L' U L T I M E R A Z Z I A





3.

« SERVICES SPÉCIAUX »










« Mais l'État sait mentir dans toutes les langues du bien et du mal ; et dans tout ce qu'il dit, il ment ; et tout ce qu'il a, il l'a volé.

Tout est faux en lui ; il mord avec de fausses dents, ce hargneux. Ses entrailles même sont fausses.

La confusion de toutes les langues du bien et du mal, voilà le signe que je vous donne ; telle est la marque de l'État. »

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra



« La classe des capitalistes impérialistes, dernier rejet des castes exploiteuses, surenchérit en bestialité, en cynisme effronté, en ignominie sur tous ces prédécesseurs. Pour défendre son Saint des saints : le profit et le monopole de l'exploitation, elle emploiera les dents et les ongles, elle utilisera au maximum chacune des méthodes froidement implacables qui ont fait leur apparition quotidienne dans l'histoire de la politique coloniale et dans la dernière guerre mondiale. »

Ligue Spartacus, Que veut Spartacus ?











D'un point de vue technique, les attentats du 11 septembre peuvent sans difficulté être considérés comme l'opération commando secrète qui, menée avec la plus grande économie de moyens, a obtenu les plus grands effets. Elle est la première qui a réellement, et publiquement, ébranlé le monde. Force a donc été de constater l'irruption sur le devant de la scène historique, d'acteurs qui n'avaient jamais œuvré que dans l'ombre des coulisses : ce jour-là, les organismes, privés et d'État, qui se définissent eux-mêmes comme « spéciaux » - adjectif délibérément flou et indéterminé - ont montré qu'ils n'avaient pas manqué de s'inscrire dans le processus général de mondialisation de l'économie, dont ils sont un rouage essentiel ; en même temps qu'ils expriment, plus discrètement, leur dévorante ambition. Évidemment, c'est à l'envers qu'experts et journalistes, toutes tendances politiques confondues, envisagent la réalité : pour eux, il n'est jamais question que de l'irruption de l'absence des services de protection de l'État américain, quand il est partout répété que ceux-ci, CIA et FBI en tête, ont connu le 11 septembre leur plus effroyable revers. C'est en espérant confirmer cette ineptie que les autorités américaines peuvent « avouer » en juin 2002, en réplique à une série de révélations, l'existence de nombreux « dysfonctionnements » au sein de la hiérarchie du FBI, provoquant de cette manière d'importants remous au niveau national (le reste du monde est alors submergé par la vague d'hystérie collective qui accompagne chaque Coupe du monde de football) ; quant aux « dysfonctionnements » de la CIA, mais aussi de la NSA, du Service central de sécurité du Pentagone, du Service secret de la Maison-Blanche, etc., rien n'en est divulgué puisque ce sont des services secrets, et que les informations relatives à leur fonctionnement doivent par définition rester secrètes [1]. Ainsi, si l'on tient absolument à admettre un instant la malheureuse version officielle, on doit supposer une suite ininterrompue d'échecs de tous ces services simultanément, sur une longue période : et donc, au fond, se convaincre de leur inefficacité structurelle. On prétend nous expliquer cet incroyable phénomène par le manque chronique de moyens humains et financiers, autrement dit le sous-développement du secteur, ou bien - au choix mais sans exclusive - par la lourdeur bureaucratique née précisément de son surdéveloppement. Cette double explication, qui n'est qu'un double jugement de valeur, est apte à satisfaire les milieux idéologiques les plus variés ; et c'est justement à l'abri d'un tel pseudo-débat que le véritable développement est assuré de rester lui-même secret.


Les innombrables « services spéciaux » qui travaillent à protéger et renforcer tous les États modernes, et à défendre les intérêts des grands trusts industriels, sont l'inévitable aboutissement d'un siècle et demi d'affirmation du modèle « démocratique et libéral » de l'État. Les époques qui précèdent ont certes elles aussi eu leurs espions, mais la prolifération de ceux-ci n'est devenue possible qu'à la faveur de la subite montée en puissance du mensonge social, quand une nouvelle classe dominante a prétendu régner désormais au nom et dans l'intérêt du « peuple » : l'ensemble de ce qui est manifestement contraire à cette phraséologie doit alors normalement disparaître dans la nuit et le brouillard du secret d'État [2]. Cette face cachée de la société, cette zone censée impénétrable qui s'est étendue et densifiée sans interruption, se maintenant au-dessus de toutes les lois, est, par nature, et par fonction, le domaine réservé de l'inavouable, le fertile terreau de la barbarie moderne. Sa double origine, diplomatico-militaire et policière, a pu se maintenir jusqu'à nos jours, sur la base d'une spécialisation primitive de ses tâches : conquérir et défendre ses nouveaux marchés à l'extérieur, et assurer la paix sociale en réprimant la contestation à l'intérieur. La première de ces missions est au fondement de ces expéditions coloniales où des millions d'hommes, de femmes et d'enfants sont réduits en esclavage ou exterminés au nom du « progrès », ainsi que des permanentes intrigues auxquelles se livrent tous ces « deuxièmes bureaux » qui finiront par déclencher la première guerre mondiale ; la seconde autorise dès le Premier Empire les services de Joseph Fouché, figure de la terreur et concepteur de la police moderne, à poster partout des mouchards, à établir des fichiers de suspects, à infiltrer les milieux de l'opposition, à tirer les ficelles de pseudo-conspirations.


