L' U L T I M E R A Z Z I A





5.

LA LUTTE DES CLASSES
AU XXIe SIÈCLE










« En somme, tout le monde était privé de la liberté d'expression, et la tyrannie était multiple : c'est à cette époque que furent jetés dans la cité les germes qui devaient provoquer sa chute. »

Flavius Josèphe, La guerre des Juifs



« Notre dangerosité, pour le gouvernement, n'a rien à voir avec les bâtons ou les foulards. Ce qui les met en danger, ce sont nos principes organisationnels : l'horizontalité, l'autonomie, le désir de changer le monde à la racine, et la démocratie directe. »

Roberto Lopez, du Mouvement des travailleurs sans emploi Aníbal-Verón, dans Página 12 (avril 2003)










Ainsi cause et conséquence directes d'un renforcement de l'ensemble des conditions, idéologiques, politiques, économiques, dans et par lesquels s'exerce la domination sans partage d'une classe restreinte de privilégiés sur la totalité de la société mondialisée, les attentats du 11 septembre ne peuvent qu'être aussi compris comme étant, objectivement, le signal de l'offensive concentrée de toutes les forces de la contre-révolution dans la reprise de la guerre de classes. 2001 a en effet d'abord été l'année d'un retour au premier plan des luttes ouvrant la voie à un bouleversement radical et irréversible de tous les aspects de l'organisation sociale - de l'explosion kabyle à l'insurrection argentine en passant par les manifestations de Pretoria et de Gênes -, et c'est en vertu d'une de ces coïncidences dont l'histoire a le secret que la provocation terroriste du 11 septembre se présente aussi d'emblée comme la réaction spontanée d'un système lui-même terrorisé par une telle perspective. De fait, il en est résulté l'étouffement immédiat de presque toute contestation durant dix-huit longs mois - jusqu'à l'invasion de l'Irak par la coalition des principaux trusts militaires et pétroliers anglo-américains - au cours desquels toute opinion divergente, tout libre propos sur l'actualité étaient systématiquement occultés, en butte aux plus scandaleux amalgames, voire purement et simplement réprimés, de telle manière qu'innombrables ont été les contestataires à rentrer dans le rang, par peur, par ignorance, par mimétisme servile. Mais ce n'était pourtant qu'un très court sursis que la domination s'accordait, car il ne peut y avoir en effet, de ce point de vue, qu'un seul 11 septembre : quand bien même un nouveau massacre viendrait à surpasser « la plus importante attaque terroriste de l'histoire » sur le plan technique, il ne pourrait prétendre à la même efficacité stratégique ; car le 11 septembre a surpris tout le monde, et l'effet de surprise est passé. Ce jour-là, le système a joué le meilleur coup qui lui restait à jouer, et par-là il s'est affaibli : rien ne saurait mieux le démontrer que l'incrédulité grandissante manifestée par les masses envers la propagande « antiterroriste » - notamment en Espagne après les attentats du 11 mars 2004 -, alors que les propagandes totalitaires du XXe siècle étaient parvenues, elles, à mobiliser les foules. Depuis le 11 septembre 2001, le système capitaliste a achevé de faire le vide autour de lui : le roi est nu - et de ce fait, condamné ; mais il refuse absolument de l'admettre, imposant ainsi à toutes les luttes de devenir toujours plus extrémistes.

Le soulèvement de l'Albanie, dans les premiers mois de 1997, a montré que la population d'un pays qui rejoint tardivement les conditions modernes d'exploitation, par l'allègement de la chape de plomb stalinienne, est désormais amenée à se révolter précisément contre le système qui résulte de telles réformes : massivement escroquées par ces fameuses « sociétés pyramidales » qui promettaient les monts et merveilles du capitalisme, les Albanais soudain ruinés, à la fin de l'année 1996, par une vague de faillites frauduleuses, n'ont d'autre choix que l'insurrection. Celle-ci, qui part de la ville de Vlora pour se généraliser rapidement à tout le pays, s'en prend aux bâtiments officiels, aux banques, aux commissariats, avant de s'armer par le pillage des casernes et des bases militaires ; les maires, destitués, sont remplacés par des conseils municipaux autonomes ; les flics en civil du sinistre SHIK qui ont le malheur d'être démasqués sont exécutés ; et partout règne une ambiance de fête qui achève d'anéantir toute l'autorité de l'État. Mais l'isolement du pays, hérité de cinquante ans de glaciation totalitaire et renforcé par le chaos qui règne en ex-Yougoslavie, permet aux médias du monde entier de présenter les événements comme une « insurrection mafieuse », pendant que ce qui reste de l'armée parvient tant bien que mal à rétablir l'ordre, aidée par un contingent militaire sous l'autorité des Nations Unies. Un an plus tard, la « crise financière du Sud-Est asiatique » précipite à son tour l'Indonésie dans une série d'émeutes et de pillages, dont certains prennent une gigantesque ampleur. Mais plus que la seule répression, c'est encore une fois, comme en Albanie, la solitude du vaste archipel, renforcée par trente ans de dictature du « général-président » Suharto, qui permet d'étouffer la révolte : définie comme un « pogrome chinois » par les médias, elle est partout discréditée, ce qui permet à l'appareil bureaucratico-militaire de se contenter de sacrifier Suharto pour se fabriquer une façade « démocratique ». C'est dire à quel point, dans un monde unifié, une rébellion locale, aussi forte et profonde soit-elle, est sans avenir si elle échoue à s'unifier au monde.

