une demie douzaine, et cela semblait être un minimum, qu'ils entretenaient, malgré leur désintérêt, comme si cela avait une importance capitale. Un soupçon germait dans l'esprit du loup, en se souvenant des légendes, qu'il avait assimilées dans la Spirale, sur des Dieux disparus parce qu'oubliés de leurs fidèles. Et, petit à petit, il en venait à se demander si les Chalias n'étaient pas les derniers être à autoriser leur survie, par leur adoration. C'était l'absence soupçonnable des Autres qui l'avait guidé sur cette voie fertile. Ces adversaires qui n'existaient plus, mais qui entretenaient la partie de bras de fer par leur silence justifié. Mais, cela ne pouvait pas filtrer de son esprit, sans entraîner une catastrophe. Il avait longtemps hésité avant de prendre cette décision : l'inverse aurait permis d'arrêter aussitôt les combats, sous la houppe tranquille des Dieux Chalias. Mais le loup avait d'autres projets pour les animaux pensants, une vieille tendance anarchique qui revenait en surface. Il avait donc décidé de laisser les Dieux s'enfoncer dans une situation qui pouvait se retourner conter eux, lorsque les piliers vivants de leur pouvoir allaient ouvrir les yeux, s'ils en avaient le temps. Il commençait à les percevoir, toujours occupés par les troubles religieux du peuple de Phénix. Un danger sourd semblait filtrer de leurs décisions : les Chalias réformateurs devaient commencer à prendre du poids. Une intervention de Phénix pouvait être judicieuse, permettant de décider les derniers sceptiques. Un bruit réel le fit revenir dans la salle de pilotage, pour voir la porte du couloir s'ouvrir sur la Chalias, encore endormie. Il lui fit un petit signe, avant d'attirer son attention sur les traces de ses griffes. Elle sourit avant de s'attabler devant un petit déjeuner plus copieux que de coutume. - Tu sembles affamée, dit-il en souriant. - C'est de ta faute. Sais-tu que nos petits miaulent quand ils sont bébés ? Le loup crut que le ciel venait de lui tomber sur la tête, laissant passer une mimique qui fit éclater de rire la féline.

 

 

Fait par Alexis Le 5 décembre 2002

  Page 1 

Mis à jour le 12 décembre, 2002

Hosted by www.Geocities.ws

1