De son côté, la glorieuse démocratie américaine entend bien s'imposer dans ce domaine aussi comme la locomotive du progrès universel. Pour justifier le génocide planifié des populations autochtones ou les expéditions de Cuba et des Philippines, dans les dernières années du XIXe siècle, l'armée américaine multiplie déjà provocations et manipulations à des fins de conquête et de pillage : par exemple, l'explosion accidentelle d'un navire de guerre , le Maine, est immédiatement présentée à l'opinion comme une attaque espagnole légitimant les plus violentes « représailles ». Quant à la police, elle hérite par voie directe de l'expérience des milices patronales spécialisées dans l'esclavage ouvrier et dans la répression des grévistes - dont la plus célèbre, l'agence Pinkerton, se convertit pendant la guerre de Sécession, en corps d'espions (participant ainsi à la victoire des loueurs d'esclaves de toutes races sur les propriétaires d'esclaves noirs) avant de reprendre ses activités à plus grande échelle, la complicité de l'État définitivement acquise. Dans ce cadre, quand le mouvement ouvrier américain, alimenté sans répit par le flot des immigrants, commence à s'organiser sur la base de conceptions proches de l'anarchisme, il est spontanément combattu par la terreur policière, et devient la première cible de nouvelles chasses aux sorcières - dès 1886 à Chicago, après l'explosion de la bombe du Haymarket, qui discrédite si opportunément la « violence » anarchiste, pour prendre le plus célèbre exemple. La première guerre mondiale est cause d'un premier grand bond en avant dans l'usage de ces méthodes. L'hystérie patriotique et l'épidémie d'« espionite », qui n'ont rien à envier à celles qui submergent l'Europe, sont pour la police l'occasion d'en finir avec la subversion du syndicat anarchiste Industrial Workers of the World, qui en dix ans d'activités a acquis une influence profonde parmi les bûcherons, les mineurs, les travailleurs itinérants, les chômeurs : ainsi durant les années de guerre, plusieurs centaines de Wobblies sont accusés de conspiration et condamnés à des peines allant jusqu'à vingt ans de prison. Décapité, réduit au silence, l'IWW peut alors être liquidé localement dans la plus totale impunité. Votée en juin 1917, la loi sur l'espionnage dont le sénateur McCarthy fera, trente ans plus tard, un retentissant usage, sert dans l'immédiat à emprisonner les opposants à la guerre. Une autre loi votée peu après permet de rafler et d'expulser, dès 1919, des étrangers coupables de délits d'opinion. Enfin la loi sur les secrets officiels de 1920 institue la surveillance systématique des télécommunications internationales, apparaissant ainsi aux fondements de l'usage policier des nouvelles techniques de communication - usage qui, comme une part obscure, peut désormais partout se développer au même rythme exponentiel que ces techniques elles-mêmes [3].


C'est ainsi que tout au long du XXe siècle, les possibilités d'agir secrètement n'ont pas cessé un instant de s'accroître, et d'abord en raison directe de l'accumulation et de la concentration de connaissances secrètes : la surveillance des nouvelles télécommunications - au premier rang desquelles le téléphone et la radio - engendre rapidement, dans tous les États modernes, le développement d'une administration secrète chargée de collecter, d'analyser et de classer les informations les plus diverses, aussi bien anodines que scandaleuses, et de les mettre à disposition des services qui sauront en faire usage. L'état-major de l'armée américaine dispose de cette manière, dès les débuts de la deuxième guerre mondiale, du code secret permettant de décrypter les communications japonaises [4]. La « guerre froide » intensifie encore le processus : dès 1947, les États-Unis et le Royaume-Uni concluent un accord secret qui vise à développer un système de surveillance planétaire des télécommunications. Croyant discerner partout des complots ourdis par le bloc idéologique concurrent, les États modernes ne peuvent plus se contenter de surveiller les étrangers et les agitateurs : le contrôle des opinions de chaque citoyen est vu désormais comme un objectif à la fois nécessaire et réalisable. Rattrapant en ce domaine le retard pris sur l'empire stalinien, les États-Unis s'engagent, avec les « listes noires » du maccarthysme, sur la voie du fichage généralisé de la population, qui va se faire progressivement, selon des critères toujours plus nombreux et plus précis, à mesure que ces nouvelles machines de classement mises au point par la firme germano-américaine IBM et rodées par le régime nazi augmentent en puissance et en efficacité. La NSA américaine, dont l'existence même est longtemps restée un secret d'État, devient ainsi, au cours de la guerre froide, la plus démesurée de ces administrations dévolues à la surveillance des populations : cet organisme, qui dispose librement de toutes les technologies de pointe (il peut par exemple mettre en orbite son premier satellite-espion en 1968, un an seulement après le premier satellite de communication), a pour tâche, en collaboration avec d'autres services et avec la complicité des compagnies opératrices - et en violation flagrante de toutes les législations, cela va sans dire -, d'intercepter toutes sortes de communications partout dans le monde, de les décrypter le cas échéant, et d'en analyser le contenu.


Quarante ans durant, la cible prioritaire des services de surveillance occidentaux demeure incontestablement le bloc de l'Est et ses supposées conspirations permanentes, ennemi ontologique auquel toute tentative de subversion intérieure est automatiquement amalgamée ; mais dans les décennies 1980 et 1990 ils sont l'objet d'une double révolution, idéologique et technologique. D'une part, leurs activités étant essentiellement justifiées par l'argument obsessionnel du « complot communiste », et le gros de leurs moyens effectivement employé à contrer ce prétendu danger, l'effondrement des « démocraties populaires » leur impose un bouleversement de leurs priorités. Les moyens jusqu'alors concentrés contre le bloc stalinien, bien loin d'être réduits ou abandonnés, sont déployés contre d'autres cibles, en un vaste mouvement stratégique qui s'effectue sous couvert de « guerre à la drogue » - on se souvient des grandes offensives militaro-policières pour la liquidation du « cartel de Medellin » en Colombie ou le renversement de Noriega au Panama -, de lutte contre le trafic ou le terrorisme. Ces activités criminelles ne connaissant par définition pas de frontières, la surveillance en vient de cette manière à avoir pour objet la totalité du monde, et un nombre croissant de comportements. D'autre part, il est hautement significatif que ce processus de globalisation de la surveillance s'opère dans le cadre d'un fulgurant développement des nouvelles technologies parfaitement adaptées à un tel usage : à l'explosion des communications par satellite, par exemple, correspond l'explosion de leur interception par des satellites-espions et des stations d'écoute ; et faut-il encore rappeler que rien n'a été moins librement choisi que le réseau informatique mondial, qui à l'origine reliait les ordinateurs de l'armée américaine, et qui facilite grandement les tâches de la surveillance ? Quant au traitement des gigantesques masses de données ainsi secrètement accumulées, qui était encore accompli par des fonctionnaires dans les années 1970, et qui aurait alors été étouffé les administrations, il peut désormais être pris en charge par des nouvelles machines : de surpuissants moteurs de recherche qui évaluent le contenu des communications et sélectionnent celles qui devront être analysées de plus près par des spécialistes. Le système planétaire anglo-américain connu sous le nom d'Echelon, dont l'existence est révélée en 1988 par le journaliste britannique Duncan Campbell, est le plus important élément parmi d'autres du réseau de surveillance le plus étendu du monde ; mais il n'est qu'un élément parmi d'autres d'un réseau parmi d'autres, car d'autres pays, à commencer par la Russie, la Chine et la France, disposent aussi de leur propre système mondial de surveillance. Ces dispositifs n'ont cessé d'être régulièrement renforcés, et ont été partout, dans les mois qui ont suivi le 11 septembre, en grande partie légalisés.