Dans les premières années 1990, « l'Occident démocratique » est aussitôt confronté à la conjonction explosive de la disparition de l'ennemi extérieur pseudo-communiste et de la réapparition soudaine de l'ennemi intérieur, qui s'exprime par une vague d'émeutes et de pillages dans les banlieues ouvrières en proie à la misère et au désœuvrement dus au chômage de masse. Mais de toute évidence, c'est une cause qui manque à ce réveil de l'insoumission - brèche spirituelle, si l'on peut dire, par laquelle s'engouffrent des tares telles que « l'islamisation » des ghettos, limitée mais réelle, ou la récupération commerciale du milieu « hip-hop ». C'est seulement, en toute bonne logique, le système capitaliste lui-même qui, en proclamant partout sa volonté de dominer le monde pour l'éternité, s'est chargé de faire spontanément renaître dans l'esprit des masses la bonne vieille cause anticapitaliste et internationaliste : ce qu'on a appelé « le mouvement antimondialisation », ou « antiglobalisation », qui regroupe toutes sortes d'individus, écologistes, gauchistes, libertaires, hackers, squatteurs, néo-punks, travellers, féministes, zapatistes, naxalistes, tiers-mondistes, staliniens, végétariens, ad libitum, est donc immédiatement apparu, en raison même de cette foisonnante diversité, comme l'ébauche de cette nécessaire globalisation de la contestation. De la bataille de Seattle, en novembre 1999, qui constitue son acte de naissance, à celle de Gênes, en juillet 2001, les méthodes et les buts des principales tendances qui le constituent n'ont cessé de se clarifier, au point qu'après le 11 septembre l'une d'elles, qui seule dispose d'un accès permanent aux grands médias, a dû se rebaptiser « altermondialiste » pour se distinguer du Grand Épouvantail, Oussama Ben Laden devenu l' « anti » par excellence, tandis que ceux qui refusent de se soumettre à ce chantage sémantique et politique sont désormais étiquetés « ennemis de la démocratie », et traités en criminels.

Au premier rang des « altermondialistes » se situe l'association internationale Attac, aujourd'hui purgée de ses dissidents, et dirigée par un « conseil scientifique » presque entièrement composé d'intellectuels staliniens français. Attac, qui se définit, en un style qu'on croirait calqué sur les slogans de la « Révolution culturelle » chinoise, comme « un mouvement d'éducation populaire », tente en quelque sorte de pallier au discrédit absolu dont sont victimes tous les partis politiques « de gauche » (à commencer par la momie du parti stalinien français) en adaptant au goût du jour la vieille idée d'une intervention volontariste des États dans les affaires économiques, notamment par la mise en avant de la fameuse « taxe Tobin » sur la « taxation des transactions financières ». Aux dires des « citoyens » qui composent cette tendance (représentée aussi, en dehors d'Attac, par une multitude variée d'intellectuels et d'artistes), le marché mondial est une fatalité éternelle, et la « démocratie occidentale » une institution naturelle : tous les maux des dernières décennies - y compris, bien sûr, le terrorisme - sont donc mis au compte d'une mauvaise gouvernance, qui a le tort d'appliquer les néfastes théories économiques dites « néolibérales » ou « ultralibérales » (Friedrich Hayek et consorts), dès les années 1980 aux États-Unis et au Royaume-Uni avec les politiques « conservatrices » de Reagan et Thatcher, puis dans le monde entier depuis l'effondrement du bloc stalinien, sous la houlette de l'OMC et du FMI. En particulier, la précipitation du rythme de la « dérégulation des marchés », rendue possible et nécessaire précisément par la fusion accélérée des intérêts étatiques et économique, est perçue par les « altermondialistes » comme une trahison par les gouvernements de l'intérêt général au profit des intérêts privés. Ils ressemblent en cela aux trotskistes, qui en définissant le stalinisme non comme l'aboutissement logique de la dictature d'une « direction révolutionnaire » mais comme la perversion, due à la personnalité malfaisante du seul Staline, d'un système nécessaire et légitime, ont fourni à ce système, avant d'en être victimes, les arguments dont il avait besoin pour justifier sa férocité. La revendication de la « taxe Tobin » sous-tend quant à elle une dénonciation de la seule spéculation financière, jugée « parasite » en regard de chimères telles que le « commerce équitable » ou le capitalisme de « développement durable ». Ce simplisme, décliné à la sauce nationaliste, est pourtant à la base de l'idéologie fasciste, qui sur le même schéma stigmatise la « finance cosmopolite » pour encenser « l'industrie nationale ». La méthode des leaders « altermondialistes » consiste au demeurant à rassembler des militants et à les faire défiler en bon ordre, dans le but d'obtenir quelques concessions de la part des gouvernants. Premiers défenseurs de l'autorité de l'État, ils ne peuvent bien sûr que nier radicalement - jusqu'à la calomnie délibérée, voire la violence physique - la réalité de l'émergence d'une tendance révolutionnaire anti-étatiste : car pour eux, il n'existe pas de révolutionnaires, mais seulement des mauvais citoyens, qui ont besoin d'être rééduqués.