Les innombrables informations ainsi recueillies, qui touchent à des domaines aussi divers que les relations diplomatiques, la recherche scientifique, les technologies industrielles ou la contestation politique, et dont la valeur marchande peut être inestimable - tant l'information vraie est une denrée rare dans une société fondé sur le mensonge -, sont ensuite négociées entre les services de surveillance et leurs clients : services d'espionnage, de contre-espionnage et de police politique, bien sûr, mais aussi, dans une proportion toujours croissante, des politiciens, des scientifiques et des industriels. C'est ainsi qu'est né un marché du secret, lui-même secret, qui joue un rôle si crucial dans l'économie mondialisée qu'il se révèle être parfois le secret du marché, comme à Taïwan par exemple, où la signature de mirobolants contrats a échappé aux marchands de canons français parce que leurs concurrents américains, qui les avaient fait espionner, ont rendu publique leur pratique systématique de la corruption. Dans les deux dernières décennies, les États-Unis se sont taillé la part du lion dans ce secteur vital qu'est le renseignement : comment les menées conspiratives d'Oussama Ben Laden, officiellement traqué depuis 1998, quand on lui attribue la responsabilité des attentats contre les ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie, auraient-elles pu échapper aux seuls services de surveillance américains ? Ceux-ci ont au contraire manifestement couvert les terroristes du 11 septembre : « la plus importante attaque terroriste de l'histoire » est donc ce qu'ils nomment dans leur langage a covert operation (ou covert action), une opération menée à l'abri du secret d'État, qui prend place à ce titre dans une longue et sanglante série.


L'actuelle « guerre contre le terrorisme » se présente ainsi comme l'héritière directe de la « guerre froide », dans la mesure où celle-ci est déjà une guerre secrète, c'est-à-dire une suite d'opérations secrètes menées par des armées secrètes - les principales étant alors, comme chacun sait, le KGB et la CIA. Il n'entre pas dans nos intentions de faire l'inventaire des chantages, provocations, manipulations, assassinats, massacres et autres coups d'État qui ont rythmé ces quarante années ; qu'il suffise ici de rappeler que les méthodes américaines ont amplement prouvé, de l'Iran au Guatemala en passant par Cuba, le Zaïre ou le Chili, qu'elles n'avaient rien à envier à la machine de terreur stalinienne. (On comprend aisément comment la CIA a pu, au cours de cette période, accumuler une telle puissance pratique que certains ont cru voir en elle un centre de pouvoir occulte aux États-Unis : que ce soit là une évidente erreur, due à une confusion mensongère entre dirigeants et exécutants, ne doit pas pour autant masquer le fait que ses cadres supérieurs sont à même d'acquérir une importante part du pouvoir réel, à l'exemple de la brillante carrière d'un George Bush père). Dans le cadre de notre sujet, seules deux opérations orchestrées par la CIA durant la guerre froide, mais non des moindres, méritent que l'on s'y attarde : le « piège afghan » et la « contre-insurrection » italienne, parce qu'ils apparaissant clairement comme les principaux éléments de la préhistoire du 11 septembre.


Si l'on en croit le célèbre stratège américain Zbigniew Brzezinski, l'invasion de l'Afghanistan par les troupes « soviétiques » était l'objectif que les États-Unis s'étaient délibérément fixé quand ils intensifiaient leur aide aux groupes armés rebelles à la dictature stalinienne locale, y voyant « l'occasion d'offrir à l'URSS sa guerre du Viêtnam ». A partir de 1979, l'Afghanistan devient dans ce but un véritable vivier de « terroristes islamistes », au cours de ce qui restera dans l'histoire comme la plus importante opération secrète de la guerre froide. Dix ans durant, la CIA et son relais local, l'ISI pakistanais, recrutent des milliers de moudjahidine dans tous les pays musulmans (les survivants sont ceux-là même qui, parce qu'ils en savent déjà trop, pourrissent aujourd'hui avec tant d'autres raflés à l'aveuglette, dans le camp de concentration de Guantanamo), financent et organisent ces bases secrètes de la guérilla que les médias du monde entier présenteront, à l'automne 2001, comme étant les fameux « camps d'entraînement d'Al Qaeda », et forment des cadres aptes à discipliner cette armée hétéroclite sous la férule de l'idéologie wahhabite - Oussama Ben Laden, qui émarge à la CIA dés 1979, étant sans conteste celui d'entre eux qui s'est vu offrir les plus extraordinaires opportunités de carrière. Il ne faut pas chercher ailleurs l'origine des structures de l'actuelle « nébuleuse Al Qaeda ». Ceci est admis même par les plus fervents tribuns de la « guerre contre le terrorisme », comme un Chomsky, à qui il est seulement interdit d'envisager les attentats du 11 septembre comme le possible résultat d'une réactivation contrôlée de ces réseaux terroristes - ces derniers devant absolument s'être habilement « retournés » contre les États-Unis [5], et avoir triomphé de ceux dont ils dépendaient si complètement (sans doute par la grâce d'Allah le Tout-puissant ?). On peut noter enfin que le plein succès stratégique du « piège afghan » - l'Armée dite rouge est dissoute au terme d'une complète déroute - est acquis au prix d'un investissement minimal : l'organisation de la production et du trafic de l'héroïne extraite du pavot somnifère qu'on cultive dans les vallées du « Croissant d'or », trafic qui devient rapidement la principale source de financement de l'opération [6]. Cet énorme taux de rentabilité stratégique ne s'est vu dépassé qu'avec les attentats du 11 septembre, dont tout laisse à penser qu'ils ont en cela atteint un point culminant.