À mi-chemin de la tendance « altermondialiste » et de cette autre tendance, qu'on peut grosso modo qualifier de pro-assemblées ou de libertaire, seul l'économiste canadien Michel Chossudovsky, principal animateur d'un Centre de recherches sur la mondialisation basé à Montréal, a mérité de voir son opinion prise en considération, en publiant en 2002 son livre Guerre et Mondialisation dans lequel il dénonce, sur la base de nombreux articles de presse et documents officiels, la complicité de l'administration Bush junior dans les attentats du 11 septembre et la stratégie « totalitaire » des compagnies pétrolières et du complexe « militaro-industriel » américain. Chossudovsky reste cependant incapable de comprendre aussi bien la portée historique que l'importance mondiale de la provocation du 11 septembre, qui reste pour lui intimement liée à l'idéologie d'un gouvernement en particulier, et non aux structures profondes du capitalisme moderne. C'est pourquoi il a beau préconisé, en conclusion de son ouvrage, une « reconstitution démocratique des syndicats » et l'organisation à la base de « conseils populaires », sur le modèle de l'anarcho-syndicalisme orthodoxe, son programme ne se distingue guère de celui de la pseudo-contestation « altermondialiste » dont il critique pourtant la pusillanimité, le monolithisme et la corruption : l'une des tâches principales de ces « conseils populaires » est ainsi pour lui de « remettre à neuf l'appareil de l'État » en le purgeant de ses pires éléments, avant d' « évoluer en fonction des circonstances en un système de gouvernement parallèle de fait ». Étrange logique que de vouloir reconstruire le pouvoir étatique à seule fin de lui opposer un contre-pouvoir démocratique ! Rien ne saurait être moins viable que l'institutionnalisation d'un tel double pouvoir, comme l'histoire l'a déjà lourdement démontrée ; il est pourtant légitime de penser, au vu par exemple de l'évolution de la situation en Argentine, que le caractère contradictoire, bancal, hésitant de ce programme répond bien mieux que le pur étatisme « altermondialiste » aux aspirations réelles de ces « classes moyennes », petits cadres et fonctionnaires en tête, qui sombrent partout dans la pauvreté et que le professeur Chossudovsky souhaite ardemment voir participer en masse aux assemblées.

Il ne faudrait bien sûr surtout pas croire que les ennemis déclarés de l'État font preuve de davantage de lucidité et de cohérence dans leur pensée que l'universitaire canadien : au moins celui-ci sait-il reconnaître une évidente provocation d'État pour ce qu'elle est, alors que tant d' « anarchistes », « conseillistes » et autres « communistes libertaires » irréductibles se sont laissés égarer par la plus basse propagande, sans rien voir ni comprendre, paniqués à la seule idée d'être étiquetés « complotistes ». La « guerre contre le terrorisme » est pour eux une énigme historique indéchiffrable, un gouffre théorique insondable : un tel désarroi face à l'actualité ne peut qu'aboutir, à très court terme, à un effondrement de ces idéologies aussi rapide et spontané que la croissance qu'elles ont connue au cours des années 1990. Leur rôle aujourd'hui passé ne doit pas pour autant être négligé, car on ne saurait douter qu'elles ont été un élément moteur de la reconstruction, dans les dernières années, d'une tendance révolutionnaire en Europe et aux États-Unis.