Quelques stupides fanatiques, aisément remplaçables, réclamant comme un honneur le droit de se sacrifier pour la cause [7], ont donc été choisis dans le vivier « Al Qaeda » pour être postés en « agents dormants » sur le territoire américain. Dans son principe, cette opération est identique à celle menée durant la guerre froide en Europe occidentale sous le nom de code « Gladio » : comme on a pu l'apprendre en 1990, la CIA y avait organisé et déployé des groupes paramilitaires secrets « anticommunistes », initialement pour servir de noyaux de résistance en cas d'invasion par les troupes « soviétiques », mais finalement employés dans la politique intérieure de plusieurs pays. À la fin des années 1960, en Italie, pays qui passe alors pour être le plus menacé par le « communisme », le « gouvernement parallèle », connu aussi sous le nom de « Loge P2 », qui réunit entre autres industriels, politiciens, banquiers, patrons de presse, parrains de la Mafia, chefs des services secrets et stratèges de « Gladio », prend la décision d'activer ces réseaux secrets pour défendre un ordre social qui vacille : en décembre 1969, le massacre de la Piazza Fontana, à Milan, premier d'une interminable série, ouvre une chasse aux sorcières « antiterroriste » qui étouffera le mouvement de grèves sauvages entré dans l'histoire sous l'appellation de « Mai 68 rampant ». Cette « stratégie de la tension », que sous-tend le rejet d'un « compromis historique » avec les staliniens, ira jusqu'à l'enlèvement et l'exécution, en 1978, du président du conseil des ministres, Aldo Moro, par une « Brigade rouge », groupe de gauchistes fanatiques manipulés qui croient participer de cette façon à « la lutte armée de l'avant-garde du prolétariat » [8]. C'était là une hardie déclinaison intérieure de la stratégie de « contre-insurrection » théorisée et mise en pratique (sans grand succès d'ailleurs) par l'armée française au cours des guerres coloniales d'Indochine et d'Algérie, qui consiste à organiser des actions terroristes pour les attribuer à l'ennemi, dans le double objectif de frapper de terreur les populations insoumises et de discréditer les groupes subversifs. Il faut remarquer ici à quel point la conception léniniste de « l'organisation révolutionnaire », bureaucratico-militaire, a toujours été la favorite de toutes les polices, qui s'y infiltrent et y agissent avec une étonnante facilité : quand Lénine en personne se laissait si longtemps berner par son ami Roman Malinovski, agent provocateur de l'Okhrana, n'est-ce pas parce que celui-ci était après tout parmi les plus intelligents, les plus courageux, les plus utiles des cadres du parti bolchevik ? Nul doute que cette malédiction structurelle ne saurait aujourd'hui épargner les plus « autonomes » des organisations de « l'islamisme combattant » bâties sur le même modèle.


Avec la fin de la guerre froide, la lutte contre le « communisme » perdant sa raison d'être, l'État italien s'impose une profonde réforme qui passe par l'épuration du « gouvernement parallèle » : ses membres les plus compromis dans le terrorisme des « années de plomb », qui sont aussi les plus frénétiquement « anticommunistes », sont donc éliminés au cours de l'opération judiciaire « Mains propres », dont le tout dernier acte est, en novembre 2002, la condamnation à vingt-quatre ans de prison, pour avoir commandité l'assassinat d'un journaliste en 1979, de « l'Inoxydable » président du conseil démocrate-chrétien Giulio Andreotti - qui mérite toujours son surnom puisque ce jugement est cassé un an plus tard. Cet ultime aveu des crimes d'une époque révolue voudrait faire croire que l'État italien a renoncé à recourir à ces méthodes expéditives : mais même au point culminant de l'opération « Mains propres », quelques naïfs juges, croyant sans doute pouvoir outrepasser les limites de leurs prérogatives, pouvaient être assassinés en dépit de l'application des mesures de sécurité les plus strictes ; et depuis, on a pu voir l'inénarrable Silvio Berlusconi, lui-même ancien membre de « P2 » et affairiste notoire, se faire attribuer les pleins pouvoirs pour gouverner l'Italie comme sa propriété privée. C'est parce que cet aventurier a si tôt et si parfaitement compris comment il faut gouverner à notre époque que les attentats du 11 septembre lui ont autant profité : en effet, en grande difficulté depuis la répression sauvage des manifestations de Gênes, en juillet 2001, il n'a eu qu'à appliquer les recettes apprises dans sa jeunesse pour se donner les moyens de faire taire l'opposition [9]. Dans un premier temps, la fausse nouvelle de la présence en Italie d'un camion-suicide bourré d'explosifs piloté par des « terroristes islamistes » est diffusée pour mesurer le degré de crédulité et de passivité atteint par « l'opinion publique » ; mais c'est finalement la vieille étiquette « Brigades rouges » qui sera employée pour revendiquer l'exécution, dans le pur style mafieux, d'un insignifiant fonctionnaire du ministère du travail [10]. Ce contrat est rempli deux jours avant une manifestation géante organisée à Rome par les syndicats et partis de gauche : comme par magie, les mots d'ordre antigouvernementaux se métamorphosent en slogans « antiterroristes », et deux millions d'individus défilent en soutien d'une clique qu'ils voulaient destituer quarante-huit heures plus tôt. Ce phénomène d'anesthésie générale est sans conteste l'effet le plus redoutable de la tactique terroriste ; c'est lui seul, à n'en pas douter, qui autorise ensuite l'ouverture de la féroce chasse aux sorcières menée par la police italienne contre les activistes « antimondialisation ».


Depuis que le « gouvernement parallèle » d'Italie a, par ses indiscutables succès, démontré l'efficacité de la violence terroriste pour vaincre par la peur la contestation, les gouvernements d'un nombre croissant de pays y ont eu recours, chaque fois que cela était nécessaire. C'est la méthode choisie par exemple par les services spéciaux israéliens pour lutter contre les organisations palestiniennes, par la police américaine pour liquider les Black Panthers ou l'American Indian Movement, ou encore par les gouvernements « socialistes » français et espagnol, organisant en commun un escadron de la mort pour combattre le nationalisme basque. La nécessité d'en finir avec la vague révolutionnaire apparue par surprise dans les années 1960 amène graduellement tous les États occidentaux à adopter des mesures répressives dignes des polices totalitaires des « démocraties populaires ». Ce processus apparaît aujourd'hui fondamental dans la construction de notre « société globale » ; en effet, c'est seulement après l'unification de ces pratiques que la propagande peut proclamer sans risque la réconciliation des « deux blocs » dans la démocratie, la liberté et la sécurité : car les plus lucides des dirigeants savent déjà parfaitement que ce pseudo-« consensus » qui sert alors de bannière à la « mondialisation » ne saurait faire illusion très longtemps, et que la contestation mondialisée qui s'annonce exige qu'ils aient à leur disposition les moyens adéquats pour la réprimer.


L'Algérie, de ce point de vue, se présente comme un modèle de transformation d'une dictature bureaucratique en « démocratie libérale » : ce pays, où les services spéciaux étaient omnipotents depuis l'indépendance, a presque sans transition fait naufrage, dès la fin du régime du parti unique, dans un règne de terreur. Ayant vu son pouvoir grignoté par la victoire des islamistes aux municipales de juin 1990, premières élections « libres » de l'histoire du pays, et redoutant les résultats des prochaines législatives, la « mafia des généraux » qui possède l'État conspire pour mettre en place les éléments du scénario qui doit garantir sa sauvegarde : la répression qui s'abat sur les sympathisants islamistes, envoyés par milliers pourrir dans des camps de concentration au fin fond du Sahara, est organisée dans le but délibéré de les pousser à la lutte armée. Les services spéciaux s'infiltrent dans les maquis islamistes dès leur création, y plaçant facilement leurs agents au sommet de la hiérarchie. Simultanément, plusieurs centaines d' « Afghans » sont rapatriés pour y être intégrés : ceux-ci ont justement cette spécificité de n'avoir aucune attache avec la population algérienne, qu'ils méprisent en tant qu'impie. Les généraux peuvent alors appliquer dès 1991 leur stratégie de « contre-insurrection » qu'ils ont apprise quand ils étaient officiers de l'armée coloniale française : diverses opérations d'intoxication médiatique, notamment l'organisation d'attentats terroristes attribués aux islamistes, fournissent ainsi un prétexte à « l'interruption du processus électoral » et au putsch de janvier 1992. C'est le début d'un processus infernal : les faux maquis appelés « Groupes islamiques armés », devenus célèbres dans le monde entier pour leur effroyable sauvagerie, sont employés comme troupes supplétives justifiant la guerre menée en secret contre toute la population algérienne, victime d'un terrifiant programme d' « éradication » qui va jusqu'aux bombardements au napalm. Enhardis par leurs premiers succès, les stratèges du terrorisme utilisent les « GIA » pour éliminer journalistes indépendants, artistes engagés, politiciens et syndicalistes non corrompus, et tout simplement les témoins gênants... L'horreur culmine à la fin de l'été 1997, quand des éléments des « forces spéciales » se faisant passer pour des maquisards islamistes perpètrent les grands massacres de Raïs, Sidi-Youcef et Bentalha : il semble en effet qu'à cette époque, égorger des civils est devenu aussi la forme du dialogue entre les différents clans bureaucratico-mafieux concurrents qui, au sommet de l'État algérien, se disputent la rente pétrolière et les fruits de la corruption. La seule légitimité des généraux putschistes étant la permanence du terrorisme, toute tentative de « dialogue » entre le « gouvernement civil », héritier de l'appareil bureaucratique FLN, et les politiciens islamistes est sabotée par une recrudescence des attentats. L'Algérie plonge alors dans un chaos où il devient chaque jour plus difficile de distinguer exactement qui manipule qui, et dans quel but, tant les divers services spéciaux, qui n'obéissent et ne rendent de comptes qu'au clan qui les dirige, se sont infiltrés partout, et d'abord les uns les autres. Mais c'est aussi à partir de la fin de l'année 1997 que l'épais rideau de mensonges derrière lequel se cache le pouvoir terroriste commence à se dissiper, en premier lieu parce que nombre d'agents des services spéciaux, écœurés, désertent et témoignent des ordres abjects qu'ils ont reçus [11]. La situation est ainsi devenue particulièrement délicate pour les stratèges du terrorisme algérien, qui commencent à redouter d'être un jour condamnés pour crimes contre l'humanité par un tribunal international, quand les attentats du 11 septembre viennent mettre fin d'un seul coup à toutes leurs craintes. Il leur suffit de proclamer l'existence de liens entre les islamistes d'Algérie et « Al Qaeda » pour obtenir l'assurance de leur impunité et la garantie de conserver le pouvoir ; et les dirigeants du monde entier de défiler à Alger pour féliciter ces bourreaux d'avoir si bien anticipé la « guerre contre le terrorisme », et pour renouer dans la foulée des liens d'affaires... Aujourd'hui, on n'entend plus guère parler de « GIA », l'étiquette étant par trop discréditée (à tel point que ce sigle a fini par signifier ironiquement « Groupes islamiques de l'armée ») ; les services spéciaux semblent désormais préférer travailler sous le couvert du « Groupe salafiste pour la prédication et le combat », qui fait régner la terreur dans la Kabylie insurgée.