Ainsi les « groupes affinitaires » du Black Bloc, qui sont nombreux à se réclamer des principes anarchistes, surtout aux États-Unis, où ils sont d'abord nés du mouvement de protestation contre la guerre du Golfe, ont surpris le monde entier en frappant au cœur même du système capitaliste : le 30 novembre 1999 à Seattle, puis à chaque occasion au cours des deux années qui ont suivi, perturbant notamment les conventions électorales des partis républicains (en juillet 2000 à Philadelphie) et démocrate (en août 2000 à Los Angeles) et la cérémonie d'investiture du président non-élu, le 20 janvier 2001 à Washington, où les manifestants brûlent des drapeaux américains et bombardent d'œufs et de pierres la limousine présidentielle. Le Black Bloc gagne dans le même temps une légitimité aux yeux du mouvement de contestation réel en défendant, dans tous les « contre-sommets » internationaux, les manifestants contre les violences policières, déjà à Seattle, puis entre autres à Göteborg et à Gênes où la police tire à balles réelles. Partout, le Black Bloc s'en prend aux divers symboles du capitalisme, sur la base d'un constat : à la violence institutionnelle, pas d'autre choix que de répondre par la contre-violence insurrectionnelle. En exprimant aussi nettement la réapparition d'un courant authentiquement ennemi du système aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés, le Black Bloc n'a certainement pas manqué de faire comprendre aux commanditaires des attentats du 11 septembre qu'il leur faudrait pour la réussite de leurs projets, frapper le plus fort possible. C'est peut-être pourquoi le choix du World Trade Center comme cible principale semble dicté par la volonté de hideusement caricaturer le but - la destruction du « commerce mondial » - et les moyens - la casse symbolique - de ce courant : ressemblance qui, exploitée par les désinformateurs, explique pour une bonne part cette confusion mentale qui règne depuis dans les milieux « révolutionnaires».

Le Black Bloc se veut l'héritier de plusieurs générations d'activistes extrémistes, tels que les Weathermen américains des années 1960 et les Autonomes italiens et allemands des années 1970 et 1980 ; mais il sait qu'il est aussi bien davantage : contrairement aux Weathermen, le Black Bloc n'a pas de chefs, les individus qui le composent n'ayant de comptes à rendre qu'à eux-mêmes et à l'ensemble du mouvement de contestation, sans intermédiaire, dans les assemblées démocratiques que celui-ci parvient à créer ; et à l'inverse des Autonomes européens, le Black Bloc ne saurait apparaître comme l'arrière-garde plus ou moins nihiliste d'un mouvement de masse défait, puisqu'il accompagne, et accélère, la formation et la croissance d'un tel mouvement de masse, en sachant se tenir toujours un pas en avant. Le Black Bloc mérite donc d'être considéré, d'un point de vue strictement stratégique, comme l'avant-garde d'une prochaine révolution sociale dans les pays industrialisés ; remarque qui trouve sa vérité dans ce fait que le Black Bloc, justement, refuse d'être une « avant-garde » séparée du reste du « mouvement antimondialisation ». Ceci n'est de toute évidence possible que parce que le Black Bloc n'est ni un parti politique, ni une organisation, auxquels il suffirait d'adhérer, ni même un groupe déterminé d'individus, mais avant tout une tactique qui, sur le modèle des codes source et autres freewares qui circulent sur Internet, doit être reprise pour être librement transformée et améliorée. C'est pourquoi les véritables victoires du Black Bloc se situent au-delà du résultat de tel ou tel « sommet » ou « contre-sommet » : elles consistent en ces moments où le noyau radical se voit spontanément rejoint par la masse des manifestants, comme une première fois à Seattle, où le Black Bloc donne le signal de l'émeute ouvrière, puis à Washington en janvier, à Québec en avril ou à Gênes en juillet de l'année 2001. Ce sont ces indiscutables succès, bien davantage que la seule présence de « casseurs » perturbant leurs kermesses, qui ont poussé les leaders « altermondialistes » (qui ne peuvent, eux, qu'embrigader des militants) à lancer une campagne de calomnie contre le Black Bloc, l'accusant d'être un regroupement d'agents provocateurs de diverses polices [1].