On ne peut évoquer ces années de boucherie terroriste en Algérie sans souligner la complicité active de l'État français : il ne s'agit pas seulement de la lâcheté criminelle de tous les politiciens, ni de la corruption éhontée du milieu de la « culture », qui ont atteint un sommet en 2003 avec la gigantesque opération d'intoxication dite « Année de l'Algérie en France » ; bien plus, il est sûr aujourd'hui que la puissante Direction de la sûreté du territoire a directement participé au montage des attentats terroristes du métro parisien en 1995 et 1996, attribués au GIA. Les débats du procès des artificiers, qui s'est tenu à Paris à l'automne 2001, ont montré que le chef du commando islamiste, un agent des services spéciaux algériens dont les employeurs ont, depuis, officiellement annoncé le décès, a été pendant toute la durée de sa mission efficacement protégé par la DST ; et l'on a pu se demander si celle-ci est aux ordres du régime terroriste d'Alger, ou plutôt l'inverse ?... En tout cas, les liens d'amitié et de complicité sont anciens et solides, dans toutes sortes de trafics, entre le « cabinet noir » des généraux d'Alger et certains réseaux occultes du ministère de l'intérieur français [12].


L'année 1999 voyait l'État russe reconstituer quelque peu sa puissance totalitaire grâce au grossier montage, par le FSB, successeur du KGB, des sanglants attentats de Moscou attribués aux indépendantistes tchétchènes, qui propulsent le tchékiste Poutine à la présidence et lui fournissent un prétexte pour liquider, non seulement les derniers médias « indépendants » de Russie, mais aussi carrément toute la population tchétchène. Ces massacres de la fin de l'été 1999, qui ont permis à Poutine de s'installer à la tête de l'État et de réenvahir la Tchétchénie, sous prétexte de traquer les « terroristes islamistes », faisant ainsi main basse sur le pipe-line qui la traverse, peuvent être légitimement considérés comme le 11 septembre russe. C'est pourquoi le 11 septembre 2001 offre naturellement à Poutine l'occasion d'affirmer que les Tchétchènes sont liés à « Al Qaeda » : dès lors, comment les dirigeants « démocrates » se soucieraient-ils du génocide perpétré sur le terrain par l'armée russe, puisqu'il ne s'agit que d'y « éradiquer le terrorisme », un peu comme dans cette Algérie qui s'attire tant d'éloges ? Mais en Russie comme en Algérie, la tactique terroriste, en se transformant peu à peu en stratégie d'ensemble, vient à déraper. Le massacre d'État du théatre de Moscou, à l'automne 2002, l'a montré : on sait que les services de Poutine ont délibérément laissé agir le commando tchétchène, espérant sans doute retirer la gloire d'une libération des otages des « terroristes islamistes », et que c'est un service concurrent, probablement aux ordres de l' « oligarque » Boris Berezovski, qui a fait usage de ce gaz de combat qui a exterminé presque tous les occupants du théatre, otages compris, transformant ainsi le triomphe espéré en scandaleuse bavure. Au demeurant, ledit Berezovski est connu pour bénéficier du soutien de la CIA, qui continue, désormais, à l'intérieur des frontières de l'empire russe, à armer et financer des groupes armés wahhabites, ce qui lui permet au moins de participer aux négociations pour le partage du butin tchétchène. Tout laisse enfin à penser que le même Berezovski est le commanditaire de ce nouveau massacre qui a eu lieu dans le métro de Moscou au début 2004, quand Poutine en campagne pour sa « réélection » se vantait partout d'avoir enfin « pacifié » la Tchétchénie....


Le 11 septembre est ainsi l'aboutissement on ne peut plus logique d'un processus pluridécennal de mondialisation du terrorisme d'État [13]. Les services spéciaux américains n'ont guère fait preuve d'imagination, en se contentant, sur le modèle de leurs homologues algériens, français ou russes, de manipuler des « islamistes » pour terroriser et fanatiser « l'opinion publique ». Même les remarquables, et très remarquées, capacités de « coordination » des terroristes, qui passent depuis pour être « la signature d'Al Qaeda », n'ont rien de bien original : puisqu'elles seraient plutôt la marque des « opérations spéciales » orchestrées au sommet de l'État [14]. La seule véritable nouveauté des attentats du 11 septembre, c'est que tous les États (à l'exception évidemment, du régime taliban et de celui de Saddam) ont immédiatement pu en profiter : et l'on a vu depuis les attentats terroristes se multiplier dans le monde entier, de l'Indonésie à la Colombie, en passant par les Philippines, le Pakistan, l'Égypte et le Maroc, précédant partout des législations scélérates et des rafles dans les milieux de l'opposition. Jour après jour, le monde se transforme en une Algérie, où règne la plus totale confusion dans un chaos terroriste que seuls les clans mafieux au pouvoir qui, par ce moyen, négocient leurs parts de butin, savent décrypter : ceux qui n'ont que la permission de suivre, fascinés, les sanglants épisodes de ce monstrueux feuilleton de télé-réalité, sont tenus dans l'ignorance du scénario, et ne sauront jamais pourquoi sont morts, par exemple, des ingénieurs français de l'armement à Karachi, des cadres de l'industrie pétrolière à Al-Khobar, des fonctionnaires de l'ONU, des barbouzes espagnols et des diplomates japonais en Irak, et tant d'autres qu'on est en droit de regretter davantage, à Bali et à Mombasa comme à Istanbul et à Madrid. Bref, sous l'étiquette « guerre contre la terreur » s'est ouvert un règne mondial de terreur, avec ses rafles policières, ses geôliers tortionnaires, ses tribunaux spéciaux et ses détentions arbitraires. En Grèce par exemple, le procès en sorcellerie des prétendus militants de l'organisation « 17-Novembre », qui s'est tenu à Athènes en 2003, s'est clos par la condamnation, sans jury, de plusieurs innocents à la prison à vie sur la base de faux témoins, de preuves fabriquées et d'aveux extorqués sous la torture [15]. En France, les musulmans intégristes sont la proie d'une chasse aux sorcières « antiterroriste » dans l'indifférence générale - indifférence que mérite certes leur répugnante idéologie, mais non les pratiques policières et judiciaires dont ils sont les premières victimes -, et les plus rangés des réfugiés italiens des « années de plomb » sont livrés à la police de Berlusconi, extradés vers une Italie où les activistes « antimondialisation » sont arbitrairement pourchassés et emprisonnés. Quant aux détenus de Guantanamo, qui doivent être jugés par une « commission militaire », leur sort promet d'être encore plus kafkaïen. La législation « antiterroriste » est en effet fondamentalement nouvelle sur un point : ce n'est plus au tribunal de prouver que l'accusé est coupable, c'est à l'accusé de fournir la preuve de son innocence. Enfin, d'anciennes lois qui n'avaient que très peu servi peuvent être réactivées : ainsi, en France, au début 2004, dans deux affaires distinctes et à quelques jours d'intervalle, deux quidams étaient condamnés à un mois de prison ferme pour avoir normalement insulté dans la rue le nabot psychopathe qui occupait alors le ministère de l'intérieur.