Si le Black Bloc, plus que jamais en butte à la calomnie et à la répression depuis le 11 septembre, n'a pas pour l'instant disparu - il est actif à Thessalonique et à Genève en 2002, et au sein du mouvement « antiguerre » américain -, le danger est tel pour lui d'être bientôt partout la prochaine cible prioritaire de la répression « antiterroriste » (comme c'est déjà le cas en Italie) qu'il n'a plus d'autre choix que de s'adapter au contexte de la nouvelle époque, c'est-à-dire déjà de la comprendre. Si l'on estime cette démarche nécessaire ou souhaitable, on ne peut que constater quel poids mort constitue l'influence des diverses idéologies de la mouvance anarchiste, dont la faillite générale est patente, et parmi lesquelles on peut aisément distinguer d'une part les orthodoxies considérant que tout a été dit et qu'il ne reste plus qu'à passer à l'action, qui menacent certains « groupes affinitaires » du Black Bloc d'une sclérose activiste, et d'autre part les néo-pensées pour lesquelles tout est à reprendre à zéro sur la base de néo-concepts, qui pourraient en conduire d'autres dans des impasses sectaires [2]. L'inertie interne qui résulterait d'un engluement dans ces idéologies, doublée d'un renforcement de la répression, suffirait à mettre un terme à l'histoire du Black Bloc. Il importe donc que les individus qui y participent ne se limitent plus à agir de manière autonome, mais apprennent à penser aussi bien de manière autonome les conditions générales de leur activité, en s'attachant à diffuser de manière autonome le compte rendu et les résultats de leur évolution ; autrement dit, que les black blockers ne se contentent plus d'être les meilleurs tacticiens, pour devenir aussi les meilleurs stratèges de la contestation mondialisée.

Un tel développement de l'activité révolutionnaire dans les pays industrialisés constituerait déjà de facto l'ébauche d'une coordination de toutes les luttes d'ores et déjà désignées par leur radicalité pour être des cibles potentielles de la répression « antiterroriste », en particulier les grèves sauvages et les actions de sabotage menées par les ouvriers rebelles aux manœuvres syndicales : la plus belle illustration de ce phénomène en récente recrudescence reste à ce jour la lutte des ouvriers de l'usine de produits chimiques Cellatex, à Givet dans le Nord-Est de la France, qui ayant appris soudain, en juillet 2000, la faillite définitive de leur entreprise, interrompent toute production pour occuper les locaux, détruire le matériel, piller et saccager les bureaux, avant de menacer de tout faire sauter s'ils n'obtiennent pas des indemnités de licenciement décentes. L'État réplique en faisant évacuer tous les habitants dans un rayon de cinq cents mètres autour de l'usine, qui est cernée par la police. Les grévistes parviennent néanmoins à déverser, le 17 juillet, cinq mille litres d'acide sulfurique teinté de rouge dans un ruisseau affluent de la Meuse, provoquant par-là un scandale international qui contraint le gouvernement français à céder à une bonne part de leurs exigences, en dépit des hurlements des policiers et des journalistes, qui ne trouvent pas de mots assez durs pour dénoncer cet acte de « terrorisme écologique » (ou « économique »). Cette condamnation unanime ne suffit pas à empêcher la reprise immédiate, par les ouvriers de plusieurs usines menacées de fermeture, de la tactique de lutte inventée à Givet - chantage au désespoir semblable aux grèves de la faim des prisonniers ou des sans-papiers, mais armé de matériel industriel, ce qui multiplie presque à l'infini ses possibilités d'action. Quant au scrupule « écologiste », il n'a aucune raison d'être : l'usine Cellatex, classée « Seveso », était l'une des plus polluantes de France, dont les patrons successifs n'ont jamais pris la peine de colorer les déchets toxiques quotidiennement rejetés dans le fameux ruisseau ; et ce qui fait si peur à tous les politiciens peut-il, en règle générale, être autre chose que bon pour l'environnement ?