Mais si la mondialisation de la terreur d'État permet à court terme un renforcement apparent de la puissance étatique, elle se révèle à l'analyse un symptôme de son dépérissement. Parce qu'il doit affronter des problèmes toujours plus aigus avec des ressources toujours plus limitées, l'État tend à battre en retraite, en abandonnant, sinistrés, des secteurs entiers du territoire qu'il contrôlait - partout, un nombre croissant d'oubliés survivent sans allocation, sans couverture sociale, sans rien ; partout, on se débarrasse des fonctionnaires parce qu'on ne peut plus les payer, dans les transports, les hôpitaux, les écoles, jusque dans les prisons -, pour se replier sur des positions « antiterroristes » : la « guerre contre le terrorisme » se présente en effet comme la dernière justification de l'existence de l'État - son dernier mensonge -, après le démantèlement, pan par pan, des structures dites « sociales » de « l'État-providence ». A ce stade, l'insécurité des populations devient, de fait et en principe, la meilleure sécurité de l'État ; mais dans le même mouvement, ces populations perdent toute raison de tolérer la domination de l'État si celui-ci ne garantit plus leur sécurité. Elles se retrouvent donc à exiger de l'État une sécurité qu'il ne veut ni ne peut plus donner (« le risque zéro n'existe pas », répète-t-il inlassablement à propos de tout), sinon d'une manière factice et illusoire - en inventant par exemple des « réseaux terroristes » dans le seul but de pouvoir se targuer de les avoir démantelés, comme en France -, car le recours à la violence terroriste est peu à peu resté le seul moyen qui permette à l'État d'obtenir, si nécessaire, le soutien , ou au moins le silence effrayé, de « l'opinion publique ». De ce point de vue, les attentats du 11 septembre, en imposant aux États du monde entier, à leur plus grand profit immédiat, de choisir leur camp dans la « guerre contre le terrorisme », ont achevé la mondialisation de cette crise structurelle de l'État moderne, qui ne peut plus se maintenir désormais qu'en s'autodétruisant - à l'instar de l'Algérie, où l'on ne peut déjà plus vraiment parler d' « État », tant ce pays n'est plus qu'une terre brûlée, ravagée par la misère, la folie et le désespoir, et pillée par une horde de vampires... L'inéluctabilité de ce processus ne peut plus faire aucun doute, quand on voit que moins de trente mois après le 11 septembre, les populations n'admettent déjà plus ce qu'on leur fait subir au nom de l' « antiterrorisme » : comme à Luri, ce village de Corse dont la population s'est spontanément soulevée pour protester contre l'inculpation pour « terrorisme » de deux jeunes lanceurs de cocktails Molotov, assiégeant deux jours durant la gendarmerie locale ; comme en Espagne, bien sûr, où le premier attentat d' « Al Qaeda » en Europe, le 11 mars 2004 à Madrid, loin de garantir la victoire électorale de José Maria Aznar en venant le justifier de s'être engagé aux côtés de l'administration Bush dans sa « croisade antiterroriste », comme on lui a très probablement fait croire, l'a au contraire conduit à une déroute, expulsé du pouvoir au cri de : « Aznar assassin » ! » Pour le dire autrement, les prétentions totalitaires de l'État moderne sont devenues si énormes qu'elles ne peuvent plus laisser subsister même l'apparence d'un ordre social paisible et heureux, qui était, pourtant, la meilleure garantie de son maintien. Avec l' « antiterrorisme », l'État a entériné, d'un point de vue proprement historique, son fiasco politique, en déclarant ouvertement la guerre à ses esclaves. « L'État n'est pas "aboli", il s'éteint », prophétisait en son temps Friedrich Engels : c'est ce à quoi nous assistons ici et maintenant, à ceci près que l'État a commencé de s'éteindre en conséquence de son propre développement totalitaire, et non, comme le pensait l'auteur de L'Anti-Dühring, à la suite de la saisie du pouvoir par le prolétariat ; et c'est le degré de barbarie atteint par l'État moderne en phase terminale - barbarie parfaitement conforme à son essence et à son histoire - qui confirme s'il en était encore besoin l'absolue nécessité de sa complète abolition
.








[1]. Il semble que la CIA ait quand même été poussé à avouer l'existence de graves « dysfonctionnements » en son sein, par le biais détourné du livre de son « ex-agent » Robert Baer, La chute de la CIA (on sait en effet que l'emploi de vrais ou prétendus « ex-agents », et de leurs pseudo-révélations, est une pratique courante dans les campagnes de communication de ce genre d'organisme) : pour ce pantin d'espion, sa hiérarchie se serait tout bonnement trompé d'ennemi pendant dix ans, égarée par le machiavélisme supposé des dirigeants saoudiens. C'est prêter beaucoup d'ardeur guerrière à des parvenus de la rente pétrolière, et davantage encore de candeur à des professionnels de la manipulation !