Quoi qu'il en soit, cette radicalisation récente des luttes n'est pas le résultat d'un choix politique, mais une nécessité vitale : c'est partout dans le monde, dans tous les pays et tous les secteurs où la crise générale du système s'est approfondie, que le désespoir des masses se met à jouer un rôle de tout premier plan dans le processus historique. Le soulèvement général de la Kabylie, qui éclate fin avril 2001, après une bavure militaire de trop, prend ainsi la forme d'un gigantesque incendie qui, plus de cinq mois durant, n'épargne aucun bâtiment officiel, aucune entreprise d'État, aucun média, aucun siège de parti politique ou de syndicat, aucun supermarché ni même les domiciles des chefs des terribles milices « antiterroristes ». Les affrontements quotidiens avec la gendarmerie, dont les snipers entrent en action, font des dizaines de morts et des milliers de blessés, ceux-ci étant pourchassés jusque dans les hôpitaux pour y être passés à tabac. Simultanément, la population s'organise en assemblées démocratiques de base, fédérées au sein d'une Coordination des âârouch (nom kabyle des conseils de village traditionnels, repris par les insurgés pour désigner leurs assemblées) qui s'impose aux yeux de tous comme étant le seul pouvoir légitime en Kabylie ; en sont exclus tous les partis politiques, notamment le parti d'opposition, le FFS, qui cherche en vain à récupérer l'insurrection à son profit. Toute décision collective requiert, en l'absence d'unanimité, une majorité des trois quarts des délégués (qui doivent s'engager à respecter un « Code d'honneur » interdisant par exemple de « nouer des liens directs ou indirects avec le pouvoir [d'Alger] ») ; de cette manière est votée, le 11 juin 2001, une plate-forme de revendications, dite « plate-forme d'El-Kseur », dont l'entière satisfaction, point par point, est posée en préalable à toute négociation. S'il est ainsi probable que la mafia des généraux d'Alger a pensé trouver son compte, dans un premier temps, à enflammer toute la Kabylie (en donnant l'ordre de réprimer dans le sang les premières manifestations), espérant déstabiliser le président Bouteflika qui commençait à manifester quelques velléités d'indépendance, il est hors de doute que la fédération des ââourch a détruit tous ses plans : ayant surgi contre toute attente au-dessus du chaos délibérément provoqué, elle s'oppose radicalement à un rétablissement de l'ordre qui ne signifierait qu'un retour à la situation intolérable d'avant le « Printemps noir », en organisant notamment avec succès le boycott de toutes les farces électorales. Ne pouvant ni céder aux revendications des insurgés (qui exigent entre autres le retrait hors de Kabylie de la gendarmerie haïe et le contrôle démocratique de « toutes les fonctions exécutives de l'État »), ni les tuer tous, le pouvoir d'Alger est donc finalement contraint de miser sur le pourrissement de la situation, cherchant ici à corrompre les délégués des âârouch, là à faire quelques maigres concessions, tout en maintenant la Kabylie dans l'isolement.

Rien en effet ne saurait être plus dangereux pour la dictature militaire que l'extension du mouvement au reste du pays ; c'est pourquoi sa propagande s'acharne à déguiser l'insurrection en révolte « berbériste », tandis que la répression la plus sauvage s'abat sur les participants à la marche des âârouch sur la capitale, le 14 juin 2001, au terme de laquelle, on dénombre près de trois cent cinquante « disparus ». Depuis lors, ça n'est qu'au compte-gouttes que les Kabyles peuvent sortir d'une province sinistrée, où ils survivent tant bien que mal dans un dénuement quasi absolu. Mais leur malheur ne doit pas interdire de considérer ce qui, à l'intérieur du mouvement, a pu contribuer à l'actuel statu quo pourrissant : d'une part le poids des traditions paysannes, qui ont certes donné leur nom aux assemblées, et ainsi aidé à l'extension du mouvement jusque dans les moindres villages, mais qui en maintenant les femmes à leurs fourneaux - contre la volonté même de la meilleure part du mouvement - ont aussi condamné les âârouch à n'être qu'une demi-démocratie réelle ; et d'autre part le choix fait par la Coordination des âârouch de ne pas dénoncer publiquement la stratégie terroriste mise en œuvre par l'État algérien, choix sans doute dicté par le vain espoir d'être soutenue par les « démocraties occidentales », mais qui a au contraire laissé à la propagande « antiterroriste » le champ libre pour désigner les montagnes kabyles comme étant « le fief » des terroristes « salafistes ». Nul doute pourtant qu'après des scandales tels que la dénonciation insurrectionnelle du terrorisme d'État ou l'abolition pratique des mœurs patriarcales dans une contrée musulmane, rien ne saurait plus empêcher que le monde entier ne tourne ses regards vers l'Intifada kabyle.

Ce sont assurément les attentats du 11 septembre qui, en fournissant aux généraux d'Alger de quoi se refaire une virginité médiatique à bon marché, leur ont permis de commencer à étouffer, lentement mais sûrement, la révolte kabyle. En regard de cette catastrophe, l'Argentinazo de décembre 2001 est apparu comme le contre-choc dont la contestation mondialisée avait besoin pour ne pas être, elle aussi, étouffée par le monologue ininterrompu de la démoralisante propagande « antiterroriste » : en se soulevant, les 19 et 20 décembre, contre le décret d'état de siège censé endiguer la déferlante d'émeutes de la faim et des pillages qui répond à la récente mise sous tutelle des comptes bancaires et à une nouvelle baisse des salaires et des pensions, la population de l'immense Buenos Aires détruit à peu de chose près toute l'autorité de l'État. Les manifestants s'en prennent spontanément aux bâtiments officiels (notamment au ministères de l'économie, qui est incendié), aux administrations, aux commissariats, mais aussi aux banques, aux assurances, aux MacDonald's, etc. La police, qui tire dans la foule à balles réelles (le bilan de ces affrontements est de plusieurs dizaines de morts, dont au moins deux motoqueros, ces coursiers qui se sont improvisés brigade mobile pour combattre la police montée et assurer les liaisons entre les différents groupes de manifestants), est pourtant incapable de rétablir l'ordre, et dans les quinze jours qui suivent, ce ne sont pas moins de deux présidents de la République qui sont mis à bas, pendant qu'apparaissent spontanément, dans toutes les villes du pays, d'innombrables « assemblées de quartier » qui réorganisent démocratiquement la gestion de divers services jusque-là inexistants ou abandonnés par l'État : ici un hôpital, là le réseau électrique, et partout, l'indispensable soupe populaire. Le mouvement s'étend par la suite aux secteurs sinistrés de l'industrie : plus d'une centaine d'usines, dont les patrons ont fui en emportant la caisse, sont remises en fonctionnement sous le contrôle des ouvriers réunis en assemblées, qui d'emblée égalisent les salaires, parviennent parfois à réduire suffisamment le temps de travail pour embaucher quelques chômeurs, et recherchent là où c'est possible les moyens de réorienter plus utilement la production.

L'Argentinazo se présente ainsi comme la généralisation à la société argentine tout entière, en conséquence directe de la faillite de l'économie, des méthodes et des principes de base du mouvement des chômeurs qui, depuis 1997, entretient un climat d'agitation permanente dans tout le pays [3]. En bloquant les routes et en pillant régulièrement des camions de marchandises, des entrepôts et des supermarchés, les piqueteros (au premier rang desquels les piqueteras, car les femmes sont davantage victimes du chômage, et souvent plus déterminées face à la misère que les hommes) ont fait la preuve que les actions illégales, malgré la répression, apportent toujours plus de résultats concrets que toutes les supplications adressées aux divers politiciens. Le choix de cette tactique - comme le Black Bloc le montre aussi par ailleurs - implique naturellement, pour des raisons de sécurité et d'efficacité, non seulement l'anonymat des participants, mais aussi le refus de la hiérarchie et du centralisme. La démocratie directe est de cette manière le fondement du succès du mouvement piquetero, qui organise partout des soupes populaires et des potagers pour les ravitailler, des écoles et des bibliothèques, et arrache même de haute lutte ici et là, par exemple dans la ville de General Mosconi, le droit de gérer les aides sociales à la place des administrations corrompues, pour faire un bien meilleur usage de ces pauvres moyens. Pas une province argentine n'est épargnée par ce fantastique bouillonnement : ainsi par exemple à Bariloche, dans la lointaine Patagonie, les jeunes d'un bidonville qui survit péniblement du recyclage des ordures d'une décharge publique s'organisent en un « mouvement anarchiste de libération ouvrière » qui, en bloquant les routes et taxant les marchandises, parvient à améliorer quelque peu l'ordinaire du bidonville, malgré le harcèlement policier dont il est l'objet.

Depuis 2002, l'Argentine semble s'être installé dans un rapport de forces à peu près équilibré entre l'État d'une part, raffermi tant bien que mal sous un emballage néo-péroniste, et d'autre part le mouvement piquetero, associé aux assemblées de quartier, aux usines occupées et aux réseaux de troc pour former une sorte de bloc démocratique qui gère une notable portion - la plus misérable - de l'économie intérieure du pays. Cette situation de double pouvoir ne peut évidemment satisfaire personne en Argentine [4] ; et si l'État, de son côté, en est manifestement réduit à une répression « de basse intensité », attendant sans doute que l'aggravation de la misère ait suffisamment fait son œuvre d'épuisement et de démoralisation pour assurer un changement dans le rapport de forces qui lui permette de réprimer plus brutalement le mouvement de révolte, celui-ci n'a de l'autre côté guère de chances de survie à moyen terme à moins de s'emparer de toute l'économie du pays, notamment des grandes propriétés foncières et de l'industrie moderne. Cette expropriation générale du capital, véritable casus belli justifiant tous les bains de sang aux yeux de la classe dominante mondialisée, suppose au préalable l'extension au continent sud-américain tout entier du fond et des formes de la rébellion argentine. Les émeutes et les pillages qui éclatent régulièrement depuis 2002 dans toute l'Amérique du Sud - au Venezuela, en Uruguay, en Bolivie, au Pérou - autorisent à penser qu'un tel embrasement général du continent n'est pas qu'une simple vue de l'esprit, mais peut-être l'imminente réalité.