[2]. Ainsi le fulgurant développement de l'Okhrana tsariste (constituée en 1881 et devenue en vingt ans cet organisme tentaculaire qui, déjà à l'étroit dans les frontières de l'immense empire russe, organise à Paris la provocation antisémite des Protocoles des Sages de Sion) répond précisément à l'édification d'une telle façade « libérale » en Russie, entre l'abolition du servage et la formation de la première Douma. Enfin Staline, lui-même peut-être ancien indicateur de l'Okhrana, promulguera sa « Constitution la plus démocratique du monde » au moment même où il achèvera de soumettre la totalité de la société russe au pouvoir absolu de sa police.

[3]. Dans cet arsenal législatif mis en place avec la première guerre mondiale est déjà à l'œuvre la logique qui préside aux législations « antiterroristes » instituées à partir du 11 septembre 2001 : l'espion ou le terroriste, qui sont l'image de l'ennemi intérieur commun, sont à la base de la pratique judiciaire de l'amalgame qui, depuis les tribunaux révolutionnaires de la Terreur jusqu'au procès des pseudo-membres du « 17-Novembre » à Athènes en 2003, donne une apparence de légalité à toutes les chasses aux sorcières. Il faut noter toutefois une différence essentielle : l'actualité n'est plus aujourd'hui dominée par une guerre mondiale déclarée, mais par le film d'une guerre mondiale secrète.

[4]. Il peut donc être légitime de comparer, comme l'ont fait tant de douteux commentateurs, les attentats du 11 septembre 2001 avec la destruction, en décembre 1941, de la flotte du Pacifique basée à Pearl Harbor, mais en ceci seulement que ces deux attaques ne sont pas des attaques surprise.

[5]. Tout en étant encore en 1996 un des instruments de l'ISI, qui installait ses talibans au pouvoir à Kaboul avec la bénédiction du « Grand Satan »....

[6]. Il faut certainement compter le refus d'abandonner cette lucrative activité au nombre des raisons qui décident les dirigeants américains, en 2001, à sacrifier le régime taliban, qui entre autres torts, avait entrepris d'éradiquer la culture du pavot en Afghanistan : depuis l'occupation américaine, la production a retrouvé ses meilleurs niveaux.

[7]. Il n'est nullement besoin de supposer l'emploi - comme l'ont fait les plus vulgaires des « complotistes », Thierry Meyssan ou Michel Bounan par exemple - du système « Global Hawk », qui permet de prendre à distance le contrôle d'un avion, pour expliquer les prétendues « prouesses » des pilotes kamikazes : pourquoi une console de jeux et un bon programme de simulation, puis une rapide formation pratique, ne feraient-ils pas tout simplement l'affaire ?

[8]. Nous savons que ce fait établi excite d'étranges passions polémiques dans les milieux contestataires français et italiens. Depuis que sont parues les déductions pionnières des anciens situationnistes Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, en 1979, on y entend répéter sur tous les tons, au nom de la « complexité » de l'histoire - notamment par les mêmes individus qui soutenaient alors les dégoûtants raisonnements faurissoniens -, qu'admettre la manipulation des Brigades Rouges par les services spéciaux relève d'une paranoïa « complotiste ». On a déjà vu à qui profite le brouillard créé par ces débats confusionnistes. (On consultera avec intérêt, sur cette question, la publication de Jean-François Martos : Correspondance avec Guy Debord ; mais ce document paru à Paris en 1998, a été rapidement censuré après un scandaleux procès en « contre-façon » !).

[9]. Le malheureux président de la République italienne, Carlo Azeglio Ciampi, qui sait à quoi s'en tenir, posait alors la seule question qui vaille à ce moment : « Qui sait quels horribles massacres on prépare encore dans l'ombre ? »

[10]. Qui a pour tort principal d'être « un casse-couilles », selon le mot du ministre de l'intérieur Claudio Scajola, se justifiant de lui avoir supprimé peu auparavant la protection policière dont il bénéficiait.

[11]. Ainsi l'ex-lieutenant des troupes spéciales de l'armée Habib Souaïdia, auteur de La Sale Guerre (Paris, 2001, éditions de La Découverte) ; l'ex-colonel Mohammed Samraoui, chef de service au Département du renseignement et de la sécurité, auteur d'une Chronique des années de sang (Paris, 2003, éditions Denoël) ; ou bien encore l'ex-adjudant Abdelkader Tigha, chef d'une brigade « antiterroriste » du DRS.De nombreux témoignages sont publiés en ligne par les dissidents du Mouvement algérien des officiers libres et par l'organisation indépendante des défense des droits de l'homme Algeria-Watch).

[12]. Lire à ce sujet la courageuse tentative de synthèse de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d'États (Paris, 2004, éditions de La Découverte).

[13]. Il est bien entendu que nous utilisons l'expression « terrorisme d'État » au sens restreint, qui n'a évidemment rien à voir avec le sens général confusionniste que lui donnent, à la suite de Chomsky, tous les curés de la planète.

[14]. « Comment expliquer la contradiction entre la proximité et la passivité de l'armée lors de ces carnages barbares ? Cette « proximité-passivité » est-elle accidentelle, contingente ? Non ! Selon les témoignages à notre disposition, ces massacres ont une structure commune et cette « proximité-passivité » des forces armées du régime y est répétitive, systématique. Dans la tactique de guerre contre-insurrectionnelle, cette proximité-passivité se nomme coordination opérationnelle, cela s'appelle la « zone gelée ». C'est cette même coordination opérationnelle qui a été observée dans les massacres de villageois par les juntes militaires d'Amérique Latine, au Salvador et au Guatemala, par exemple, et en Rhodésie, dans les années soixante-dix ». (Interview de J. Smith, « GIA is a counter-guerilla force », Africa Human Rights Newsletter, 9 septembre 1997, citée par François Gèze et Salima Mellah dans leur très instructive postface au terrible témoignage de Nesroulah Yous, Qui a tué à Bentalha ?, chronique d'un massacre annoncé, Paris, 2000, éditions La Découverte).

[15]. Parmi eux, Alexandre Giotopoulos, condamné sans preuve, pour « responsabilité morale » (!), à vingt et une fois la perpétuité plus vingt-cinq ans de prison.









Chapitre 4
Avant-propos
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