Toute la réalité révolutionnaire de notre époque voit ainsi s'effondrer, sans espoir de retour, les formes d'organisation - partis et syndicats - et les tactiques - élections, pétitions, défilés, négociations, etc. - héritées de la défaite de la contestation anticapitaliste au XXe siècle, pour retrouver naturellement la forme d'organisation et la tactique spontanée des masses révoltées : l'assemblée démocratique de base (qu'on peut tout aussi bien appeler « conseil », ou même, pourquoi pas, « soviet ») et la confrontation directe avec le système, ses symboles et ses institutions. Même dans l'Irak occupé, on voit surgir du chaos de telles assemblées, appelées là-bas shoras en référence aux conseils de base de la révolution iranienne de 1978-1979 : ainsi à Bagdad, les ouvriers d'une filature de coton, ayant cessé le travail, peuvent chasser leur patron et vendre les stocks à leurs profits ; ailleurs, des travailleurs surexploités de l'industrie du pétrole peuvent renforcer leur grève de la menace de passer au sabotage et à la lutte armée pour obtenir une hausse de leurs salaires ; tandis que dans tout le pays grandit un mouvement de chômeurs radical, qui rejette également le retour à la dictature, la soumission au capitalisme occidental et la propagande islamiste - c'est-à-dire les trois fondements du « nouvel Irak » rêvé par les nouveaux dirigeants. Dans le monde entier comme en Kabylie, seule la fédération autonome de ces assemblées démocratiques peut aujourd'hui prétendre exercer un pouvoir légitime, pour se charger de la nécessaire réalisation d'un changement social authentique. Sous cet angle, les « conseils ouvriers » de l'industrie apparaissent toujours comme le fer de lance qui doit garantir le succès d'une véritable rupture avec le passé, puisque non seulement aptes, mais de surcroît poussés désormais par la plus impérieuse nécessité économique à réorganiser rapidement la production sociale sur de nouvelles bases ; tandis que les « assemblées de quartier » ou les assemblées démocratiques de chômeurs, qui ont par définition une base sociale hétérogène et des moyens limités, semblent beaucoup plus fragiles. Tout laisse cependant à penser que c'est partout que les assemblées retrouveront en elles-mêmes les contradictions internes au mouvement global de contestation, c'est-à-dire l'opposition entre, d'une part, les partisans de la « reconstruction démocratique » de l'État (sous une quelconque bannière « gauchiste » ou « écologiste » voire « islamiste ») et de l' « humanisation » de l'économie de marché, et d'autre part les partisans de la liquidation pure et simple de l'État et du marché mondial. Cette dernière perspective ne pourra toutefois s'imposer qu'à la condition de prouver scientifiquement sa vérité, c'est-à-dire de livrer les résultats de ses expérimentations pratiques et ses analyses théoriques au jugement critique de l'ensemble du mouvement, pour qu'il y reconnaisse immédiatement, contre ses propres habitudes mentales héritées d'une époque révolue, le dynamisme de la modernité et la puissance de la réalité. L'avenir nous appartient.










[1]. Sans parler d'une Susan George, on se contentera de citer une déclaration de Jean Ziegler, sociologue et politicien, publiée en juin 2003 par un des principaux quotidiens français : « Souvenez-vous de Gênes. Il est juridiquement prouvé que les casseurs travaillaient avec la police » (souligné par nous).

[2]. Nous pensons entre autres aux tristes dogmes « anti-industriels », ou pour mieux dire « technophobes », prônés par quelques intellectuels « néo-ruraux » occidentaux : principalement John Zerzan et Ted Kaczynski (alias « Unabomber ») aux États-Unis, et en France René Riesel (connu comme ancien membre de l'Internationale situationniste) ; leur discours est si visiblement absurde et incohérent que les médias de masse ont pu s'en faire l'écho pour tenter de discréditer les émeutiers de Seattle, en les réduisant aux quelques adeptes de Zerzan qui ont effectivement participé aux Black Bloc, ou encore les arracheurs sauvages (c'est-à-dire non contrôlés par la Confédération paysanne de José Bové) de plants transgéniques, en les présentant comme étant tous partisans des idées de Riesel.

[3]. Au même moment éclatait le « mouvement des chômeurs » français, dont nombre d'aspects incitent à le rapprocher du mouvement piquetero argentin, mais qui, n'étant pas comme celui-ci alimenté par une accélération fulgurante du rythme de la crise économique, n'a pas su trouver en lui-même le dynamisme qui lui aurait permis de s'inscrire dans la durée, contre vents et marées, jusqu'à déclencher une explosion générale.

[4]. Elle paraît être pourtant la réalisation presque achevée du programme d'un Michel Chossudovsky - à ceci près que la désignation à la présidence par interim du narcotrafiquant Eduardo Duhalde, puis « l'élection » truquée de son dauphin Nestor Kirchner, n'est pas précisément ce qui se fait de mieux en matière de « remise à neuf de l'appareil de l'État » : car en Argentine comme partout ailleurs, l'État ne peut désormais se « renouveler » qu'en devenant pire qu'il n'est déjà (ce qui est souvent difficile même à imaginer ; mais chacun sait qu'aujourd'hui la réalité dépasse les bornes de l'imagination).









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